Le Jeu des épées/La Fille à la fontaine

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Le Jeu des épéesMercure de FrancePoèmes 1887-1897 (p. 207-208).

LA FILLE À LA FONTAINE

À Numa Gillet

Les filles de l’amour se penchent sur la source
Sourde où les nénufars attirent le désir
Des lèvres et des doigts ouverts pour les saisir.
 
Toutes en haletant ont suspendu leur course
En cercle autour de l’eau qui reflète leurs yeux
Azurés d’avoir vu tant de fleurs et de cieux.

Elles ont tu leurs voix en liesse. La plus folle
Tient ses seins ; et son souffle à peine siffle-t-il
Sur sa langue qui pointe un peu comme un pistil.

Au gré lascif du vent, sa chevelure molle
S’épanche en boucles d’or de la nuque aux genoux
Mi-ployés sur la marge où meurent les remous.


Bientôt ses sœurs, la brune, la blonde et la rousse,
S’en vont, ayant eu peur de l’eau qui les mirait.
Seule, celle-ci reste, ainsi qu’une qu’attrait

Le mystère des fontaines. Et sur la mousse
Ses immobiles mains sont comme mortes, tant
Le poids léger des seins les lasse maintenant.

L’ombre s’allonge au fur de la chute des heures,
Et la cloche du soir appelle en le vallon
Les filles pour la danse au son du violon.

Seule celle-ci reste au bois, loin des demeures.
Et sa voix peu à peu s’élève en la chanson
De l’amante perdue au jour de la moisson.

Puis, grave, elle s’est tue. Et quand au pâturage
Les clarines des bœufs ont cessé lentement
De tinter, la folle qui ne veut pas d’amant

S’est inclinée enfin vers son propre mirage,
Et tremblant à l’abri murmurant d’un bouleau,
Elle a baisé sa bouche irréelle dans l’eau.