Le Grand voyage du pays des Hurons/01/06

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Librairie Tross (p. 78-84).
113|| Du pays des Hurons, et de leurs villes, villages et cabanes.

Chapitre VI.


M ais, pour parler en general du pays des Hurons, de sa situation, des mœurs de ses habitants, et de leurs principales ceremonies et façons de faire, disons premierement, qu’il est situé sous la hauteur de quarante-quatre degrez et demy de latitude, et deux cens trente lieues de longitude à l’Occident, et dix de latitude ; pays fort deserté, beau et agreable, et trauersé de ruisseaux qui se desgorgent dedans le grand lac. On n’y voit point vne face hydeuse de grands rochers et montagnes steriles, comme on voit en beaucoup d’autres endroicts és contrées Canadiennes et Algoumequines.

Le pays est plein de belles collines, campagnes, et de tres-belles et grandes prairies, qui portent quantité de bon foin, ||114 qui ne sert qu’à y mettre le feu par plaisir, quand il est sec : et en plusieurs endroicts il y a quantité de froment sauuage, qui a l’espic comme seigle, et le grain comme de l’auoine : i’y fust trompé, pensant au commencement que i’en vis, que ce fussent champs qui eussent esté ensemencez de bon grain : ie fus de mesme trompé aux pois sauuages, où il y en a en diuers endroicts aussi espais, comme s’ils y auoient esté semez et cultiuez : et pour monstrer la bonté de la terre, vn Sauuage de Toënchen ayant planté vn peu de pois qu’il auoit apportez de la traicte, rendirent leurs fruicts deux fois plus gros qu’à l’ordinaire, dequoy ie m’estonnay, n’en ayant point veu de si gros, ny en France, ny en Canada.

Il y a de belles forests, peuplées de gros Chesnes, Fouteaux, Herables, Cedres, Sapins, Ifs et autres sortes de bois beaucoup plus beaux, sans comparaison, qu’aux autres prouinces de Canada que nous ayons veues : aussi le pays est-il plus chaud et plus beau, et plus grasses et meilleures sont les terres, que plus on aduance tirant au Sud : car du costé du Nord les terres y sont plus pierreuses et sablonneuses, ainsi ||115 que ie vis allant sur la mer douce, pour la pesche du grand poisson.

Il y a plusieurs contrées ou prouinces au pays de nos Hurons qui portent diuers noms, aussi bien que les diuerses prouinces de France : car celle où commandoit le grand Capitaine Atironta, s’appelle Enarhonon, celle d’Entauaque s’appelle Atigagnongueha, et la Nation des Ours, qui est celle où nous demeurions, sous le grand Capitaine Auoindaon, s’appelle Atingyahointan, et en cette estendue de pays, il y a enuiron vingt-cinq tant villes que villages, dont une partie ne sont point clos ny fermez, et les autres sont fortifiez de fortes palissades de bois à triple rang, entrelassez les vns dans les autres, et redoublez par dedans de grandes et grosses escorces, à la hauteur de huict à neuf pieds, et par dessous il y a de grands arbres posez de leur long, sur des fortes et courtes fourchettes des troncs des arbres : puis au dessus de ces palissades il y a des galeries ou guerites, qu’ils appellent Ondaqua, qu’ils garnissent de pierres en temps de guerre, pour ruer sur l’ennemy, et d’eau pour esteindre le feu qu’on pourrait appliquer contre leurs palissades ; nos Hurons ||116 y montent par vne eschelle assez mal façonnée et difficile, et deffendent leurs rempars auec beaucoup de courage et d’industrie.

Ces vingt-cinq villes et villages peuuent estre peuplez de deux ou trois mille hommes de guerre, au plus, sans y comprendre le commun, qui peut faire en nombre enuiron trente ou quarante mille âmes en tout. La principale ville auoit autre fois deux cens grandes Cabanes, pleines chacune de quantité de mesnages ; mais, depuis peu, à raison que les bois leur manquoient, et que les terres commençoient à s’amaigrir, elle est diminuée de grandeur, séparée en deux, et bastie en vn autre lieu plus commode.

Leurs villes frontieres et plus proches des ennemis, sont tousiours les mieux fortifiées, tant en leurs enceintes et murailles, hautes de deux lances ou enuiron, et les portes et entrées qui ferment à barres, par lesquelles on est contrainct de passer de costé, et non de plein saut, qu’en l’assiette des lieux qu’ils sçauent assez bien choisir, et aduiser que ce soit ioignant quelque bon ruisseau, en lieu vn peu esleué, et enuironné d’vn fossé naturel, s’il se ||117 peut, et que l’enceinte et les murailles soient basties en rond, et la ville bien ramassée, laissans neantmoins vne grande espace vuide entre les Cabanes et les murailles, pour pouuoir mieux combattre et se deffendre contre les ennemis qui les attaqueraient sans laisser de faire des sorties aux occasions.

Il y a de certaines contrées où ils changent leurs villes et villages, de dix, quinze ou trente ans, plus ou moins, et le font seulement lorsqu’ils se trouuent trop esloignez des bois ; qu’il faut qu’ils portent sur leur dos, attaché et lié auec vn collier, qui prend et tient sur le front ; mais en hyuer ils ont accoustumé de faire de certaines traisnées qu’ils appellent Arocha, faictes de longues planchettes de bois de Cedre blanc, sur lesquelles ils mettent leur charge, et ayans des raquettes attachées sous leurs pieds, traisnent leur fardeau par-dessus les neiges, sans aucune difficulté, ils changent leur ville ou village, lors que par succession de temps les terres sont tellement fatiguées, qu’elles ne peuuent plus porter leur bled avec la perfection ordinaire, faute de fumier, et pour ne sçauoir cultiuer la terre, ny semer dans ||118 d’autres lieux, que dans les trous ordinaires.

Leurs Cabanes, qu’ils appellent Ganonchia, sont faictes, comme i’ay dict, en façon de tonnelles ou berceaux de jardins, couuertes d’escorces d’arbres, de la longueur de 25. à 30. toises, plus ou moins (car elles ne sont pas toutes egales en longueur), et six de large, laissans par le milieu vne allée de 10. à 12. pieds de large, qui va d’vn bout à l’autre ; aux deux costez il y a vne manière d’establie de la hauteur de quatre ou cinq pieds ; qui prend d’vn bout de la Cabane à l’autre, où ils couchent en esté, pour euiter l’importunité des puces, dont ils ont grande quantité, tant à cause de leurs chiens qui leur en fournissent à bon escient, que pour l’eau que les enfants y font, et en hyuer ils couchent en bas sur des nattes proches du feu, pour estre plus chaudement, et sont arrangez les vns proches des autres, les enfans au lieu plus chaud et eminent, pour l’ordinaire, et les pere et mere apres, et n’y a point d’entre-deux ou de separation, ny de pied, ny de cheuet, non plus en haut qu’en bas, et ne font autre chose pour dormir, que de se coucher en la mesme place où ils sont ||119 assis, et s’affubler la teste auec leur robe, sans autre couuerture ny lict.

Ils emplissent de bois sec, pour brusler en hyuer, tout le dessous de ces establies, qu’ils appellent Garihagueu et Eindichaguet : mais pour les gros troncs ou tisons appellez Aneincuny, qui seruent à entretenir le feu, esleuez vn peu en haut par vn des bouts, ils en font des piles deuant leurs Cabanes, ou les serrent au dedans des porches, qu’ils appellent Aque. Toutes les femmes s’aydent à faire cette prouision de bois, qui se fait dès le mois de Mars, et d’Auril, et auec cet ordre en peu de iours chaque mesnage est fourny de ce qui luy est nécessaire.

Ils ne se seruent que de tres-bon bois, aymant mieux l’aller chercher bien loin, que d’en prendre de vert, ou qui fasse fumée ; c’est pourquoy ils entretiennent tousiours vn feu clair auec peu de bois : que s’ils ne rencontrent point d’arbres bien secs, ils en abattent de ceux qui ont les branches seiches, lesquelles ils mettent par esclats, et couppent d’vne égale longueur, comme les cotrays de Paris. Ils ne se seruent point du fagotage, non plus que du tronc des plus gros arbres ||120 qu’ils abattent ; car ils les laissent là pourrir sur la terre, pource qu’ils n’ont point de scie pour les scier, ny l’industrie de les mettre en pieces qu’ils ne soient secs et pourris. Pour nous qui n’y prenions pas garde de si prés, nous nous contentions de celuy qui estoit plus proche de nostre Cabane, pour n’employer tout nostre temps à cette occupation.

En vne Cabane il y a plusieurs feux, et à chaque feu il y a deux mesnages, l’vn d’vn costé, l’autre de l’autre, et telle Cabane aura iusqu’à huict, dix ou douze feux, qui font 24. mesnages, et les autres moins, selon qu’elles sont longues ou petites, et où il fume à bon escient, qui faict que plusieurs en reçoiuent de tres-grandes incommoditez aux yeux, n’y ayant fenestre ny ouuerture, que celle qui est au dessus de leur Cabane, par où la fumée sort. Aux deux bouts il y a à chacun vn porche, et ces porches leur seruent principalement à mettre leurs grandes cuues ou tonnes d’escorce, dans quoy ils serrent leur bled d’Inde, apres qu’il est bien sec et esgrené. Au milieu de leur logement il y a deux grosses perches suspendues qu’ils appellent Ouaronta, où ils pen-121||dent leur cramaliere, et mettent leurs habits, viures et autres choses, depeur des souris, et pour tenir les choses seichement : Mais pour le poisson duquel ils font prouision pour leur hiuer, apres qu’il est boucané, ils le serrent en des tonneaux d’escorce, qu’ils appellent Acha, excepté Leinchataon, qui est vn poisson qu’ils n’esuentrent point, et lequel ils pendent au haut de leur Cabane auec des cordelettes, pource qu’enfermé en quelque tonneau il sentiroit trop mauuais, et se pourriroit incontinent.

Crainte du feu, auquel ils sont assez suiets, ils serrent souuent en des tonneaux ce qu’ils ont de plus précieux, et les enterrent en des fosses profondes qu’ils font dans leurs Cabanes, puis les couurent de la mesme terre, et cela les conserue non seulement du feu, mais aussi de la main des larrons, pour n’auoir autre coffre ny armoire en tout leur mesnage, que ces petits tonneaux. Il est vray qu’ils se font peu souuent du tort les vns aux autres ; mais encore s’y en trouue-t-il par-fois de meschans, qui leur font du desplaisir quand ils ne pensent estre descouuerts, et que ce soit principalement quelque chose à manger.