Le Japon (Humbert)/03

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Aquarium japonais (voy. p. 32). — Dessin de Mesnel. — 1 Le Capucine. — 2 Le Marbre. — 3 Le Superbe. — 4 Le Rubicon. — 5 Le Créole. — 6 Le Frangemine. — 7 Le Mulâtre. — 8 Le Cerise. — 9 Le Doré.


LE JAPON,


PAR M. AIMÉ HUMBERT, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA CONFÉDÉRATION SUISSE[1].


1863-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Les origines du peuple japonais[2].

Plus d’une fois en observant les mœurs des Japonais, je me suis demandé d’où peut venir ce peuple intéressant ; mais je n’ai pas trouvé de réponse satisfaisante pour ma curiosité. Je présume que la philologie comparée sera seule en mesure de résoudre le problème. Elle a un vaste champ devant elle si, pour découvrir les origines du peuple japonais, il lui faut remonter aux Tartares nomades du Touran. Peut-être fera-t-elle bien de fixer plus immédiatement son attention sur les langues des archipels de la Malaisie. Quoi qu’il en soit, je ne doute pas qu’elle n’écarte toute parenté entre les Chinois et les Japonais, dont les deux idiomes me semblent n’avoir aucun rapport.

Poissons de mer du Japon. — Dessin de Mesnel. — 1 Baliste (balistes conspicillum). — 2 Le congre (conger japonica). — 3 Tetradon (tetradon lineatus). 4. Sole zébrée (solea zebrina).

La supposition que l’archipel du Japon aurait été peuplé par une émigration chinoise, se présente, il est vrai, tout d’abord à l’esprit, et j’admettrai pleinement qu’il y ait eu des relations très-anciennes entre la Corée, le nord du Japon, les Kouriles et même le Kamtschatka ; car cette chaîne d’îles qui s’étendent du continent asiatique au continent américain dans les régions septentrionales du grand Océan nous apparaît comme les arches démantelées d’un pont gigantesque, et réveille naturellement l’idée d’un passage qui se serait établi de l’une à l’autre au moyen de la navigation. Mais les îles méridionales du Japon me paraissent plutôt avoir été colonisées par des émigrants venus eux-mêmes du midi.

Les courants maritimes jouent probablement un grand rôle dans l’histoire, encore si mystérieuse, des émigrations. Il s’est accompli par cette voie, le plus souvent involontaire, des voyages dont l’étendue étonne l’imagination. Tous les résidents européens de Yokohama connaissent l’interprète japonais Joseph Hico : il était à la pêche avec d’autres membres de sa famille, lorsqu’un coup de vent désempara leur embarcation et l’entraîna au large. Le grand courant équatorial qui baigne les côtes méridionales et orientales du Japon, et retombe en décrivant une courbe de quelques milliers de lieues sur la Californie, conduisit dans cette dernière direction les malheureux pêcheurs. Ils finirent par rencontrer un vaisseau américain, qui les déposa à San-Francisco.

Entre la Chine et le Japon la navigation est difficile et périlleuse : un contre-courant d’eau froide, issue des glaces du pôle, se déverse du nord au sud par le canal qui sépare ces deux pays ; tandis que les immenses courants d’eau chaude qui provenant de l’Océan indien s’échappent des détroits de Malacca et de la Sonde, coulent dans la direction du sud ouest au nord-est et se jettent, non pas sur les côtes de la Chine, mais, comme je l’ai dit plus haut, sur les côtes méridionales et orientales du Japon et les côtes nord-ouest de l’Amérique.

Les premiers Européens qui aient abordé au Japon, les trois déserteurs portugais, Antony de Moto, Francis Zimoro et Antonio Perota, s’étaient embarqués dans un port de Siam sur une jonque indigène : emportés en pleine mer par une tempête, ils furent entraînés par le courant équatorial jusque sur la côte méridionale de l’île de Kiousion (1542).

Interprètes japonais. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

Le célèbre aventurier portugais Fernan Mendez Pinto et ses deux compagnons, Diego Zeimoto et Christophe Borello, eurent exactement le même sort, en s’éloignant de Macao sur une jonque chinoise. Ils furent jetés sur l’île japonaise de Tanégasima (1543).

En présence de faits pareils, il n’est pas sans intérêt de rappeler qu’il fut un temps ou la grande île de Java avec ses dépendances formait un puissant empire, qui entretenait par sa propre marine des relations commerciales, d’une part jusqu’à Madagascar et en Arabie ; d’autre part, jusqu’en Chine et dans les archipels voisins. C’est de ce côté, et en général sur la Malaisie, que se reporte involontairement ma pensée, toutes les fois qu’il m’arrive de découvrir quelque analogie imprévue entre les mœurs publiques ou les habitudes domestiques des Javanais et celles des Japonais.

Mais je ne puis que jeter en passant cette observation, qui ne saurait encore appartenir qu’au domaine des conjectures.

Si l’on consulte les Japonais eux-mêmes, l’on n’en obtient que des réponses évasives, résultant de leur propre ignorance, ou de la répugnance qu’ils éprouvent à dévoiler aux regards profanes le sanctuaire de leurs traditions nationales. Ce n’est pas que celles-ci nous soient demeurées complétement inconnues. Elles ont fait, au contraire, le sujet de recherches et de travaux déjà considérables : les uns provenant des missionnaires catholiques ; les autres, de médecins au service de la Compagnie des Indes néerlandaises. Les Archives du Nippon, publiées par F. de Siebold, contiennent de remarquables fragments de littérature japonaise, consacrés à la cosmogonie et à l’histoire nationale. Ils sont traduits par le savant Dr Hoffmann de Leyde, et accompagnés de notes explicatives qui semblent ne rien laisser à désirer. Toutefois, des études fragmentaires, quelque consciencieuses qu’elles puissent être, ne sauraient nous donner encore la clef d’une civilisation aussi complète dans toutes les directions, que celle du peuple japonais.

Enfin, il est certains sujets, obscurs de leur nature, qu’il faut bien prendre tels qu’ils sont. L’on ne saurait exposer le système japonais de la formation de l’univers autrement que les Japonais eux-mêmes ne le comprennent, ou plutôt ne le reçoivent de la main de leurs prêtres et de leurs annalistes.


Cosmogonie. — La création. — Les dieux.

Au commencement il n’y avait ni ciel ni terre. Les éléments de toutes choses formaient une masse liquide et trouble, semblable au contenu d’un œuf dont le blanc et le jaune auraient été mêlés.

Dans l’espace infini que remplissait ce chaos, il surgit un dieu, qui s’appelle le divin Être suprême dont le trône est au milieu du ciel.

Ensuite vint le dieu créateur, haut élevé sur la création ; puis le dieu créateur qui est le sublime esprit.

Chacun de ces trois dieux primitifs avait son existence propre, mais ils ne s’étaient pas encore révélés hors de leur nature spirituelle.

Alors il s’opéra peu à peu un travail de séparation dans le chaos.

Les atomes subtils roulant dans diverses directions formèrent le ciel.

Les atomes plus grossiers s’attachant et adhérant les uns aux autres produisirent la terre.

Les atomes subtils constituèrent très-promptement la voûte céleste arrondie au-dessus de nos têtes.

Les atomes grossiers s’agrégeant plus lentement en corps solide, la terre ne fut faite que longtemps après le ciel.

Quand la matière terrestre flottait encore comme un poisson qui s’ébat à la surface des eaux, ou comme l’image de la lune qui tremble dans une onde limpide, il apparut entre le ciel et la terre quelque chose de semblable à une branche d’épine douée de mouvement et susceptible de transformation.

Elle fut changée en trois dieux, qui sont :

Kouni-toko-datsi, no Mikoto,

Kouni-satsou-tsi, no Mikoto,

et Toyo-Koumou-Sou, no Mikoto.

Après ces trois premiers dieux, il y eut quatre couples de dieux et de déesses, savoir :

Wou-hidsi-ni, no Mikoto, et sa compagne,

Oo-to-tsi, no Mikoto, et sa compagne,

Omo-tarou, no Mikoto, et sa compagne,

enfin Izanaghi, no Mikoto, et sa compagne Izanami.


La légende d’Izanaghi et d’Izanami.

« Un jour, dit la légende, Izanaghi, le septième des dieux célestes, résolut d’appeler à l’existence un monde inférieur.

« Quand il l’eut vu s’élever au-dessus des flots de l’Océan, il se sentit attiré vers cette nouvelle création, et s’adressant à sa divine compagne Izanami, il lui proposa de descendre sur la terre.

« La déesse accepta avec plaisir cette aimable invitation, et les deux célestes époux, appuyés sur la balustrade de leurs demeures éthérées, se demandèrent quel serait le lieu qu’ils choisiraient pour but de leur pérégrination.

« Leurs regards parcourant les gracieux bassins de la mer intérieure du Japon, ils décidèrent, d’un commun accord, de se diriger vers la belle île d’Awadsi : elle repose, comme une corbeille de feuillages et de fleurs, sur les eaux calmes et profondes que protégent d’un côté les rochers de Sikoff et de l’autre les fertiles rivages de Nippon.

« Lorsqu’ils y furent arrivés, ils ne pouvaient se rassasier des charmes de cet asile solitaire. Tantôt ils parcouraient les campagnes émaillées de fleurs, qui s’étendent au bord de la mer, sur la côte septentrionale ; tantôt gravissant les collines, ils respiraient les parfums des bosquets de myrtes et d’orangers, ou s’asseyaient au bord d’une fraîche cascade dont le murmure se mêlait au gazouillement des oiseaux. Le centre de l’île leur offrait, sur les croupes des hautes montagnes, le vaste ombrage des pins, des camphriers et d’autres arbres aromatiques, ou la mystérieuse retraite de grottes tapissées de mousse et voilées d’un rideau de lianes ondoyantes.

« En voyant cette île qui était leur ouvrage, cette belle nature dont ils avaient eux-mêmes évoqué les éléments, ces oiseaux qui suspendaient gaiement leurs nids aux branches des bocages, il leur sembla que l’existence terrestre n’était pas indigne des dieux mêmes. Les jours, les saisons, les années s’écoulèrent, et un temps vint où le couple divin n’errait plus solitaire dans les prairies et sur les collines : une troupe de gais enfants s’ébattaient sous ses yeux, au seuil de sa demeure, dans une riante vallée de la belle Awadsi.

« Cependant, à mesure qu’ils grandissaient, un voile de tristesse obscurcissait parfois les regards de leurs parents.

« Le céleste couple, en effet, ne pouvait ignorer que tout ce qui naît sur la terre est assujetti à la mort. Ses enfants, tôt ou tard, devaient donc subir l’impitoyable loi du trépas.

« Cette pensée faisait frémir la douce Izanami. Il ne lui était pas possible de se représenter qu’un jour elle dût fermer les yeux de ses enfants, et continuer de jouir elle-même de l’immortalité. Il lui semblait préférable de descendre avec eux dans la tombe.

« Izanaghi résolut de mettre fin à une situation qui devenait toujours plus angoissante. Il persuade son épouse de remonter avec lui aux célestes demeures, avant que le spectacle de la mort ait attristé leur bonheur domestique :

« Il est vrai, » lui dit-il, « que nos enfants ne pourront pas nous suivre au séjour de la félicité immuable ; mais je saurai, en les quittant, adoucir la douleur de la séparation par un legs qui leur donnera le moyen de se rapprocher de nous, autant que le permet leur condition mortelle. »

« Il dit, et l’heure des adieux étant arrivée, il invita ses enfants à essuyer leurs larmes et à prêter une oreille attentive à ses dernières volontés.

« Il commença par leur dépeindre, en des images pour lesquelles la parole humaine n’a pas d’expressions, cet état d’immuable sérénité, qui est l’apanage incorruptible des habitants du ciel. Il le fit resplendir à leurs yeux comme la pure lumière d’un astre, inaccessible sans doute, mais que déjà l’on croit pouvoir atteindre du sommet de la montagne qui borde l’horizon :

« Ainsi, » ajouta-t-il, « sans posséder ici-bas cette félicité réservée seulement à un monde supérieur, il ne tiendra qu’à vous d’en avoir, dès votre vie terrestre, comme la contemplation, la jouissance anticipée, pourvu que vous suiviez religieusement mes recommandations. »

« À ces mots, élevant de la main droite le disque d’argent poli qui tant de fois avait reflété la pure image de sa divine compagne depuis qu’elle était descendue sur la terre, il fit agenouiller ses enfants et poursuivit d’un ton solennel :

« Je vous laisse ce précieux souvenir. Il vous rappellera les traits bienheureux de votre mère. Mais, en même temps, vous y contemplerez votre propre image. Ce sera pour vous, il est vrai, l’occasion de comparaisons humiliantes.

« Toutefois, ne vous arrêtez pas à faire un douloureux retour sur vous-mêmes. Efforcez-vous de vous assimiler la divine expression du modèle adorable que désormais vous ne pourrez plus chercher qu’au ciel.

« Chaque matin, vous vous mettrez à genoux, en face de ce miroir. Il vous signalera les rides que tel ou tel souci terrestre pourrait graver sur votre front, ou le désordre qu’une passion funeste jetterait parmi les traits de votre physionomie. Effacez ces empreintes du mal, revenez à l’harmonie, à la sérénité ; et alors adressez-nous votre prière, en toute simplicité et sans hypocrisie, car soyez bien persuadés que les dieux lisent dans votre âme comme vous lisez dans vos yeux quand vous regardez ce miroir.

« Que si, dans la journée, vous sentez dans vos cœurs quelque mouvement tumultueux, d’impatience, d’envie, de cupidité, de colère, dont vous ne puissiez spontanément réprimer les premières atteintes, accourez au sanctuaire de votre invocation matinale ; venez-y renouveler vos ablutions, vos actes de recueillement, et vos prières.

« Enfin, que chaque soir, avant de vous livrer au repos, votre dernière pensée soit un retour sur vous-mêmes et une nouvelle aspiration à la félicité de ce monde supérieur ou nous vous précédons ! »

Temple kami. — Dessin de Thérond d’après une vignette japonaise.
Le premier autel. — Les mias. — Description d’un temple kami.

Ici s’arrête la légende ; mais la tradition ajoute que les enfants d’Izanaghi consacrèrent par un monument de leur piété filiale l’endroit où ils avaient reçu les adieux de leurs divins parents. Ils y élevèrent un autel de bois de cèdre, sans autres ornements que le miroir d’Izanami et deux vases formés de deux tronçons de bambou, supportant l’un et l’autre un bouquet des fleurs qu’elle aimait. Une simple cabane de forme carrée, recouverte d’une toiture de jonc, protégeait le rustique autel. On la fermait au moyen de deux châssis à coulisse, mais seulement quand le mauvais temps rendait cette précaution nécessaire. C’est là que, matin et soir, les enfants d’Izanaghi célébraient le culte que leur avait enseigné leur père.

Ils rognèrent sur la terre, de génération en génération, durant une période de deux à trois millions d’années, et devinrent, à leur tour, des esprits bienheureux, des Kamis immortels, dignes des honneurs divins.

Collier de magatamas (pierreries).

La science, confirmant les données de la tradition, constate qu’à l’époque où s’ouvre l’ère historique du Japon, six siècles environ avant Jésus-Christ, il existait déjà dans ce pays une religion qui lui était propre, qui n’a jamais été introduite ni pratiquée ailleurs, comme le fait observer Kæmpfer, et qui s’est conservée jusqu’à nos jours, quoique sous une forme altérée et dans un état d’infériorité à l’égard d’autres sectes d’une origine postérieure. C’est le culte des Kamis, lequel a reçu plus tard divers noms empruntés à la langue chinoise et que, pour cette raison, je passe sous silence. On ne doit point l’envisager comme le culte des esprits des ancêtres en général, ni des ancêtres de telle ou telle famille en particulier. Les esprits vénérés sous le titre de Kamis appartiennent, il est vrai, à la légende mythologique ou héroïque, dont la gloire rejaillit sur certaines familles encore existantes ; mais ils sont, avant tout, des génies nationaux, protecteurs du Japon et du peuple qui l’habite.

Dessins japonais. — Ancien guerrier avec le collier de magatamas.

Au surplus, quels pouvaient être les Kamis primitifs, sinon ces personnages fabuleux de la cosmogonie nationale, ces génies ou héros mythologiques, et quelques autres d’un rang secondaire, qui, quoique issus de la même souche, ont reçu et reçoivent encore des hommages divins sur plusieurs points du Japon où, dans l’antiquité la plus reculée, on avait élevé des chapelles en leur honneur ? Ces rustiques bâtiments portent le nom de mias. Les plus célèbres sont situés dans la partie sud-ouest de l’archipel, qui semble avoir été le berceau de la civilisation primitive du peuple japonais. De nos jours encore, et surtout au printemps, des milliers de pèlerins y affluent de presque toutes les provinces de l’empire.

La chapelle dédiée à Ten-sjoo-daï-zin, dans la contrée d’Isyé, passe pour être le monument le plus authentique de la religion primitive des Japonais. Kæmpfer assure que les sintoïstes (c’est le nom chinois sous lequel on désigne les adhérents du culte kami) vont en pèlerinage à Isyé une fois l’an, ou tout au moins une fois en leur vie : « Le temple d’Isyé, » ajoute-t-il, « est situé dans une grande plaine. C’est un chétif bâtiment de bois, bas, et couvert d’un toit de chaume surbaissé et assez plat. On prend un soin particulier de l’entretien de ce bâtiment, que l’on conserve dans le même état où il a été construit originairement ; et cela afin qu’il serve de monument de l’extrême pauvreté de leurs ancêtres, fondateurs de ce temple, ou des premiers hommes, comme ils les appellent. Au milieu de ce temple, on ne voit autre chose qu’un miroir de métal jeté en fonte, poli à la manière du pays, et du papier découpé autour des murailles. Le miroir y est mis comme un emblème de l’œil clairvoyant du grand dieu qu’on y adore, et de la parfaite connaissance qu’il a de ce qui se passe dans l’intérieur le plus profond de ses adorateurs. Le papier blanc découpé représente la pureté du lieu, et fait souvenir les adorateurs qu’ils ne doivent s’y présenter qu’avec un cœur pur et un corps nettoyé de toute souillure. »

Quelque remarquable que soit cette citation, elle ne nous donne pourtant pas l’idée complète du type architectural qu’a définitivement revêtu le temple kami. La période à laquelle appartient la chapelle d’Isyé est encore celle de l’enfance de l’art qui atteint sa forme la plus pure à l’aurore des temps historiques, sous le règne des premiers mikados, et je vais en indiquer les caractères essentiels.

La situation du bâtiment, d’abord, est un point capital. On construit toujours les mias dans les sites les plus pittoresques et les plus riches en arbres de haute futaie. Quelquefois une belle avenue de pins ou de cèdres conduit au lieu sacré. Dans tous les cas, il doit être précédé de l’un de ces toris ou portails détachés, dont j’ai donné la description en parlant du temple de Benten.

On élève ordinairement les mias sur des collines, dont quelques-unes sont artificielles et revêtues de murs de construction cyclopéenne. On y monte par un large escalier très-bien entretenu.

La chapelle des ablutions est au pied de cet escalier : elle consiste en une simple toiture abritant un bassin de pierre que l’on maintient toujours plein d’eau.

Ancien archer.

Quant au temple proprement dit, il est exhaussé d’un à deux mètres au-dessus du sol ; supporté par quatre piliers massifs, et entouré, comme la plupart des habitations japonaises, d’une galerie ou vérandah, où l’on monte par quelques degrés. Il est construit en bois, fermé de trois côtés, et ouvert à la façade, quoique muni de châssis mobiles qui permettent de le clore au besoin.

L’intérieur du sanctuaire se trouve donc librement exposé aux regards. L’austère simplicité qui le distingue ne manque pas d’une certaine élégance. Les boiseries resplendissent de propreté ; les nattes qui recouvrent le plancher, sont de la plus grande finesse. Le disque de métal qui décore l’autel est d’un heureux effet dans l’ensemble du tableau, et à le prendre au point de vue symbolique, rien n’affaiblit sa muette éloquence, car l’œil ne rencontre alentour ni statues, ni images, ni tentures qui puissent distraire l’attention et nuire au recueillement.

Enfin, la couverture de la chapelle n’en est pas la partie la moins originale. Elle peut consister en chaume, en bardeaux, ou en tuiles : cela n’importe guère. Mais ce qui est le propre des toitures des mias, c’est la forme de leur charpente. Celle-ci s’abaisse graduellement de chaque côté, et s’infléchit vers la base, où elle s’avance au point de faire saillie sur les solives de la vérandah ; il en résulte que de cette large base au sommet, elle présente une élévation relativement considérable, et disproportionnée à la hauteur du bâtiment. En outre, elle se termine, aux deux angles supérieurs du toit, par deux poutres mises a nu et offrant la figure d’un X, soit d’une croix de saint André. Or, le niveau du toit ne dépasse pas le point d’intersection des deux poutres, en sorte que des quatre branches de la croix, deux sont adhérentes à la toiture et deux la dominent en s’écartant librement dans les airs ; ces dernières offrent aussi cette particularité, que l’une et l’autre sont évidées ou percées d’une longue entaille au sommet, ce qui n’a probablement d’autre but que de leur donner un aspect aérien. Enfin, pour compléter ce bizarre assemblage, de petites poutres taillées en fuseau sont fixées de distance en distance en travers de l’arête du toit. J’avoue que je n’ai pu me rendre compte des intentions qui ont présidé à cette singulière architecture.

Paysage de l’île de Kiousiou. — Dessin de Eug. Cicéri d’après une photographie.

Tel a dû être, selon toute apparence, le type de la mia dans sa pureté primitive.

Faut-il encore y ajouter cette ornementation dont parle Kæmpfer, et qui consiste en bandes de papier blanc ? C’est possible, car on retrouve dans tout le Japon et parmi toutes les sectes dont ce pays abonde, l’usage symbolique, mais encore peu éclairci, de ces rubans de papier suspendus aux murailles des temples, aux linteaux des maisons, aux cordes de paille tressée que l’on tend dans le voisinage de certains lieux sacrés, ou dans les rues les jours de fêtes religieuses. Cependant je serais plutôt tenté de croire que cet emploi du papier bénit est une importation du bouddhisme. Les bonzes de cette religion se servent d’un petit bâton de bois, surmonté d’une touffe de rubans de papier, en guise de goupillon. Ils l’agitent devant eux pour faire des exorcismes et spécialement pour purifier l’air des malignes influences lorsqu’ils entrent dans le temple et s’approchent de l’autel.

De là provient sans doute dans certains temples kamis la coutume de planter cette sorte de goupillon, que l’on appelle go-heï, sur une marche de l’autel, en avant du miroir sacré.

On doit aussi faire rentrer dans la catégorie des innovations de date plus ou moins récente l’introduction des objets qu’il me reste à mentionner.

Ce sont d’abord, a l’entrée de quelques mias, deux statues d’animaux mythologiques, coulées en bronze, représentant, sous des formes fantastiques, la première une sorte de chien, l’autre une sorte de daim unicorne, tous deux accroupis sur leurs jambes de derrière et symbolisant, dit-on, les deux éléments purificateurs, l’eau et le feu.

C’est ensuite la présence, au pied de l’autel, d’un coffre de bois destiné à recevoir les offrandes des fidèles. Tantôt il a un couvercle de la forme d’un gril, afin que les pièces de monnaie que l’on y jette passent à travers les barreaux, et une fois au fond de la caisse, ne puissent plus en être retirées, excepté par les prêtres qui en gardent la clef ; tantôt la planche du couvercle est unie comme le dessus d’une table, mais entourée d’un rebord, et alors les dévots jettent bruyamment sur cette table leur petite monnaie de fer, des szénis, après les avoir enveloppés d’un morceau de papier roulé : l’on croirait voir de loin un plateau de dessert, chargé de petits cornets de pastilles de chocolat.

Paysage de l’île de Kiousiou. — Dessin de Eug. Cicéri d’après une photographie.


Enfin l’on trouve quelquefois, suspendus au frontispice de la chapelle, comme dans les temples bouddhistes, des instruments mis à la disposition des visiteurs, pour appeler les bonzes lorsqu’ils ne sont pas à l’autel, savoir : un gong ou bouclier de métal avec la corde à gros nœuds qui sert à le frapper, ou un paquet de grelots avec le cordon au moyen duquel on les agite.

Ce qui prouve bien que les objets dont il vient d’être question se sont introduits tardivement dans le culte kami, c’est la circonstance, remarquable à tous égards, que cette religion originairement n’avait pas de sacerdoce.

Les mias n’étaient d’abord, on l’a vu, que des chapelles commémoratives élevées en l’honneur des héros nationaux, comme en Suisse la chapelle de Tell au bord du lac des Quatre-Cantons. Le seigneur de la contrée favorisée d’un pareil monument veillait à sa conservation ; mais aucun prêtre ne desservait l’autel du Kami, aucune caste privilégiée ne s’interposait entre l’adorateur et l’objet de son pieux hommage. D’ailleurs l’acte d’adoration qui s’accomplissait devant le miroir d’Izanami, ne s’arrêtait pas au Kami de la chapelle commémorative, mais remontait aux dieux dont le Kami était l’intermédiaire. Ainsi la chapelle était ouverte à tout le monde, abandonnée en toute liberté à l’usage des adorateurs, et le culte dépourvu de tout cérémonial.

Cet état de choses ne s’est pas maintenu dans son intégrité. Des cadets de famille furent préposés à la surveillance, à la garde, puis au service du lieu sacré. Le culte kami, à son tour, eut ses processions, ses litanies, ses offrandes, et même ses images miraculeuses. Toutefois ses prêtres, comme pour conserver la tradition de ses origines, ne formèrent jamais une caste cléricale proprement dite. Ils endossaient le surplis pour célébrer l’office, mais en sortant de l’enceinte du lieu sacré, ils reprenaient leur costume et leurs armes de gentilshommes. Seulement il ne tarda pas à se former au-dessous d’eux une véritable confrérie monastique, celle des Kanousis, qui se voua spécialement au service des pèlerins.

Deux causes principales ont fait dévier le culte kami de sa pureté primitive : c’est, en premier lieu, la fondation du pouvoir des Mikados, et ensuite l’invasion de la religion du Bouddha au sein de la société japonaise.


Les premiers souverains du Japon. — Histoire de Zinmou.

L’histoire du Japon s’ouvre par l’histoire d’un conquérant venu des îles du Sud. Les annales de l’empire en font un prince indigène, seigneur d’un petit territoire à l’extrémité méridionale de Kiousiou. D’obscures traditions lui attribuent une lointaine origine : le berceau de sa famille, si ce n’est le sien propre, aurait été le petit archipel des îles Liou-Kiou, qui semblent relier Formose et la Chine méridionale au Japon.

Déjà, six siècles avant lui, une expédition partie de Formose ou du continent asiatique et conduite par un certain prince Taïpé ou Taïfak, aurait atteint d’île en île la terre de Kiousiou.

Quoi qu’il en soit, c’est de l’an 667 avant Jésus-Christ que date l’avénement du premier personnage historique du Japon, Sanno, dont la mémoire est célébrée sous le nom de Zinmou, que nous lui conserverons.

Bien qu’il fût le cadet de quatre fils, son père le désigna dès l’âge de quinze ans pour son successeur. Il monta sur le trône à l’âge de quarante-cinq ans, sans opposition de la part de ses frères. Un vieux serviteur, qu’une vie aventureuse avait conduit dans les îles lointaines derrière lesquelles se lève le soleil, aimait à lui décrire la beauté de leurs rives, où les dieux mêmes se choisirent autrefois un asile. Maintenant, disait-il, elles étaient habitées par des tribus barbares, en guerre les unes avec les autres. Si le prince voulait profiter de leurs divisions, quelque habiles que fussent leurs hommes d’armes dans le maniement de la lance, de l’arc et du glaive, comme ils n’étaient vêtus que de grossiers tissus ou de peaux de bêtes sauvages, ils ne résisteraient pas à une armée disciplinée et protégée contre leurs coups par des casques et des cuirasses de fer.

Zinmou. — Fac-simile d’une peinture japonaise.


Zinmou prêta l’oreille aux suggestions du vieux serviteur, il réunit toutes les forces dont il pouvait disposer, les distribua sous les ordres de ses frères aînés et de ses fils, les embarqua sur une flotte de jonques de guerre parfaitement équipées, et prenant en main le commandement en chef de l’expédition, il fit mettre à la voile et s’éloigna de sa résidence, ou ni lui ni ses frères ne devaient plus revenir.

Après avoir doublé la pointe sud-est de Kiousiou, il longea la partie orientale de cette île, serrant de près la rive, comme le faisaient nos anciens Normands, opérant des descentes, livrant bataille quand on lui résistait, formant des alliances lorsqu’il rencontrait des seigneurs ou des chefs de clans disposés à concourir au succès de son entreprise.

Il paraissait évident que toute cette côte avait été le théâtre d’anciennes invasions. La population se composait d’une classe dominante et de serfs attachés à la glèbe.

On montrait, dans quelques chapelles de Kamis nationaux, des armes de pierre dont se servaient les peuplades primitives, à l’époque ou elles vinrent en contact, on ne sait par quelles circonstances, avec une civilisation supérieure.

Lorsque Zinmou parut, des murs et des palissades protégeaient les familles et les gens de guerre des maîtres du pays. Ceux-ci étaient armés d’un arc et de longues flèches empennées, d’un grand sabre à la poignée ciselée et d’un glaive nu engagé dans un repli de leur ceinture.

Leur plus grand luxe consistait en une chaîne de magatamas ou joyaux taillés, qu’ils portaient suspendue au côté au-dessus de la hanche droite. On y remarquait des pierres de bézoard, du cristal de roche, de la serpentine, du jaspe, de l’agate, des améthystes, des topazes : les unes présentant la forme d’une boule ou d’un œuf, d’autres la figure d’un petit cylindre, d’un croissant, d’un anneau brisé.

Les femmes avaient des colliers composés de la même manière.

On dit que l’usage des magatamas s’allie encore aujourd’hui à certaines solennités religieuses dans les îles Liou-Kiou et à Yéso dans le nord du Japon, et l’on en conclut qu’il a dû être commun à toutes les peuplades que l’on rencontre sur la longue ceinture d’îles qui s’étend de Formose au Kamtchatka. S’il a disparu de la région centrale de l’archipel japonais, il faut chercher la cause de ce phénomène dans l’influence du haut degré de culture qui caractérise les habitants de ces contrées et qui leur a fait abandonner comme une mode de mauvais goût la coutume d’étaler sur leur personne toutes les richesses de l’écrin de famille.

Après dix mois d’une navigation difficile, entrecoupée de brillants faits d’armes et de négociations fructueuses, Zinmou atteignit l’extrémité nord-est de l’île de Kiousiou. Il était assez embarrassé d’aller plus loin, lorsqu’il découvrit un pêcheur voguant avec assurance, accroupi sur la carapace d’une grosse tortue. Il le fit héler aussitôt, et le prit à son service en qualité de pilote de l’expédition.

Alors Zinmou put franchir le détroit qui sépare Kiousiou de la terre de Nippon. Celle-ci s’étend de l’ouest à l’est en décrivant un vaste demi-cercle qui forme la rive septentrionale d’une sorte de Méditerranée bornée au sud par les deux grandes îles de Kiousiou et de Sikoff. Cette mer intérieure est parsemée de petits archipels, et les côtes de Nippon sont découpées de golfes et de presqu’îles où l’on trouve des ports excellents.

Ancien chef de clan.
Ancien sculpteur.

Zinmou s’avança dans la direction du levant, opérant avec une prudente lenteur, et ne laissant derrière lui aucun point important dont il ne se fût assuré la possession. Cependant, comme les tribus indigènes lui opposaient une vive résistance, sur mer aussi bien que sur terre, il s’arrêta dans sa marche, et s’étant fortifié sur la presqu’île de Takasima, il y employa trois années à la construction et à l’équipement d’une flotte auxiliaire.

Lorsqu’il se remit en campagne, il acheva la conquête du littoral et des archipels de la mer intérieure ; puis débarquant le gros de son armée, il pénétra dans l’intérieur de Nippon, et y établit sa domination sur les riches contrées entrecoupées de vallées fertiles et de montagnes boisées qui s’étendent d’Osaka aux abords du golfe de Yédo.

À partir de ce moment, tout le pays cultivé et toutes les peuplades civilisées de l’ancien Japon étaient au pouvoir de Zinmou. Le reste de Nippon et les îles septentrionales de l’archipel ne présentaient que de vastes forêts, asile de troupes errantes d’indigènes vivant uniquement du produit de la chasse et de la pêche.

Ces tribus dispersées ont été de plus en plus refoulées vers le nord par les immigrations et les invasions successives des hommes du midi.

De nos jours on rencontre encore le long du littoral et dans les îles de la partie septentrionale du grand Océan une race particulière d’hommes trapus, au corps velu, à la tête massive, à la face aplatie, que les Japonais désignent sous le nom d’Aïnos, « les premiers hommes ; » quelquefois même on en retrouve le type parmi eux, dans la classe des paysans, des pêcheurs, des bateliers, des portefaix. Ce qui semblerait indiquer que les Aïnos ont formé la souche primitive de la population du Japon, c’est que leur nom n’emporte dans ce pays aucune idée de mépris : l’équivalent du terme de barbares existe aussi dans la langue japonaise, mais c’est le nom de « yébis, » jamais celui d’aïnos.

Il paraît donc que, à l’époque des conquêtes de Zinmou, cette race primitive avait été déjà subjuguée ou en partie refoulée par les chefs des immigrations antérieures, et que celles-ci, de leur c-ôté, durent subir la loi de cette dernière invasion, en raison de la supériorité de culture qui lui donnait l’avantage à leur égard.

L’on ne peut d’ailleurs que se borner à ces observations, car c’est en vain que l’on essayerait de décomposer les divers éléments qui ont concouru à la formation du caractère national des Japonais. Tout ce que je dirai pour terminer cette digression, c’est que la civilisation japonaise ne me semble point être le résultat d’une simple importation. Elle est plutôt l’effet d’une fusion de l’élément indigène avec des éléments étrangers. Il y a eu mélange de races sans absorption des qualités natives. Chez les insulaires de l’extrême Orient, comme chez les insulaires de la Grande-Bretagne, l’alliage a produit un type nouveau, d’une indélébile originalité.

Ancien guerrier.
Ancien archer.

Quand Zinmou, le divin guerrier, toucha au terme de son ambition, sept années s’étaient écoulées depuis son départ de Kiousiou, et de combien de peines, de fatigues, de souffrances de tout genre n’avaient-elles pas été accompagnées ! Ses trois frères périrent sous ses yeux, le premier percé d’une flèche au siége d’une forteresse, les deux autres victimes de leur dévouement, car ils se précipitèrent dans la mer pour apaiser une tempête qui menaçait d’engloutir la jonque du conquérant.

D’un autre côté, le soleil se montra toujours favorable à ses entreprises. Il dut à cette divinité protectrice de ne pas s’égarer dans les dangereux défilés de Yamato. Un corbeau qu’elle lui dépêcha au moment critique lui servit de guide pour le tirer de ce mauvais pas.

La contrée de Yamato occupe dans la partie sud-est de Nippon le centre d’une grande presqu’île baignée par les eaux de la mer intérieure et celles de l’Océan.

C’est là que Zinmou construisit un vaste château fort,
Paysage japonais. Vue prise dans l’île de Kiousiou. — Dessin de Eug. Cicéri d’après une photographie.
sur une large colline dont il avait fait niveler les sommets.

Il appela ce château son « miako, » le chef-lieu de ses États, et il y installa sa cour, son « daïri. »

Ces deux noms ont suivi dès lors dans leurs diverses résidences les anciens souverains de l’empire japonais. Eux-mêmes portaient le titre honorifique de « mikados, » les « vénérables, » sans préjudice des surnoms glorieux sous lesquels ils figurent après leur mort dans les annales de la nation.

Les historiens indigènes emploient souvent le mot de miako au lieu du nom propre de la ville où résidait l’empereur, et celui de daïri à la place du titre de mikado. Ils diront, par exemple, indifféremment : telle chose s’est faite par ordre du daïri ou par ordre du mikado. C’est un usage qui se reproduit dans la langue de toutes les cours.

Comme Zinmou avait été appelé au trône par le libre choix de son père, il statua que de même, à l’avenir, le mikado régnant désignerait son successeur parmi ses fils ou, à défaut, parmi d’autres princes du sang.

Zinmou termina sa rude et glorieuse carrière dans la soixante-seizième année de son règne, l’an 587 avant Jésus-Christ.

Empereur japonais des anciens temps. — Fac-simile d’un dessin japonais.

Il a été placé au nombre des Kamis. Sa chapelle, connue au Japon sous le nom de Simoyasiro, est située sur le mont Kamo, près de Kioto, et il y est encore adoré de nos jours comme le fondateur et le premier chef de l’empire. C’est en effet dans sa famille que le droit héréditaire de la couronne a subsisté et se maintient, depuis plus de deux mille cinq cents ans, sans être contesté le moins du monde par le nouveau pouvoir politique qui, sous le nom tout moderne de taïkounat, gouverne, de fait, l’empire du Japon.

Ce fut une belle et forte race que celle des anciens mikados. Leurs femmes, qui gouvernèrent l’empire en qualité de régentes, se montrèrent, quant au caractère, à la hauteur de leurs vénérables époux. L’une d’elles, Zingou (201 ans après Jésus-Christ), équipa une flotte, et s’embarquant à la tête d’une troupe d’élite, traversa la mer du Japon, et fit la conquête de la Corée, d’où elle n’eut que juste le temps de revenir pour donner le jour à un futur mikado.


Premières inventions.

Les progrès de la civilisation marchaient de concert avec les agrandissements de l’empire.

C’est de la Corée que sont venus le cheval, l’âne et le chameau : toutefois, le premier de ces animaux domestiques est le seul qui se soit naturalisé au Japon.

L’établissement d’étangs et de canaux pour l’irrigation des rizières remonte à l’an 36 avant Jésus-Christ.

L’arbuste à thé fut introduit de la Chine.

Tatsima Nori apporta l’oranger « du pays de l’éternité. »

La culture du mûrier et la fabrication de la soie se développèrent surtout à dater du cinquième siècle de notre ère.

Deux siècles plus tard, on apprenait à connaître la terre « qui remplace l’huile et le bois à brûler, » et l’on tirait de l’argent des mines de Tsousima.

Plusieurs inventions importantes datent du troisième siècle, par exemple : l’institution de la poste aux chevaux, la fabrication de la bière de riz connue sous le nom de saki, et l’art de coudre les habits, qui fut enseigné aux ménagères japonaises par des couturières venues du royaume de Petsi en Corée. Le mikado, enchanté de ce premier essai et voulant remonter à la source, envoya une ambassade au chef même du Céleste-Empire pour lui demander des ouvrières.

Au quatrième siècle, le daïri fait élever sur divers points de l’empire des greniers à riz, destinés à prévenir le retour des famines, qui plus d’une fois avaient sévi parmi le peuple.

Bosquets de bambous. — Dessin de A. Faguet.

En 543, la cour de Petsi envoie au mikado un instrument précieux, « la roue qui indique le sud. »

L’introduction des horloges hydrauliques a lieu en 660, et, dix ans plus tard, celle des usines mues par la force de l’eau.

C’est seulement vers la fin du huitième siècle que fut inventé le système d’écriture qui est propre aux Japonais ; mais dès le troisième siècle, l’usage des signes chinois s’était introduit à la cour. L’obscurité qui entoure l’ancienne littérature nationale ne permet pas d’apprécier quelle en a pu être l’influence civilisatrice. Il est d’autant plus intéressant de constater l’action bienfaisante que, dès leurs débuts, les beaux-arts exercèrent sur les mœurs. On immolait des victimes humaines aux funérailles du mikado ou de son épouse, la kisaki, et c’étaient ordinairement de leurs plus proches serviteurs.

L’an 3 avant Jésus-Christ, Nomino Soukouné, sculpteur indigène, ayant appris la mort de la kisaki, eut la généreuse audace d’apporter aux pieds de son souverain des images d’argile qu’il lui proposa de faire jeter dans la tombe de sa royale épouse, à la place des serviteurs voués au funèbre sacrifice. Le mikado accepta l’offre de l’humble modeleur, et donna même à celui-ci un témoignage éclatant de sa satisfaction en changeant son nom de famille en celui de Fasi, « artiste. »

Les lois restèrent, comme elles le sont encore aujourd’hui, plus barbares, plus cruelles que les mœurs. On vit, par exemple, infliger le supplice de la crucifixion à une dame noble, coupable du crime d’adultère.

Quant à l’administration politique, on lui dut toute une série de mesures fort bien conçues pour développer rapidement le génie de la nation et lui donner le sentiment de sa force et de son individualité. Dès l’an 86 avant Jésus-Christ, le souverain fit dresser des tables de recensement de la population, et créer des chantiers de marine.

Au deuxième siècle de notre ère, les États furent divisés en huit cercles administratifs, et ceux-ci en soixante-huit districts.

Palanquin à l’usage du peuple. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.


Au cinquième siècle, on désigna dans chaque district un greffier chargé de recueillir et d’enregistrer les coutumes et traditions populaires de son arrondissement. Ce fut alors aussi que l’on fixa les noms propres de chaque famille, ainsi que les titres et les surnoms des dynastes de province.

Une route impériale réunit entre elles les principales cités, au nombre de cinq, dans lesquelles le mikado avait successivement transporté sa cour. La plus importante, au septième siècle, était la ville d’Osaka, sur la rive orientale de la mer intérieure.

Cependant, pour donner au pays son unité, tant au point de vue politique qu’à celui de la langue, des lettres, de la civilisation en général, il lui fallait une capitale, et c’est le grand événement qui s’accomplit au huitième siècle par la fondation de Kioto, qui devint peu à peu la ville de prédilection du mikado et sa résidence permanente depuis le douzième siècle.

A. Humbert.

(La suite à La prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. pages 1 et 17.
  2. L’auteur se réserve d’entrer dans de plus grands développements sur ce sujet lorsqu’il publiera son voyage en volume.