Le Jeu des épées/Folie

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Le Jeu des épéesMercure de FrancePoèmes 1887-1897 (p. 196-197).

FOLIE

J’ai perdu ma raison dans une cité vieille
Où l’on entend le bruit fin des rouets, la nuit ;
Le gardien des drapeaux, droit sur les remparts, veille
Sur la plaine et le port, où nul fanal ne luit.

Une eau très lente y berce le sommeil des cygnes
Au pied de l’escalier du palais des Infants,
Où des vieillards ployés sous d’antiques insignes
Disent aux futurs rois le mensonge des ans.

Sur la tour de l’horloge on voit, l’une après l’une,
Servantes de chaque heure et de l’éternité,
Des reines élevant des coupes à la lune,
Mourantes et semblant lasses d’avoir été.


Parfois, rappel des temps de prière, une cloche
Puis deux sonnent au cœur d’invisibles beffrois ;
Mais nul ne peut me dire si l’église est proche
Où le sauveur m’appelle avec tous à sa croix.

Et c’est surtout, partout, sur le rouet des vierges.
Qui travaillent au fond des anciennes maisons,
Dans leurs alcôves d’or où clignotent des cierges,
Le froissement du lin des futures saisons.

Et je vais, me heurtant le front à chaque porte.
Voulant saisir un fil qui s’échappe à mes mains.
Qu’importe si l’on rit ? Ma raison n’est pas morte
Quand j’entends les rouets chantant les lendemains.