Le Japon (Humbert)/05

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Un temple bouddhiste à Nagasaki. — Dessin de Thérond d’après une photographie.


LE JAPON,


PAR M. AIMÉ HUMBERT, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA CONFÉDÉRATION SUISSE[1].


1863-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Sépultures.

La Chine éveille, à chaque instant, l’image d’un édifice poudreux et vermoulu, confié à la garde de vieux invalides. Au Japon, il n’y a littéralement ni ruines ni poussière ; et telle la fraîche végétation de ses îles toujours vertes, telle aussi cette apparence d’inaltérable jeunesse qui se transmet de génération en génération chez les habitants de cet heureux pays.

Ils ornent même leur dernière demeure des attributs d’un printemps éternel. Leurs cimetières sont, en toute saison, parés de verdure et de fleurs. Leurs tombeaux, simples tables commémoratives, conservent le souvenir des trépassés sans y rien ajouter qui rappelle le spectacle de la destruction. Chaque famille ayant son enclos spécial, et chaque mort sa pierre dans le champ commun du repos, la tradition de ceux qui ne sont plus se déroule de colline en colline, parmi les jardins et les bosquets sacrés, jusqu’aux abords des villes et des bourgades.

À Nagasaki, ce tableau est du plus grand effet. La ville s’étendant au pied d’une enceinte de montagnes dont les pentes inférieures sont généralement abruptes, celles-ci ont été taillées en gradins, qui forment principalement autour des vastes quartiers de l’Est, un admirable amphithéâtre de terrasses funéraires.

On dirait deux villes en présence : dans la plaine, la cité des vivants étalant au soleil ses longues et larges rues bordées de frêles maisons de bois et animées d’une foule éphémère ; et sur la montagne, l’austère nécropole, avec ses murailles et ses monuments de granit, ses arbres centenaires, son calme solennel.

Les habitants de Nagasaki, quand ils lèvent les yeux dans la direction de la montagne, doivent songer involontairement aux innombrables générations qui se sont écoulées avant eux sur la terre. Cette multitude de pierres tumulaires dressées sur les terrasses, où elles apparaissent à travers la gaze bleuâtre des lointains vaporeux, fait naître l’idée que les esprits des aïeux reviennent parmi les tombeaux : là, muets mais attentifs, ils contemplent l’agitation de la cité.

Une fois par an, vers la fin du mois d’août, la population tout entière les convie à une fête solennelle, qui se prolonge pendant trois nuits consécutives.

Le premier soir on éclaire, au moyen de lanternes en papier peint de différentes couleurs, les tombes des personnes mortes durant l’année qui vient de s’écouler.

La seconde et la troisième nuit, toutes les tombes sans exception, les vieilles comme les nouvelles, participent à la même illumination et toutes les familles de Nagasaki vont s’installer dans les cimetières, ou elles se livrent, en l’honneur des ancêtres, à d’abondantes libations. Les éclats d’une gaieté étourdissante retentissent de terrasse en terrasse, et des fusées, lancées par intervalles, semblent mêler au bruit des réjouissances humaines le son des échos de la voûte céleste.

Les résidents européens se transportent à bord des vaisseaux en rade pour contempler de loin le spectacle féerique que présentent les collines, toutes resplendissantes de rougeâtres lueurs.

Mais, à la troisième veille, on voit tout à coup, vers les deux heures du matin, de longues processions de lumières descendre des hauteurs et se grouper sur les bords de la baie, tandis que la montagne rentre peu à peu dans l’ombre et le silence. Il faut que les morts s’embarquent et disparaissent avant l’aube du jour. On leur a tressé des milliers de nacelles de paille, chacune approvisionnée de quelques fruits et de petites pièces de monnaie. On charge ces frêles embarcations de tous les lampions en papier de couleur qui ont servi à l’illumination des cimetières, on tend au vent leur petite voile de natte, et la brise matinale les disperse sur la rade, où elles ne tardent pas à s’enflammer. C’est ainsi que la flottille entière se consume en traçant dans toutes les directions de larges sillons de feu. Les morts vont vite. Bientôt le dernier navire a sombré, la dernière lumière s’est éteinte, la dernière âme a fait ses adieux à la terre.

Au lever du soleil, il ne reste plus trace de la veille des morts (voy. comte de Lijnden, Souvenir du Japon).

Dans les temps anciens, quand le Japon n’avait pas d’autre religion que le culte des Kamis, l’on faisait aux personnages d’une certaine importance les honneurs d’une sépulture spéciale, distincte des cimetières réservés au commun peuple.

On choisissait ou l’on élevait dans ce but une colline de forme conique, qui recevait, comme un castel, le nom de Yasiro, demeure fortifiée. Elle était bordée de murs de construction cyclopéenne, et généralement entourée d’un large fossé ; mais un tori, placé à l’entrée du pont qui unissait la colline à la plaine, témoignait de la sainteté du lieu.

On déposait le cercueil dans un sépulcre de pierre,

semblable à un cénotaphe, et l’on abritait ce monument
Collines funéraires à Nagasaki. — Dessin de Thérond d’après une photographie.
sous un petit édifice de bois, ayant l’apparence d’une

chapelle de Kamis.

Les cérémonies de l’inhumation avaient un caractère solennel. On eût dit en voyant le cortége funèbre qu’il célébrait le triomphe d’un héros. On donnait au défunt, dans sa tombe, sa cotte de mailles, ses armes, ce qu’il possédait de plus précieux. Même ses principaux serviteurs le suivaient dans le sépulcre, et l’on immolait à ses mânes son coursier favori. Ces usages barbares furent abolis au premier siècle de notre ère. Des mannequins replacèrent les victimes humaines, et l’on ne sacrifia plus de chevaux qu’en peinture. Quelques coups de pinceau, hardiment jetés sur une planche de bois blanc figuraient l’image du compagnon de gloire du défunt, et cette planche faisait partie des objets destinés à être scellés dans la tombe.

Les peintres indigènes déployèrent dans la composition et l’exécution de ces dessins, une verve, une habileté, qui ont fait de ces yémas, ou croquis de chevaux, l’une des curiosités artistiques du Japon. Il en existe dans diverses chapelles des villes et des campagnes, à titre de tableaux votifs. Les amateurs recherchent ceux qui figurent sur les feuilles de certains paravents de cérémonie, en usage à la cour de Yédo. Quelquefois l’on en rencontre au nombre des présents offerts par le taïkoun aux gouvernements étrangers.

Il ne paraît pas que ce genre de dessin ait joui d’une grande faveur dans l’entourage du mikado, tandis que la miniature y fut de plus en plus à la mode.

Les œuvres des miniaturistes de Kioto rappellent fréquemment nos missels du moyen âge : on y retrouve le même emploi du papier vélin, le même abus de fonds dorés, le même luxe de couleurs. Les manuscrits, ornés de vignettes dans le texte, s’enroulent sur un cylindre d’ivoire ou sur un bâton de bois précieux dont les extrémités sont revêtues de garnitures de métal. On relie généralement, sous forme de volume, les almanachs, les recueils de poésies, les romans, les collections de litanies et de prières.

Les dévotes élégantes font usage, à l’office, des éditions les plus microscopiques qui se puissent imaginer.

Les dames et les poëtes de Kioto n’emploient pas d’autre almanach que le calendrier des fleurs, dans lequel chaque mois et chaque subdivision du mois sont désignés par un bouquet symbolique.

Fac-simile d’un yéma ou croquis de cheval.

Il existe aussi un calendrier des aveugles et des recueils de prières composés en caractères hiéroglyphiques dont l’origine est inconnue.

La toilette des femmes de qualité n’indique pas seulement leur rang et leur condition, elle se trouve toujours en harmonie, quant à la couleur et aux sujets de broderies des vêtements, avec le temps et les saisons, les fleurs et les productions des divers mois de l’année.

Les mois eux-mêmes, dans la langue de la cour, ne se désignent jamais par leur nom, mais par leurs attributs : le mois aimable resserre les liens de l’amitié, par les visites et les étrennes du jour de l’an ; le mois du réveil de la nature est le troisième de l’année ; le mois des missives, qui est le septième, a un jour consacré à l’échange de lettres de félicitation, et le douzième est celui de la course des maîtres, car il les oblige à beaucoup sortir de la maison pour le règlement de leurs affaires.

Les œuvres d’architecture des Japonais, les produits de leur industrie, tout ce qui sort des mains de leurs corporations d’arts et métiers dénote une certaine recherche du symbole, mêlée à une grande pureté de goût dans l’imitation de la nature. Il y a dans la charpente des toitures de temples et de palais, des ornements en bois sculpté qui figurent un banc de nuages au-dessus desquels s’élève le fronton de l’édifice.

Le portique d’honneur du daïri est orné d’un soleil d’or, entouré des signes du zodiaque.

Les portiques des temples consacrés au bouddhisme sont surmontés de deux têtes d’éléphants pour indiquer que cette religion a eu l’Inde pour berceau.

Le poids du fil à plomb des charpentiers représente le soleil qui descend à l’horizon.

Les motifs favoris de leurs mosaïques et de leurs sculptures en bois sont empruntés aux lignes que décrivent les vagues de la mer couronnées d’écume, les roches basaltiques tailladées par les flots ; les grues et les chauves-souris représentées les ailes étendues ; l’iris, le nénufar et le lotus dans l’épanouissement de leurs corolles ; le bambou, le cèdre, le palmier, le prunier, le cornouiller, soit isolés, soit combinés avec de gracieuses plantes grimpantes.

Il est d’ailleurs maint ornement dont nous ne possédons pas la signification. L’on voit, dans l’enceinte du

daïri, une sorte de vase de bronze, représentant
Métiers japonais. — Dessin de A. de Neuville d’après un croquis japonais.
grossièrement je ne sais quel oiseau de la taille d’un homme.

C’est l’un des plus anciens monuments de l’art indigène. On l’appelle le Tori-Kamé ; mais l’on ne connaît pas son origine, ni l’usage auquel il était destiné. D’autres vases d’une haute antiquité, montés sur un trépied et servant à brûler des parfums, ont des ciselures qui rappellent la tête ou la cuirasse du crocodile, animal inconnu au Japon.

La tortue et la grue, qui figurent fréquemment dans la composition des vases à parfums et des candélabres sacrés, sont des emblèmes d’immortalité, ou, tout au moins, de longévité.

Le Foô, oiseau mythologique, commun à la Chine et au Japon, a sa place sur les linteaux des portes du daïri et au sommet du palanquin du mikado, comme emblème du bonheur éternel.

Ces mêmes images symboliques, et d’autres qu’il serait trop long d’énumérer, se reproduisent dans les dessins des riches étoffes brochées de soie, d’or et d’argent, qui font la gloire des tisserands de Kioto ; ainsi que dans les gravures et les ciselures sur plaques d’or, d’argent, de cuivre rouge et d’acier, dont les bijoutiers indigènes décorent les poignées et les fourreaux de sabres, les écritoires portatives, les pipes, les sacs à tabac et leurs breloques ; enfin dans les sujets des innombrables ustensiles, pièces de vaisselle et meubles d’art en laque et en porcelaine, qui constituent le principal luxe des ménagères japonaises.

Une dame de la cour de Kioto rentrant dans ses appartements. — Dessin de A. de Neuville d’après une peinture japonaise.

L’on me fit remarquer un jour, dans un magasin de curiosités provenant des ateliers de Kioto, qu’aucun des objets qui y étaient étalés n’affectait la forme rectangulaire pure. Je m’en assurai en examinant un grand nombre de cabinets, d’écrins, de boîtes à papier, de plateaux, et d’autres ouvrages vernissés, parmi lesquels, en effet, je ne découvris pas un angle aigu : tous les angles étaient rabattus et légèrement arrondis. Supposé que cette particularité n’ait pas d’autre valeur que celle de l’un de ces caprices du goût dont il ne faut pas disputer, il est un autre fait qui pourrait bien avoir une signification symbolique, c’est que tous les miroirs japonais, sans exception, présentent la figure d’un disque : une pareille uniformité semble propre à confirmer l’opinion de Siebold, que le miroir des temples de Kamis est un emblème du disque du soleil.

Il serait plus embarrassant de deviner la raison de certaines modes de Kioto, si tant est que des modes doivent avoir une raison.

Les dames de la cour s’arrachent les sourcils et les remplacent par deux grosses taches noires, peintes chacune à trois ou quatre doigts au-dessus de l’œil. Est-ce que ces belles, aux pommettes saillantes, auraient le sentiment que l’ovale de leur figure laisse quelque chose à désirer ? et songeraient-elles à l’allonger par cette petite supercherie féminine, qui tend à faire remonter convenablement les sourcils que la nature leur a posés un peu trop au milieu du visage ?

À l’exception de quelques mèches enduites de cire, disposées en forme d’échelons et de cordages le long des tempes et des épaules, elles portent les cheveux tout à fait lisses, aplatis sur la tête, et descendant non tressés sur le dos, où un nœud, qui les retient, doit se prêter à des combinaisons bien mystérieuses, puisque toutes les grandes dames traînent jusque sur le sol une épaisse chevelure ondoyant parmi les plis de leur manteau flottant. L’ampleur de ce riche vêtement de brocart donne à penser que, dans le monde de Kioto, le bonheur du luxe féminin se mesure à la quantité de mètres d’étoffe qu’une simple mortelle a l’honneur de tirer à sa suite.

Mais que peuvent signifier ces deux longs pans de robe, qui dépassent, à droite et à gauche, les bords onduleux du manteau ? Quand la belle est en marche, ils obéissent au mouvement cadencé de ses deux petits pieds invisibles, et l’on dirait, à la voir à distance, qu’elle porte, non pas une robe, mais un ample pantalon traînant, qui ne lui permet de s’avancer qu’à genoux, en se balançant nonchalamment sur les hanches.

Telle est, en effet, l’illusion que ce costume est destiné à produire. Il faut que les dames de la cour, qui peuvent être admises dans la présence du mikado, paraissent s’approcher à genoux de sa sainte Majesté.

Suivantes des dames de Kioto. — Dessin de A. de Neuville d’après une peinture japonaise.

L’on n’entend d’autre bruit dans l’intérieur du palais, que le frôlement de la soie sur les moelleux tapis dont les nattes sont recouvertes. Des stores de bambou interceptent l’éclat du jour. Des paravents aux merveilleuses peintures, des draperies de damas, des courtines de velours, ornées de nœuds en cordonnet de soie encadrant des oiseaux artificiels, forment les parois et les portières des salles de réunion. Aucun meuble n’en altère l’élégante simplicité ; seulement on distingue, dans les angles, ici un aquarium en porcelaine, surmonté d’arbustes vivaces et de fleurs naturelles assortis et arrangés de façon à rivaliser avec le plus savant tableau ;


Suivantes des dames de Kioto. — Dessin de A. de Neuville d’après une peinture japonaise.


là, un cabinet incrusté de nacre, ou une étagère chargée des volumineuses anthologies poétiques du vieil empire, dont l’une fut imprimée sur des feuilles d’or. Une odeur de bois précieux, de fines nattes, de fraîches étoffes, se mêle à l’air pur qui pénètre de tous côtés par les châssis ouverts. Les jeunes filles du palais apportent le thé d’Oudsji et les sucreries du réfectoire de l’impératrice. Celle-ci, la Kisaki, l’altière dominatrice des douze autres épouses légitimes du mikado et de la tourbe de ses concubines, est accroupie, dans un fier isolement, au haut des marches d’une vaste estrade, qui domine toute la salle. Les dames d’honneur et les suivantes, accroupies ou agenouillées derrière elle, à une respectueuse distance, composent, au pied des coulisses, des groupes qui produisent l’effet de plates-bandes de fleurs, car chaque groupe, selon sa position hiérarchique, a son costume et ses couleurs réglementaires.

Quant à l’impératrice, les plis de ses vêtements sont jetés et arrondis avec tant d’art autour de sa personne, qu’ils l’environnent comme d’une éblouissante corolle de gaze, de crêpe et de brocart, et les trois lames d’or verticales qui surmontent son diadème, semblent être comme les anthères d’une divine reine des fleurs.

Les invitées sont rangées en demi-cercles concentriques en face de leur souveraine. Sur un geste de sa main, les dames d’honneur en charge s’approchent et reçoivent, prosternées, les ordres nécessaires pour la direction des entretiens anecdotiques ou des joutes littéraires. La cour de la Kisaki est l’académie des jeux floraux du Japon. Le troisième jour du troisième mois, dans la première quinzaine d’avril, tous les beaux esprits du daïri se réunissent dans les vergers fleuris du castel, au bord de frais ruisseaux ; le saki circule dans les coupes de salvocat, et de charmants défis s’échangent entre gentilshommes et nobles dames, à qui saura trouver et peindre sur le classique éventail de cèdre blanc, orné de feuilles de lierre, les stances les plus poétiques pour célébrer le réveil du printemps.

Cependant la cour de l’impératrice admettait d’autres distractions que les divertissements littéraires. Elle avait sa chapelle, composée essentiellement d’instruments à cordes. À la musique s’alliaient les représentations théâtrales. Un corps de jeunes comédiennes jouait de petits opéras-féeries, ou exécutait des danses de caractère : les unes graves et méthodiques, exigeant l’emploi du manteau à queue, aux longues manches pendantes ; les autres, vives, légères, pleines de fantaisie, rehaussées de travestissements où l’on voyait apparaître les danseuses avec des ailes d’oiseaux ou de papillons. Les dames du daïri avaient, en outre, leurs loges grillées, non-seulement au théâtre impérial, mais au cirque des lutteurs et des boxeurs attachés à la cour des mikados en vertu d’un privilége de l’an 21 avant l’ère chrétienne. Enfin, en petit comité, à leur maison de plaisance, elles aimaient, devant la vérandah, le spectacle des combats de coqs. Ces mœurs et ces usages de la cour de Kioto se maintiennent encore de nos jours, à cette exception près qu’ils n’offrent plus le moindre vestige de vie artistique et littéraire. Ce sont les derniers témoins de la civilisation du vieil empire. Concentrés aujourd’hui sur un seul point du Japon, ils y apparaissent immobiles, comme les tombeaux des collines funéraires. Cependant tout autour de l’antique Miako, une vie nouvelle envahit les villes et les campagnes. Le taïkoun y développe le réseau des institutions civiles et militaires de sa moderne monarchie, et déjà, devant les ports de la mer intérieure, la fumée des steamers de l’Occident annonce l’avénement de la civilisation chrétienne.

Le mikado lorsqu’il était encore visible. — Dessin de Émile Bayard d’après Siebold.

Ces circonstances donnent un intérêt tragique à la situation actuelle de l’ancien empereur héréditaire et théocratique du Japon, cet invisible mikado dont on ne

trouve pas même l’occasion de parler en décrivant sa
La grande procession du daïri ou mikado, à Kioto. — Dessin de Émile Bayard d’après une peinture japonaise.
cour. Mais lui aussi devra sortir de l’ombre mystérieuse

qui le protége. La force des événements l’amènera tout à coup au grand jour de la scène historique contemporaine


Les deux empereurs.

Pendant mon séjour au Japon, il arriva que le taïkoun fit une visite de courtoisie au mikado.

C’était un événement extraordinaire. Il causa une grande sensation, inspira le pinceau des artistes indigènes, et fournit aux résidents étrangers l’occasion de voir un peu plus clair que de coutume dans les rapports réciproques des deux Majestés de l’empire. Leur position respective présente réellement un singulier intérêt. D’abord, le mikado a sur son rival temporel l’avantage de la naissance et le prestige de son caractère sacré. Petit-fils du soleil, il continue la tradition des dieux, des demi-dieux, des héros, des souverains héréditaires qui ont régné sur le Japon, par voie de succession non interrompue, depuis la création de l’empire des huit grandes îles. Chef suprême de la religion, quelles que soient les formes qu’elle revête parmi le peuple, il officie comme souverain pontife de l’ancien culte national des Kamis. Au solstice d’été, il sacrifie à la terre ; au solstice d’hiver, il sacrifie au ciel. Un dieu est expressément préposé à la garde de sa précieuse destinée : du sein du temple qu’il habite au sommet du mont Kamo, dans le voisinage de la résidence, il veille nuit et jour sur le daïri. Enfin, à la mort des mikados, leurs noms devant être inscrits dans les temples de leurs ancêtres, sont gravés à la fois à Kioto, dans le temple d’Hatchiman, et à Isyé, dans le temple même du soleil.

Empereur théocratique et souverain héréditaire, c’est incontestablement du ciel que le mikado tient le pouvoir qui lui est dévolu sur son peuple. Seulement, il faut convenir que, de nos jours, il ne sait plus à quoi l’employer. De temps à autre cependant, il lui semble bon de décerner des titres pompeux, purement honorifiques, à quelques vieux seigneurs féodaux ayant bien mérité de l’autel. Parfois aussi il s’accorde la satisfaction de protester hautement contre les actes du pouvoir temporel, qui lui semblent heurter ses prérogatives ; c’est ce qu’il a fait tout spécialement à propos des traités conclus entre le taïkoun et diverses nations de l’Occident ; il est vrai que, par la suite, il les a sanctionnés, mais c’est parce qu’on lui a forcé la main.

De son côté, le taïkoun est, au su de tout le monde l’heureux héritier de vulgaires usurpateurs. Les fondateurs de sa dynastie, anciens serviteurs du mikado, ont, en effet, dépouillé leur seigneur et maître de son armée, de sa marine, de ses terres et de ses trésors, comme s’ils eussent eu vocation de le débarrasser de tout sujet de préoccupation terrestre.

Peut-être, hélas ! le mikado s’est-il prêté trop complaisamment à toutes leurs manières d’agir. Parce qu’on lui offrait un chariot à deux roues, attelé d’un bœuf, pour sa promenade journalière dans les parcs du castel, ce privilége considérable sans doute dans un pays où personne ne va en voiture, n’aurait pas dû lui faire sacrifier les mâles exercices du tir à l’arc, de la chasse au faucon, des brillantes cavalcades à la poursuite du cerf et du sanglier. De même, on eût pu, sans le rendre invisible, lui épargner la fatigue de ces solennités où, parfaitement immobile sur une estrade, on l’offrait à la muette adoration de la cour prosternée. Maintenant, dit-on, le mikado ne communique plus avec le monde extérieur que par l’intermédiaire des femmes chargées du soin de sa personne. Ce sont elles qui l’habillent et le nourrissent, lui adaptant chaque jour un costume neuf, et le servant dans de la vaisselle sortie le jour même de la fabrique qui, depuis des siècles, a le monopole de cette fourniture. Jamais les pieds du sacré personnage ne touchent le sol ; jamais sa tête n’est exposée au grand air, au plein jour, aux regards profanes ; jamais, en un mot, le mikado ne doit subir le contact ou l’atteinte ni des éléments, ni du soleil, ni de la lune, ni de la terre, ni des hommes, ni de lui-même.

Il fallait que l’entrevue eût lieu à Kioto, la ville sainte, qu’il n’est pas permis au mikado d’abandonner. Il n’y possède en propre que son palais et d’anciens temples de sa famille ; la ville elle-même est sous la domination de l’empereur temporel ; mais celui-ci en consacre les revenus aux dépenses du souverain spirituel, et daigne y entretenir une garnison permanente pour la protection du trône pontifical.

Tous les préliminaires étant accomplis de part et d’autre, une proclamation annonça le jour où le taïkoun sortirait de sa capitale, l’immense et populeuse Yédo, ville toute moderne, centre de l’administration politique et civile de l’empire, siége de l’école de la marine, de l’école militaire, du collége des interprètes et de l’Académie de médecine et de philosophie.

Il se fit précéder d’un corps d’armée équipé à l’européenne ; et tandis que cette troupe d’élite, infanterie, cavalerie et artillerie, s’acheminait sur Kioto par la voie de terre, en suivant la grande route impériale du Tokaïdo, il donna l’ordre à sa flotte de guerre d’appareiller pour la mer intérieure. Lui-même, le souverain temporel, monta sur le magnifique steamer le Lyeemoon, qu’il avait acheté de la maison Dent et Cie, pour la somme de cinq cent mille dollars. Six autres navires à vapeur lui faisaient escorte : c’étaient le Kandimarrah, célèbre par sa traversée de Yédo à San-Francisco, au service de la mission japonaise envoyée aux États-Unis ; la corvette le Soembing, don du roi des Pays-Bas ; le yacht l’Emperor, hommage de la reine Victoria, et des frégates construites en Amérique ou en Hollande, sur des commandes faites par les ambassades de 1859 et de 1862. Gouvernée par des équipages exclusivement japonais, cette escadre, sortit de la baie de Yédo, doubla le cap Sagami et le promontoire d’Idsou, franchit les passes du détroit de Linschoten, et longeant les côtes orientales de l’île d’Awadsi, alla jeter l’ancre dans la rade de Hiogo, où le taïkoun se fit descendre à terre au bruit des salves de bâbord et de tribord.

Son entrée solennelle à Kioto eut lieu quelques jours plus tard, sans autre démonstration militaire que l’appareil de sa propre armée, pour la raison que le mikado n’a ni troupes ni canons à sa disposition, mais simplement une garde d’archers de parade, recrutés parmi les familles de sa parenté ou de la noblesse féodale. Même dans ces modestes conditions, il subvient avec peine à l’entretien de sa cour : les contributions de la résidence n’y suffisant pas, il doit accepter, d’une main, le montant d’une rente que le taïkoun veut bien lui payer sur sa cassette, et, de l’autre, le produit d’une collecte que les frères quêteurs de certains ordres monastiques vont faire annuellement pour lui, de village en village, jusque dans les provinces les plus reculées de l’empire. Si quelque chose lui permet encore de soutenir son rang, c’est l’héroïque désintéressement d’un grand nombre de ses hauts dignitaires. Il en est qui le servent sans autre rémunération que la puissance gratuite des riches costumes réglementaires de la vieille garde-robe impériale. Quand ils rentrent au logis après avoir déposé leur livrée de cour, ces fiers gentilshommes ne dédaignent pas de s’asseoir à un métier de tisserand, ou devant un tambour de brodeuse. Plus d’une pièce de ces riches soieries de Kioto, dont on admire la main-d’œuvre, sort de maisons princières qui ont leurs noms inscrits au calendrier des Kamis.

Distribution d’argent au peuple par ordre du taïkoun. — Dessin de Émile Bayard d’après un croquis japonais.

Ces circonstances n’empêchèrent pas le mikado d’inaugurer la journée de l’entrevue en étalant, aux regards de son royal visiteur, le spectacle de la grande procession du daïri. Accompagné de ses archers, de sa maison, de sa cour et de toute sa suite pontificale, il sortit du palais par le portique du sud, qui, vers la fin du neuvième siècle, fut décoré des compositions historiques du célèbre peintre et poëte, Kosé Kanaoka. Il descendit, le long des boulevards, jusqu’aux faubourgs que baigne l’Idogawa, et remonta vers le castel en parcourant toutes les rues principales de la cité.

Il faisait porter avec pompe, en tête du cortége, les antiques insignes de son pouvoir suprême : le miroir d’Izanami, son aïeule, la charmante déesse qui donna le jour au soleil dans l’île d’Awadsi ; les glorieuses enseignes dont les longues banderoles de papier avaient flotté sur les troupes du conquérant Zinmou ; le glaive flamboyant du héros de Yamato, qui dompta l’hydre à huit têtes à laquelle on sacrifiait des vierges de sang princier ; le sceau qui fut apposé aux lois primitives de l’empire ; l’éventail en bois de cèdre, ayant la forme d’une latte et remplissant l’usage d’un sceptre qui, depuis plus de deux mille ans, passe des mains du mikado défunt à celles de son successeur.

Je ne m’arrêterai pas à une autre exhibition, destinée sans doute à compléter et à rehausser l’effet de la première, savoir celle des bannières armoriées de toutes les anciennes familles seigneuriales de l’empire. Peut-être devaient-elles rappeler au taïkoun qu’il n’était qu’un parvenu aux yeux de la vieille noblesse territoriale ; mais ce parvenu pouvait sourire complaisamment à la pensée que tous les seigneurs japonais, les grands comme les petits daïmios, n’en sont pas moins obligés de passer six mois de l’année à sa cour de Yédo et de lui présenter leurs hommages au milieu des nobles de sa propre création.

Deux siècles auparavant, dans une occurrence toute pareille, l’un de ses prédécesseurs, Minamoto Yémits, rendit au mikado politesse pour politesse : ayant fait assembler, en bon ordre, la populace de Kioto dans la grande cour du castel, il ordonna de lui distribuer, sur sa cassette taïkounale, une somme d’argent considérable. Or, au Japon comme ailleurs, on dit, proverbialement : « Celui qui paye commande. »

La colonne la plus nombreuse et la plus pittoresque de la procession fut celle des représentants de toutes les sectes qui reconnaissent la suprématie spirituelle du mikado. Les dignitaires de l’ancien culte des Kamis se distinguent à peine, quant à leur costume, des grands officiers du palais. J’ai déjà eu l’occasion de le décrire : il nous rappelle que les Japonais eurent dans l’origine une religion sans sacerdoce. Le bouddhisme, au contraire, qui est venu de la Chine et s’est rapidement propagé dans tout l’empire, présente une infinie variété de sectes, de rites, d’ordres et de confréries. Les bonzes et les moines appartenant à cette religion formaient, dans le cortége, des files interminables de graves personnages à têtes tonsurées ou complétement rasées, tantôt nues, tantôt couvertes de toques bizarres, de mîtres, de chapeaux à larges bords. Les uns portaient une crosse à la main droite, d’autres un rosaire, d’autres encore un chasse-mouches, une conque marine, un goupillon à bandes de papier. Des soutanes, des surplis, des manteaux de toute façon et de toutes couleurs composaient leur accoutrement.

À leur suite venaient les gens de la maison du mikado.

Dans leur tenue de cérémonie, les gardes du corps pontificaux visent par-dessus tout à l’élégance. Laissant les hauberts et les cottes de mailles aux hommes d’armes du taïkoun, ils se coiffent d’une petite calotte laquée, ornée sur les deux tempes de rosaces ayant la forme d’un éventail ouvert, et ils se serrent la taille d’un riche pourpoint de soie bordé de festons dentelés sur toutes les coutures. Leurs pieds disparaissent sous l’ampleur de leur pantalon. Un grand sabre recourbé, un arc, un carquois garni de flèches, constituent leur équipement.

Un daïmio en costume de cour. — Dessin de J. Pelcoq d’après une peinture japonaise.

Quelques-uns d’entre eux, à cheval, maniaient une longue houssine, retenue au poignet par un cordon de soie, à gros flocons.

Sous ces dehors pleins de noblesse se cache trop souvent une grande brutalité de caractère. La turbulence et le débordement de mœurs des jeunes cavaliers de la cour sacerdotale du Japon ont fourni à l’histoire des pages qui rappellent les plus mauvais jours de la Rome papale, les temps de César Borgia. Le Hollandais Conrad Kramer, envoyé de la Compagnie des Indes néerlandaises à la cour de Kioto, eut la faveur d’assister, en 1626, à une fête donnée en l’honneur de la visite de l’empereur temporel à son souverain spirituel. Il raconte que le lendemain de cette solennité, l’on releva dans les rues de la capitale, des cadavres de femmes, de jeunes filles et d’enfants, victimes de violences nocturnes. Un nombre plus considérable encore de femmes mariées et de jeunes filles d’Osaka, de Sakkaï, et d’autres villes du voisinage, que la curiosité avait attirées à Kioto avec leurs époux ou leurs parents, disparurent dans le tumulte des rues envahies par la foule, et ne se retrouvèrent que huit à quinze jours plus tard, sans que leurs familles aient jamais pu se faire rendre justice de leurs ravisseurs.

La polygamie n’existant au Japon que pour le mikado, ou plutôt revêtant pour lui seul le caractère d’une institution légale, il était naturel qu’il fît quelque étalage de cette prérogative. Elle lui coûte assez cher ! C’est le gouffre, bordé de fleurs, que les premiers usurpateurs du pouvoir impérial ont creusé sous les pas des successeurs de Zinmou. Quel perfide sourire devait contracter les lèvres du taïkoun, lorsqu’il vit s’approcher,

à la file, les carrosses du daïri !
Visite du taïkoun au mikado, à Kioto (en 1863). — Dessin de Émile Bayard d’après une peinture japonaise.

Ces lourdes voitures, construites en bois précieux et vernies de diverses couleurs, étaient attelées, chacune, de deux buffles noirs, conduits par des pages en sarraux blancs. Elles renfermaient, assises derrière des portières à claire-voie, l’impératrice et les douze autres femmes légitimes du mikado : celui-ci n’avait pu, convenablement, leur refuser de partager avec lui le privilége de ce genre de véhicule. Ses concubines favorites et les cinquante dames d’honneur de l’impératrice suivaient, portées en norimons ou palanquins couverts.

Quant au mikado lui-même, lorsqu’il sort du castel, c’est toujours dans son norimon pontifical. Ce palanquin, fixé sur de longs brancards et confié aux soins de cinquante porteurs, en livrée blanche, domine de loin la foule. Il est construit sur la forme des mikôsis, ces châsses dans lesquelles on expose les saintes reliques des Kamis. Nous pouvons le comparer à un pavillon de jardin ayant pour toiture une coupole évasée à la base et ornée d’appendices à clochettes. La coupole est couronnée d’une boule, et la boule surmontée d’une sorte de coq dressé sur ses ergots, les ailes étendues et la queue renflée : c’est la représentation de cet oiseau mythologique connu en Chine et au Japon sous le nom de Foô.

Ce pavillon portatif, tout éclatant de dorures, est fermé si hermétiquement, que l’on a peine à croire que personne y puisse être installé. Ce qui prouverait néanmoins qu’il remplit bien réellement la haute destination qui lui est attribuée, c’est que l’on voit cheminer, à côté des deux portières, les femmes attachées au service domestique du mikado. Elles seules ont le privilége d’entourer sa personne. Pour sa cour même, aussi bien que pour le peuple, le mikado n’existe que comme une sorte de divinité invisible, muette, inabordable. On sut lui maintenir ce caractère jusque dans la scène de son entrevue avec le taïkoun.

Parmi les bâtiments du castel qui donne à Kioto son cachet de résidence (miako), il en est un que l’on pourrait appeler le temple des audiences pontificales, car il est construit dans le style d’architecture sacrée propre aux édifices du culte des Kamis, et il porte, comme eux, le nom de Mia. Adossé au corps de logis habité par le mikado, il s’élève au fond d’une vaste cour dallée et plantée d’arbres, où viennent s’échelonner les cortéges d’honneur dans les jours de grandes solennités.

Cet espace réservé reçoit successivement un détachement d’officiers d’ordonnance et de gardes du corps du taïkoun, qui y prennent position, puis divers groupes de dignitaires de la suite du mikado, escortés de quelques archers du daïri.

Officier du taïkoun en tenue de ville. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

Les femmes se sont retirées dans leurs appartements. Les députations des bonzes et des ordres monastiques occupent les halles, le long des murs d’enceinte. De distance en distance, des soldats de la garnison taïkounale de Kioto, forment la haie, des deux côtés de l’avenue qui aboutit aux larges degrés de la façade du bâtiment. C’est par là que les courtisans du mikado, revêtus de manteaux à queue traînante, défilent à pas comptés, gravissent majestueusement les degrés, et vont prendre place à droite et à gauche, sur la vérandah, la face tournée du côté des portes, encore fermées, de la grande salle du trône. Avant de s’accroupir à leur poste, ils ont soin de relever la queue de leur manteau et d’en rejeter les pans inférieurs sur la balustrade de la vérandah, de manière à étaler aux regards de la foule les armes qui sont brodées sur cette partie du vêtement. Bientôt toute la galerie est tapissée de cette brillante décoration.

Cependant, vers l’aile gauche de l’édifice, les sons des flûtes, des conques marines et des gongs de la chapelle pontificale annoncent que le mikado fait son entrée dans le sanctuaire. Le plus profond silence règne parmi la foule. Une heure s’écoule dans une religieuse attente, jusqu’à ce que les préparatifs de la réception soient terminés. Tout à coup, une fanfare martiale signale l’arrivée du taïkoun. Il s’avance dans l’avenue, à pied et sans escorte ; son premier ministre, les commandants de la flotte et de l’armée, et quelques membres des conseils de la cour de Yédo, marchent derrière lui, à une respectueuse distance. Il s’arrête un instant au pied du grand escalier, et aussitôt les portes du temple s’entr’ouvrent peu à peu, en glissant de droite et de gauche dans leurs coulisses. Il gravit enfin les degrés, et alors se dévoile le spectacle qui tient en suspens l’attention de la multitude.

Un grand store d’écorce de bambou, peint en vert, suspendu au plafond de la salle, est abaissé jusqu’à deux ou trois pieds au-dessus du seuil. À travers cet étroit interstice, on distingue un lit de nattes et de tapis, sur lequel s’étalent les larges plis d’une ample robe blanche. C’est en cela que consiste toute l’apparition du mikado sur son trône.

Le store, tressé à claire-voie, lui permet de tout observer sans être vu. Aussi loin que s’étendent ses regards, il ne rencontre que des têtes prosternées devant son invisible majesté. Une seule se dresse encore au-dessus de l’escalier du temple, mais celle-là est couronnée de la haute toque d’or, royal insigne du chef temporel de l’empire. Et cependant, lui aussi, le puissant souverain dont le pouvoir ne connaît plus de résistance, lorsqu’il a franchi le dernier degré, il s’incline, s’affaisse lentement sur lui-même, tombe à genoux, étend les bras en avant vers le seuil de la salle du trône et courbe son front jusqu’à terre.

Dès ce moment, la cérémonie de l’entrevue est accomplie, le but de la solennité est atteint : le taïkoun s’est prosterné ostensiblement aux pieds du mikado.

Pure génuflexion politique ! dira-t-on, vaine et indigne simagrée, qui ne trompe pas même celui qui en est l’objet !

En effet, il pourrait fort bien arriver au Japon, comme ailleurs, que, tout en respectant la lettre d’une fiction légale vieillie, on enlevât peu à peu à celle-ci sa signification primitive. Alors l’esprit change, la forme reste ; longtemps encore on la conserve avec un soin superstitieux, puis, quand son heure a sonné, un souffle la réduit en poussière.

L’événement même que je viens de décrire est un indice remarquable du travail qui déjà s’est opéré au Japon parmi les intelligences généralement distinguées auxquelles est confié le gouvernement de cet empire.

Officier en tenue de cour. — Dessin de A. de Neuville d’après une aquarelle de M. Roussin.

Il y avait, dit-on, plus de deux siècles que les taïkouns dédaignaient de renouveler l’hommage, rendu par leurs prédécesseurs, au souverain théocratique du grand Nippon.

La dernière entrevue eut pour conséquence de constater deux faits, dont l’un était envisagé comme chose assez indifférente, et l’autre recevait des circonstances une portée considérable.

Le premier, c’est que le souverain temporel continuait d’être, par tradition, le fils soumis du grand pontife de la religion nationale ; et le second, que l’empereur théocratique reconnaissait formellement le représentant d’un pouvoir qui n’émanait pas du petit-fils du soleil. En apparence, les deux puissances faisaient un simple échange de politesses. En réalité, le souverain temporel n’aliénait aucune parcelle de son pouvoir ; tandis que le mikado abdiquait toute prétention au gouvernement séculier, et reconnaissait même implicitement, dans la personne du taïkoun, cette civilisation moderne contre laquelle il avait tant de fois fulminé ses anathèmes.

Les artistes indigènes, dont le pinceau a retracé les solennités de l’entrevue de Kioto, n’ont pas manqué d’en saisir la vraie signification.

Le retour du taïkoun dans sa capitale a fourni, par exemple, le sujet d’une planche dont l’interprétation ne saurait être douteuse, du moins quant aux traits fondamentaux de cette curieuse composition.

Le peintre reproduit avec complaisance l’aspect triomphal du steamer qui porte le chef de l’État. Le beau Lyeemoon, chauffé à toute vapeur, comme on le remarque à la fumée qui s’échappe de ses deux cheminées, fend majestueusement les vagues de la haute mer. Les hommes de l’équipage sont chacun à leur poste et manœuvrent avec une parfaite aisance. Les navires que l’on aperçoit dans le lointain n’inspirent aucune inquiétude ; car s’ils n’appartiennent pas à l’escadre japonaise, ils font partie de la flotte alliée des puissances de l’Occident avec lesquelles le taïkoun est en relation d’amitié et de bons offices.

« Va donc en paix ! » semble dire l’artiste à son souverain. « Poursuis ta route et ton œuvre civilisatrice ; rivalise avec l’Occident, et fais-nous part de sa science et de son industrie. Tu n’as rien à redouter du pouvoir suranné qui se survit encore dans la vieille Miako. Les Kamis, qui ont fait la gloire de l’ancien Japon, étendent eux-mêmes une main protectrice sur ce navire autrefois étranger, œuvre merveilleuse du génie moderne qui se naturalise enfin parmi nous. Le vénérable patron de nos pays de rizières, Inari Daïmiôdjin, salue l’aurore de la nouvelle ère nationale, et il envoie les renards blancs, ses rusés et prudents serviteurs, balayer avec le goupillon céleste toute maligne influence qui s’interposerait en ton chemin. Tous les dieux de l’antique Nippon, tous ses héros traditionnels, sont désormais à tes ordres et te font cortége du haut du ciel pour honorer et bénir ton retour dans la nouvelle capitale de l’empire. »

L’artiste nous montre, en effet, à la gauche d’Inari, dans un encadrement de nuages, le vigilant factionnaire de la porte du ciel, Konpira, laissant sortir et s’avancer au-dessus du steamer du taïkoun, tout un groupe de génies tutélaires, portant, pour la plupart, cette antique coiffure nationale qui ressemble à une petite mître ornée de ses fanons. L’on remarque parmi eux Katori et Kashima, qui ont fait pénétrer la gloire et la puissance des petits-fils du soleil jusque dans les ténèbres du pays des Yébis, au nord de l’ancien empire des huit grandes îles. Ils sont accompagnés du digne fils de l’héroïne Zingou, la glorieuse impératrice qui a fait la conquête de la Corée : c’est le patron des braves, Hatchiman, qui n’a pu se séparer au ciel ni de son coursier ni de son éventail de guerre ; on lui rend les hommages divins dans les cités les plus célèbres de l’empire, et ses temples rivalisent avec les plus merveilleux édifices du culte de Bouddha. À sa suite, Sokoïmeï, le dompteur de diablotins, est le patron des jeunes garçons et l’une des idoles favorites des fêtes populaires. Enfin, voici un dieu qui, pour être venu de l’Inde, n’en a pas moins une place d’honneur dans le Panthéon du Nippon ; c’est l’Arès des Grecs, le Mars des Romains, au Japon Marisiten, le dieu des batailles. Monté sur un sanglier lancé en pleine carrière, il est prêt à combattre quiconque oserait s’attaquer à son moderne protégé. Or, c’est précisément ce qui vient d’arriver, fort à propos pour confirmer l’interprétation qui précède.

Retour du taïkoun à Yedo. — Fac-simile d’un dessin japonais.

L’un des plus puissants seigneurs féodaux du Japon, le prince de Nagato, a tenté de restaurer le mikado dans son ancienne omnipotence théocratique, et aussitôt, le taïkoun menacé s’est transporté, à la tête de ses forces de terre et de mer, sur le théâtre de la rébellion.

Quelle que soit la durée de la crise que traverse actuellement le Japon, il est permis de conjecturer qu’elle se terminera par la constitution définitive de cet empire en une monarchie pure, affranchie de toute suprématie sacerdotale.

A. Humbert.

(La suite à une autre livraison.)



  1. Suite. — Voy. pages 1, 17, 33 et 49.