Le Grand voyage du pays des Hurons/00/06

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Librairie Tross (p. xiii-xvii).

AU LECTEVR



C est vne verité cogneuë de tous, et des Infideles mesmes (disoit un sage des Garamantes au grand Roy Alexandre) que la perfection des hommes ne consiste point à voir beaucoup, ny à sçauoir beaucoup ; mais en accomplissant le vouloir et bon plaisir de Dieu. Cette pensée a tenu longtemps mon esprit en suspens, sçauoir si ie deuois demeurer dans le silence, ou agreer à tant d’âmes religieuses et seculieres, qui me sollicitoient de mettre au iour, et faire voir au public, le narré du voyage que i’ay fait dans le pays des Hurons ; pource que de moi-mesme ie ne m’y pouuois resoudre. Mais enfin, apres auoir consideré de plus prés le bien qui en pouuoit reüssir à la gloire de Dieu, et au salut du prochain, auec la licence de mes Superieurs i’ay mis la main à la plume, et decrit dans cette Histoire et ce Voyage des Hurons, tout ce qui se peut dire du pays et de ses habitans. La lecture duquel sera d’autant plus agreable à toutes conditions de personnes, que ce liure est parsemé de diuersité de choses : les vnes belles et remarquables en vn peuple Barbare et Sauuage, et les autres brutales et inhumaines à des creatures qui doiuent auoir de la raison, et recognoistre vn Dieu qui les a mis en ce monde, peut iouyr apres d’un Paradis. Quelqu’vn me pourra dire que ie deuois me seruir du style du temps, ou d’vne bonne plume, pour polir et enrichir mes mémoires, et leur donner iour au trauers de toutes les difficultez que les esprits enuieux (auiourd’huy trop frequens) me pourroient obiecter : et en effet, i’en ay eu la pensée, non pour m’attribuer le merite et la science d’autruy ; mais pour contenter les plus curieux et difficiles dans les entretiens du temps. Au contraire, i’ay esté conseillé de suiure plustost la naïfueté et simplicité de mon style ordinaire (lequel agreera tousiours dauantage aux personnes vertueuses et de merite), que de m’amuser à la recherche d’vn discours poli et fardé, qui aurait voilé ma face, et obscurci la candeur et sincerité de mon Histoire, qui ne doit auoir rien de vain ny de superflu.

Ie m’arreste icy tout court, ie demeure icy en silence, et preste mon oreille patiente aux aduertissemens salutaires de quelques zelans, qui me diront que i’ay employé et ma plume et mon temps, dans vn sujet qui ne rauist pas les âmes comme vn autre sainct Paul, iusqu’au troisiesme Ciel. Il est vray, i’avouë mon manquement et mon demerite ; mais ie diray pourtant, et auec verité, que les bonnes âmes y trouueront de quoy s’edifier, et louer Dieu qui nous a fait naistre dans vn pays Chrestien, où son sainct nom est recogneu et adoré, au prix de tant d’Infideles qui viuent et meurent priuez de sa cognoissance et de son Paradis. Les plus curieux aussi, et les moins deuots, qui n’ont autre sentiment que de se diuertir et d’apprendre dans l’Histoire l’humeur, le gouuernement, et les diuerses actions et ceremonies d’vn peuple barbare, y trouueront aussi de quoy se contenter et satisfaire, et peut-estre leur salut, par la reflexion qu’ils feront sur eux-mesmes.

De mesme, ceux qui poussez d’vn sainct mouuement desireront aller dans le pays pour la conuersion des Sauuages, ou pour s’y habituer et viure chrestiennement, y apprendront aussi quels seront les pays où ils auront à demeurer, et les peuples auec lesquels ils auront à traicter, et ce qui leur sera besoin dans le pays, pour s’en munir auant que de se mettre en chemin. Puis nostre Dictionnaire leur apprendra d’abord toutes les choses principales et necessaires qu’ils auront à dire aux Hurons, et aux autres Prouinces et Nations, chez lesquels cette langue est en vsage, comme aux Petuneux, à la Nation Neutre, à la Prouince de Feu, à celle des Puants, à la Nation des Bois, à celle de la Mine de Cuyvre, aux Yroquois, à la Prouince des Cheueux-Releuez, et à plusieurs autres. Puis en celle des Sorciers, de ceux de l’Isle, de la petite Nation et des Algoumequins, qui la sçauent en partie, pour la necessité qu’ils en ont lorsqu’ils voyagent, ou qu’ils ont à traicter auec quelques personnes de nos Prouinces Huronnes et Sedentaires.

Ie responds à vostre pensée, que le Christianisme est bien peu aduancé dans le pays, nonobstant nos trauaux, le soin et la diligence que les Recollets y ont apportés, bien loin des dix millions d’âmes que nos Religieux ont baptizé à succession de temps dans les Indes Orientales et Occidentales, depuis que le bien-heureux Frère Martin de Valence, et ses compagnons Recollets y eurent mis le pied, et fait les premiers la planche à tous nos autres Frères, qui y ont à present un grand nombre de Prouinces, remplies de Couuents, et en suite à tous les Religieux des autres Ordres, qui y ont esté depuis.

C’est nostre regret et nostre desplaisir de n’y auoir pas esté secondez, et que les choses n’y ont pas si heureusement aduancé, comme nos esperances nous promettoient, foiblement fondées sur des Colonies de bons et vertueux François qu’on y deuoit establir, sans lesquelles on n’y aduancera iamais gueres la gloire de Dieu et le Christianisme n’y sera iamais bien fondé. C’est mon sentiment et celuy de tous les gens de bien non seulement ; mais de tous ceux qui se gouuernent tant soit peu auec la lumiere de la raison.

Excuse, si le peu de temps que i’ay eu de composer et dresser mes Mémoires et mon Dictionnaire (apres la resolution prise de les mettre en lumiere) y a fait escouler quelques legeres fautes ou redites : car y trauaillant auec vn esprit preoccupé de plusieurs autres charges et commissions, il ne me souuenoit pas souvent en vn temps, ce que i’auois composé et escrit en vn autre. Ce sont fautes qui portent le pardon qu’elles esperent de vostre charité, de laquelle i’implore aussi les prieres, à ce que Dieu m’exempte icy du peché, et me donne son Paradis en l’autre.