Le Grand voyage du pays des Hurons/02/03

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Librairie Tross (p. 222-230).

Des Poissons et bestes aquatiques.

Chapitre III.


D iev, qui a peuplé la terre de diuerses especes d’Animaux, tant pour le seruice de l’homme, que pour la decoration et embellissement de cet Vniuers, a aussi peuplé la mer et les riuieres d’autant ou plus de diuersité de poissons, qui tous subsistent dans leurs propres especes ; bien que tous les iours l’homme en tire vne partie de sa nourriture, et les poissons gloutons qui font la guerre aux autres dans le profond des abysmes, en engloutissent et315||mangent à l’infiny ; ce sont les merueilles de Dieu.

On sçait par experience, que les poissons marins se delectent aux eaux douces, aussi bien qu’en la mer, puis que par-fois on en pesche dans nos riuieres. Mais ce qui est admirable en tout poisson, soit marin, ou d’eau douce, est qu’ils cognoissent le temps et les lieux qui leur sont commodes : et ainsi nos pescheurs de Moluës iugerent à trois iours près, le temps qu’elles deuoient arriuer, et ne furent point trompez, et en suite les Maquereaux qui vont en corps d’armée, serrez les vns contre les autres, le petit bout du museau à fleur d’eau, pour descouurir les embusches des pescheurs. Cela est admirable, mais bien plus encore de ce qu’ils viuent et se resiouyssent dans la mer salée, et neantmoins s’y nourrissent d’eau douce, qui y est entre-meslée, que par une maniere admirable ils scauent discerner et succer auec la bouche parmy la salée, comme dit Albert le Grand : voire estans morts, si l’on les cuit auec l’eau salée, ils demeurent neantmoins doux. Mais quant aux poissons qui sont engendrez dans l’eau douce, et qui s’en nourrissent, ils prennent facilement le goust du316||sel, lors qu’ils sont cuits dans l’eau salée. Or de mesme que nos pescheurs ont la cognoissance de la nature de nos poissons, et comme ils sçauent choisir les saisons et le temps pour se porter dans les contrées qui leur sont commodes, aussi nos Sauuages, aydez de la raison et de l’experience, sçauent aussi fort bien choisir le temps de la pesche, quel poisson vient en Automne, ou en Esté, ou en l’vne, ou en l’autre saison.

Pour ce qui est des poissons qui se retrouuent dans les riuieres et lacs au pays de nos Hurons, et particulierement à la mer douce, les principaux sont l’Assihendo, duquel nous auons parlé ailleurs, et des Truites, qu’ils appellent Ahouyocbe, lesquelles sont de desmesurée grandeur pour la pluspart, et n’y en ay veu aucune qui ne soit plus grosse que les plus grandes que nous ayons par-deçà : leur chair est communement rouge, sinon à quelques-vnes qu’elle se voit jaune ou orangée. Les Brochets, appelez Soruissan, qu’ils y peschent aussi, auec les Esturgeons, nommez Hixrahon, estonnent les personnes, tant il s’y en voit de merueilleusement grands.

Quelques sepmaines après la pesche des317||grands poissons, ils vont à celle de l’Einchataon, qui est vn poisson quelque peu approchant aux Barbeaux de par-deçà, longs d’enuiron vn pied et demy, ou peu moins : ce poisson leur sert pour donner goust à leur Sagamité pendant l’hyuer, c’est pourquoi ils en font grand estat, aussi bien que du grand poisson, et afin qu’il fasse mieux sentir leur potage, ils ne l’esuentrent point, et le conseruent pendu par monceaux aux perches de leurs Cabanes ; mais ie vous asseure qu’au temps de Caresme, et quand il commence à faire chaud, qu’il put et sent si furieusement mauuais, que cela nous faisoit bondir le cœur, et à eux ce leur estoit musc et ciuette.

En autre saison ils y peschent à la ceine vne certaine espece de poisson, qui semble estre de nos Harengs, mais des plus petits, lesquels ils mangent fraiz et boucanez. Et comme ils sont tres-sçauans, aussi bien que nos pescheurs de Moluës, à cognoistre vn ou deux iours pres, le temps que viennent les poissons de chacune espece, ils ne manquent point quand il faut d’aller au petit poisson, qu’ils appellent Auhaitsiq, et en peschent vne infinité auec leur ceine, et cette pesche du petit poisson318||se faict en commun, puis le partagent par grandes escuellées, duquel nous auions nostre part, comme bourgeois et habitans du lieu. Ils peschent et prennent aussi de plusieurs autres especes de poissons, mais comme ils nous sont incogneus et qu’il ne s’en trouue point de pareils en nos riuieres, ie n’en fais point aussi de mention.

Estant arriué au lieu nommé par les Hurons Onthrandéen, et par nous le Cap de Victoire ou de Massacre, au temps de la traite où diuerses Nations de Sauuages s’estoient assemblez, ie vis en la Cabane d’vn Montagnais vn certain poisson qu’ils appellent Chaousarou, gros comme vn grand Brochet, il n’estoit qu’vn des petits ; car il s’en voit de beaucoup plus grands. Il auoit vn fort long bec, comme celuy d’vne Becasse, et auoit deux rangs de dents fort aiguës et dangereuses, d’abord ne voyant que ce long bec qui passoit au travers vne fente de la Cabane en dehors, ie croyois que ce fust de quelque oyseau rare, ce qui me donna la curiosité de le voir de plus pres, mais ie trouuay que c’estoit d’vn poisson qui auoit toute la forme du corps tirant au Brochet, mais armé319||de tres-fortes et dures escailles, de couleur gris argenté. Il faict la guerre à tous les autres poissons qui sont dans les lacs et riuieres. Les Sauuages font grand estat de la teste, et se saignent auec les dents de ce poisson à l’endroit de la douleur, qui se passe soudainement, à ce qu’ils disent.

Les Castors de Canada, appeliez par les Montagnais Amiscou, et par nos Hurons Tsoutayé, ont esté la cause principale que plusieurs Marchands de France ont trauersé ce grand Occean pour s’enrichir de leurs despoüilles, et se reuestir de leurs superfluitez, ils en apportent en telle quantité toutes les années, que ie ne sçay comme on n’en voit la fin.

Le Castor est vn animal, à peu pres, de la grosseur d’vn Mouton tondu, ou vn peu moins, la couleur de son poil est chastaignée, et y en a peu de bien noirs. Il a les pieds courts, ceux de deuant faicts à ongles, et ceux de derriere en nageoires, comme les Oyes, la queue est comme escaillée, de la forme presque d’vne Sole, toutesfois l’escaille ne se leue point. Quant à la teste, elle est courte, et presque ronde, ayant au deuant quatre grandes dents trenchantes, l’vne aupres de l’autre, deux en320||haut, et deux en bas. De ces dents il coupe des petits arbres, et des perches en plusieurs pieces, dont il bastit sa maison, et même par succession de temps il en coupe par-fois de bien gros, quand il s’y en trouue qui l’empeschent de dresser son petit bastiment, lequel est faict de sorte (chose admirable) qu’il n’y entre nul vent, d’autant que tout est ouuert ou fermé, sinon vn trou qui conduit dessous l’eau, et par là se va pourmener où il veut ; puis vne autre sortie en vne autre part, hors la riuiere ou le lac où il va à terre et trompe le chasseur. Et en cela, comme en toute autre chose, se voit apertement reluire la diuine prouidence, qui donne iusqu’aux moindres animaux de la terre l’instinct naturel et moyen de leur conseruation.

Or, ces animaux voulant bastir leurs petites cauernes, ils s’assemblent par troupes dans les forests sombres et espaisses : s’estant assemblez ils s’en vont couper des rameaux d’arbres à belles dents, qui leur seruent à cet effet de coignée, et les traisnent iusqu’au lieu où ils bastissent, et continuent de le faire, iusqu’à ce qu’ils en ont assez pour acheuer leur ouurage. Quel-321||ques-vns tiennent que ces petits animaux ont vne inuention admirable à charier le bois, et disent qu’ils choisissent celuy de leur troupe qui est le plus faineant ou accablé de vieillesse, et le faisant coucher sur son dos vous disposent fort bien des rameaux entre ses jambes, puis le traisnent comme vn chariot iusqu’au lieu destiné, et continuent le mesme exercice tant qu’il y en ait à suffisance, l’ay veu quelques-vnes de ces Cabanes sur le bord de la grand’ riuiere, au pays des Algoumequins ; mais elles me sembloient admirables, et telles que la main de l’homme n’y pourroit rien adiouster : le dessus sembloit vn couuercle à lexiue, et le dedans estoit departy en deux ou trois estages, au plus haut desquels les Castors se tiennent ordinairement, entant qu’ils craignent l’inondation et la pluye.

La chasse du Castor se faict ordinairement en hyuer, pour ce principalement qu’il se tient dans sa Cabane, et que son poil tient en cette saison là, et vaut fort peu en esté. Les Sauuages voulans donc prendre le Castor, ils occupent premierement tous les passages par où il se peut eschaper, puis percent la glace du lac gelé, à322||l’endroict de sa Cabane, puis l’vn d’eux met le bras dans le trou, attendant sa venuë, tandis qu’vn autre va par-dessus cette glace frappant avec vn baston sur icelle, pour l’estonner et faire retourner à son giste ; lors il faut estre habile à le prendre au collet ; car si on le happe par quelque endroict où il puisse mordre, il fera vne mauuaîse blesseure. Ils le prennent aussi en esté, en tendant des filets auec des pieux fichez dans l’eau, dans lesquels, sortans de leurs Cabanes, ils sont pris et tuez, puis mangez fraiz ou boucanez, à la volonté des Sauuages. La chair ou poisson, comme on voudra l’appeller, m’en sembloit tres-bonne, particulierement la queue, de laquelle les Sauuages font estat comme d’vn manger tres-excellent, comme de faict elle l’est, et les pattes aussi. Pour la peau ils la passent assez bien, comme toutes autres, qu’ils traitent par apres aux François, ou s’en seruent à se couurir ; et des quatre grandes dents ils en polissent leurs escuelles, qu’ils font auec des nœuds de bois.

Ils ont aussi des Rats musquez, appelez Ondathra, desquels ils mangent la chair, et conseruent les peaux et roignons mus-323||quez : ils ont le poil court et doux comme vne taupe, et les yeux fort petits, ils mangent auec leurs deux pattes de deuant, debout comme Escureux, ils paissent l’herbe sur terre, et le blanc des joncs au fond des lacs et riuieres. Il y a plaisir à les voir manger et faire leurs petits tours pendant qu’ils sont ieunes : car quand ils sont à leur entiere et parfaicte grandeur, qui approche à celle d’vn grand Lapin, ils ont une longue queue comme le Singe, qui ne les rend point agreables. I’en auois un tres-joly, de la grandeur des nostres, que i’apportoie de la petite Nation en Canada, ie le nourrissois du blanc des joncs, et d’vne certaine herbe ressemblant au chien-dent, que ie cueillois sur les chemins, et faisois de ce petit animal tout ce que ie voulois, sans qu’il me mordist aucunement, aussi n’y sont-ils pas suiets ; mais il estoit si coquin qu’il vouloit tousjours coucher la nuict dans l’vne des manches de mon habit, et cela fut la cause de sa mort : car ayant vn iour cabane dans vne Sapinière, et porté la nuict loin de moy ce petit animal, pour la crainte que i’auois de l’estouffer, car nous estions couchez sur vn costeau fort penchant, où à peine nous324||pouuions nous tenir, (le mauvais temps nous ayant contraincts de cabaner en si fascheux lieu), cette bestiole, apres auoir mangé ce que ie lui avois donné, me vint retrouuer à mon premier sommeil, et ne pouvant trouuer mes manches il se mit dans les replis de mon habit, où ie le trouuay mort le lendemain matin, et seruit pour le commencement du desieuner de nostre Aigle.

En plusieurs riuieres et lacs, il y a grande quantité de Tortues, qu’ils appellent Angyahouiche, ils en mangent la chair après qu’elles ont esté cuittes viues, les pattes contre-mont, sous la cendre chaude, ou bouillies en eauë. Elles sortent ordinairement de l’eau quand il faict soleil, et se tiennent arrangées sur quelque longue piece de bois tombée, mais à mesme temps qu’on pense s’en approcher, elles sautent et s’eslancent dans l’eau comme grenouilles : ie pensois au commencement m’en approcher de pres, mais ie trouuay bien que ie n’estois pas assez habile, et ne sçauois l’inuention.

Ils ont de fort grandes Couleuures, et de diverses sortes, qu’ils appellent Tioointsiq, desquelles ils prennent les plus lon-325||gues peaux, et en font des fronteaux de parade qui leur pendent par derrière vne bonne aulne de longueur, et plus, de chacun costé.

Outre les Grenoüilles que nous auons par deçà, qu’ils appellent Kiotoutsiche, ils en ont encore d’vne autre espece, qu’ils appellent Oüraon, quelques-vns les appellent Crapaux, bien qu’ils n’ayent aucun venin ; mais ie ne les tiens point en cette qualité, quoy que ie n’aye veu en tous ces païs des Hurons aucune espece de nos Crapaux, ny oüy dire qu’il y en ait, sinon en Canada. Il est vray qu’vne personne, pour exacte qu’elle soit, ne peut entierement sçauoir ny obseruer tout ce qui est d’vn païs, ny voir et oüyr tout ce qui s’y passe, et c’est la raison pourquoy les Historiens et Voyageurs ne se trouuent pas tousiours d’accord en plusieurs choses.

Ces Oüraons ou grosses Grenouilles sont verdes, et deux ou trois fois grosses comme les communes ; mais elles ont vne voix si grosse et si puissante, qu’on les entend de plus d’vn quart de lieuë loin le soir, en temps serain, sur le bord des lacs et riuieres, et sembleroit (à qui n’en auroit encore point veu) que ce fust d’ani-326||maux vingt fois plus gros : pour moy ie confesse ingenuëment que ie ne sçauois que penser au commencement, entendant de ces grosses voix, et m’imaginois que c’estoit de quelque Dragon, ou bien de quelqu’autre gros animal à nous incogneu. I’ay oüy dire à nos Religieux dans le pays, qu’ils ne feroient aucune difficulté d’en manger, en guise de Grenoüilles : mais pour moy ie doute si ie l’aurois voulu faire, n’estant pas encore bien asseuré de leur netteté.