Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 44

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F. Roy (p. 231-236).
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XLIV

RETOUR À VALDIVIA


La nuit était venue. Penché au chevet de son ami, toujours plongé dans cette espèce de sommeil léthargique qui suit ordinairement les grandes pertes de sang, Valentin épiait avec une tendresse inquiète les nuages qui parfois obscurcissaient le visage pâle de son ami.

— Oh ! dit-il à demi-voix, en serrant les poings avec colère, tes assassins, quels qu’ils soient, frère, payeront cher leur crime !

Le rideau de la tente se souleva, une main se posa sur l’épaule du jeune homme.

Il se retourna.

Trangoil Lanec était devant lui.

Le visage de l’Ulmen était sombre comme la nuit.

Il semblait en proie à une vive émotion.

— Qu’avez-vous, chef ? lui demanda Valentin effrayé de l’état dans lequel il le voyait, que se passe-t-il, au nom du ciel ! Est-ce donc un nouveau malheur que vous venez m’annoncer ?

— Le malheur veille incessamment auprès de l’homme, répondit sentencieusement le chef, il doit être prêt à le recevoir à toute heure, comme un hôte attendu.

— Parlez, répondit le jeune homme d’une voix ferme, quoi qu’il arrive, je ne faiblirai pas,.

— Bon, mon frère est fort, c’est un grand guerrier, il ne se laissera pas abattre : que mon frère se hâte, il faut partir.

— Partir ! s’écria Valentin avec un tressaillement nerveux, et mon ami ?

— Notre frère Luis nous accompagnera.

— Est-il donc possible de le transporter ?

— Il le faut, dit péremptoirement l’Indien, la hache de guerre est déterrée contre les visages pâles, les chefs aucas ont bu l’eau de feu, le génie du mal est maître de leur cœur, il faut partir avant qu’ils songent à nous ; dans une heure, il serait trop tard.

— Partons donc, répondit tristement le jeune homme, convaincu que Trangoil Lanec en savait plus qu’il ne voulait en dire, et qu’un grand danger les menaçait en effet, puisque le chef qui était un homme d’un courage à toute épreuve avait perdu ce masque d’impassibilité qui n’abandonne jamais les Indiens.

Les préparatifs du départ furent faits en toute hâte et bientôt terminés.

Le hamac dans lequel Louis reposait fut solidement attaché à deux longues traverses en bois et attelé à deux mules, sans que le blessé se réveillât.

La petite troupe se mit en route, en usant des plus grandes précautions.

Ils marchèrent ainsi pendant plus d’une heure, sans échanger une parole ; les feux de campement des Indiens s’effacèrent peu à peu dans l’éloignement, et ils étaient hors de danger, du moins provisoirement.

Valentin s’approcha de Trangoil Lanec qui marchait en tête du convoi.

— Où allons-nous ? lui demanda-t-il.

— À Valdivia, répondit le chef, c’est là seulement que don Luis pourra se rétablir en sûreté.

— Vous avez raison, dit Valentin ; mais nous, resterons-nous donc inactifs ?

— Je ferai ce que voudra mon frère le visage pâle, ne suis-je pas son penni ? où il ira, j’irai, sa volonté sera la mienne.

— Merci, chef, répondit le Français avec émotion, vous êtes un brave et digne cœur.

— Mon frère m’a sauvé la vie, fit l’Ulmen avec simplicité, cette vie n’est plus à moi, elle lui appartient.

Soit que les chefs araucans ne se fussent pas aperçu du départ des étrangers, soit, ce qui est plus probable, qu’ils eussent dédaigné de les poursuivre, la petite troupe ne fut pas inquiétée dans sa fuite, car quel autre nom pouvait-on donner à cette marche dans le désert au milieu de la nuit ?


Cette troupe de cavaliers glissa dans les ténèbres comme une légion de lugubres fantômes.

Ils avançaient doucement, retardés par le blessé qui n’aurait pu, dans l’état de faiblesse et de prostration où il se trouvait, supporter les secousses d’une course rapide.

Vers trois heures du matin, quelques lueurs fugitives et incertaines, qui tremblotaient à l’horizon et perçaient avec peine le brouillard qui, à cette heure de la nuit, enveloppe la terre comme un froid linceul, annoncèrent à la caravane qu’elle approchait de la ville et que bientôt elle y serait rendue.

Au bout de trois quarts d’heure ils atteignirent les huertas — jardins — qui enveloppent Valdivia comme un immense bouquet de fleurs du sein duquel elle paraît jaillir.

La caravane fit halte quelques instants, afin de laisser respirer les chevaux et les mules avant d’entrer dans la ville.

Désormais on n’avait plus rien à redouter.

— Mon frère connaît-il cette ville ? demanda Trangoil Lanec à Valentin.

— Pourquoi cette question ? répliqua celui-ci.

— Pour une raison bien simple, reprit le chef ; dans le désert je puis, de nuit et de jour, servir de guide à mon frère, mais ici, dans cette tolderia des blancs, mes yeux se ferment, je suis aveugle, mon frère nous conduira.

— Diable ! fit Valentin déconcerté, dans ce sens-là, je suis au moins aussi aveugle que vous, chef ; c’est hier pour la première fois que je suis entré dans cette ville et, ajouta-t-il en souriant, les balles sifflaient dans l’air d’une si rude façon que je n’ai guère pris le temps de me renseigner et de demander mon chemin.

— Que cela ne vous inquiète pas, Seigneurie, dit un des peones qui avait entendu les quelques mots échangés par les deux hommes, dites-moi seulement où vous voulez aller, je me charge de vous y conduire.

— Hum ! répondit Valentin, où je veux aller ? je ne sais trop, tous les endroits me sont bons pourvu que mon ami s’y trouve en sûreté.

— Pardon, Seigneurie, reprit l’arriero, si j’osais…

— Osez ! osez ! mon ami, votre idée est probablement excellente, pour moi j’avoue en ce moment que j’ai l’esprit vide comme un tambour.

— Pourquoi Votre Seigneurie n’irait-elle pas chez don Tadeo de Leon, mon maître ?

— Pardieu ! fit Valentin avec mauvaise humeur, je vous trouve charmant, ma parole d’honneur ; je ne vais pas chez don Tadeo de Leon par la raison toute simple que je ne sais pas comment le trouver, voilà tout.

— Je le sais, moi, Seigneurie, don Tadeo doit être au cabildo.

— C’est pardieu vrai, je n’y avais pas songé ; mais par où passer pour aller au cabildo ?

— Je vais vous y conduire, Seigneurie.

— Bien répondu, ce garçon est rempli d’intelligence : quand partons-nous, mon ami ?

— Quand il plaira à Votre Seigneurie.

— De suite ! de suite !

— En route, alors, répondit l’arriero : Eal arrea mula ! cria-t-il à ses bêtes, et la caravane reprit sa marche.

Quelques minutes plus tard elle débouchait sur la place Mayor, juste en face du cabildo.

La ville était morne et silencieuse ; çà et là, dernières traces de la lutte acharnée qui l’avait ensanglantée pendant le jour, des amas de meubles brisés ou de larges tranchées ouvertes dans le sol témoignaient des ravages causés par l’insurrection.

Un factionnaire se promenait à pas lents devant le cabildo ; à la vue de la caravane qui s’avançait vers lui, il s’arrêta en armant son fusil :

— Qui vive ? cria-t-il d’une voix rude.

La patria ! répondit Valentin.

— Passez au large ! dit le factionnaire.

— Hum ! murmura le jeune homme, il paraît qu’il n’est pas aussi facile d’entrer que je le croyais ; c’est égal, ajouta-t-il, essayons toujours. Mon ami, fit-il d’une voix insinuante à la sentinelle qui se tenait impassible devant lui, nous avons affaire au palais.

— Avez-vous le mot d’ordre ? demanda le soldat.

— Ma foi non ! répondit franchement Valentin.

— Alors vous n’entrerez pas.

— J’ai cependant bien besoin d’y entrer.

— C’est possible, mais comme vous n’avez pas le mot d’ordre, je vous conseille de passer votre chemin, car je vous jure que quand même vous seriez le diable en personne, je ne vous livrerais pas passage.

— Mon ami, répondit le Parisien d’un ton narquois, ce que vous dites là n’est pas logique ; si j’étais le diable je n’aurais pas besoin du mot d’ordre, et j’entrerais malgré vous.

— Prenez garde, Seigneurie, murmura l’arriero, ce soldat est capable de tirer sur vous.

— Pardieu ! j’y compte bien, dit Valentin en riant.

Le peon le regarda tout ébahi, il le crut fou.

Le factionnaire, ennuyé de cette longue conversation, croyant comprendre qu’il avait maille à partir avec de mauvais plaisants, épaula son fusil en criant d’une vois irritée :

— Pour la dernière fois, retirez-vous ou je fais feu.

— Je veux entrer, répondit résolument Valentin.

— Aux armes ! cria le soldat, et il lâcha son coup de fusil.

Valentin, qui suivait attentivement les mouvements du soldat, s’était vivement glissé à bas de son cheval, la balle siffla inoffensive à ses oreilles.

Au cri poussé par le factionnaire et au bruit de la détonation, plusieurs soldats armés et suivis d’un officier qui tenait un fanal allumé, s’étaient élancés en tumulte hors du palais.

— Que se passe-t-il donc ? demanda l’officier à voix haute.

— Eh ! s’écria Valentin, à qui cette voix n’était pas inconnue, est-ce vous, don Gregorio ?

— Qui m’appelle ? fit celui-ci, car c’était lui en effet.

— Moi ! don Valentin.

— Comment, c’est vous, cher ami, qui causez tout ce tapage ? reprit don Gregorio en s’approchant, j’ai cru à une attaque.

— Que voulez-vous ? dit en riant le jeune homme, je n’avais pas le mot d’ordre et je tenais à entrer.

— Il n’y a que des Français pour avoir des idées comme celle-là.

— N’est-ce pas qu’elle est originale ?

— Oui, mais vous risquiez d’être tué.

— Bah ! on risque toujours d’être tué, mais on ne l’est pas, dit insoucieusement Valentin. Je vous la recommande dans l’occasion.

— Bien obligé, mais je doute que je m’en serve jamais.

— Vous aurez tort.

— Enfin ! entrez ! entrez !

— Je ne demande pas mieux, d’autant plus qu’il faut absolument que je voie don Tadeo à l’instant.

— Je crois qu’il dort.

— Il se réveillera.

— Est-ce que vous apportez des nouvelles intéressantes ?

— Oui, répondit le jeune homme, devenu triste tout à coup, des nouvelles terribles.

Don Gregorio, frappé de l’accent dont le Français avait prononcé ces paroles, pressentit un malheur et ne l’interrogea pas davantage.

Les arrieros portèrent dans l’intérieur du cabildo le hamac dans lequel Luis dormait toujours.

Par les soins de don Gregorio, le blessé fut placé dans une chambre et couché dans un lit que l’on prépara à la hâte.

— Que s’est-il donc passé, don Luis est blessé ? demanda don Gregorio avec étonnement.

— Oui, répondit Valentin d’une voix sourde, il a reçu deux coups de poignard.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Vous allez l’apprendre, répondit Valentin, mais je vous en prie, conduisez-moi à l’instant auprès de don Tadeo.

— Venez donc, au nom du ciel ! vos réticences me font frémir.

Et, suivi de Valentin et de Trangoil Lanec, don Gregorio s’enfonça à grands pas dans le dédale formé par les nombreux corridors du palais dont il paraissait connaître à fond toutes les dispositions.