Le Joueur (Dostoïevski)/XI

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Plon (p. 78-85).
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XI


On roula vers la porte le fauteuil de la babouschka. Elle était rayonnante. Tous les nôtres la félicitèrent. Malgré son excentricité, son triomphe semblait lui avoir fait une auréole, et le général ne craignait plus de se montrer en public avec elle. Avec une familiarité souriante, il adressa à la babouschka des compliments pareils à ceux qu’on donne à un enfant. Visiblement, il était étonné, comme tous les autres assistants, qui parlaient entre eux en se montrant la babouschka. Plusieurs s’approchèrent pour la mieux voir. M. Astley parlait d’elle avec deux de ses compatriotes. Les dames l’examinaient avec curiosité. De Grillet était aux petits soins pour elle.

— Quelle victoire ! disait-il.

— Mais, madame, c’était du feu ! ajouta avec un sourire obséquieux Mlle Blanche.

— Eh ! oui, voilà. J’ai gagné douze mille florins. Sans compter l’or : avec l’or ça doit faire treize. Six mille roubles de notre monnaie, hein !

— Plus de sept mille, lui dis-je ; peut-être huit au cours actuel.

— Ce n’est pas une plaisanterie, huit mille roubles ! Potapitch, Marfa, avez-vous vu ?

— Ma petite mère ! mais comment avez-vous fait ? s’exclamait Marfa. Huit mille roubles !

— Voilà cinq louis pour chacun de vous.

Potapitch et Marfa se précipitèrent pour lui baiser les mains.

— Donne un louis à chacun des porteurs, Alexis Ivanovitch. Ce sont des laquais, ces gens-là qui me saluent ? Donne-leur un louis à chacun.

— Madame la princesse… un pauvre expatrié… malheurs continuels… Ces princes russes sont si généreux !

C’était un homme vêtu d’un veston usé, d’un gilet de couleur, qui tournait autour du fauteuil en tenant sa casquette très haut au-dessus de sa tête.

— Donne-lui aussi un louis… non, deux louis. Assez maintenant, nous n’en finirions plus. Levez-moi et marchons ! Praskovia, je t’achèterai demain une robe ; et à l’autre… comment donc ? Mlle Blanche, je lui achèterai aussi une robe. Dis-le-lui en français, Praskovia.

— Merci, madame, fit Mlle Blanche avec un sourire ironique et gracieux en clignant de l’œil à de Grillet et au général.

Le général ne dissimulait pas son embarras, et poussa un soupir de soulagement quand nous arrivâmes à l’hôtel.

— Et Fédossia ! s’écria la babouschka en se rappelant la vieille bonne du général, elle aussi va être étonnée ! Je veux aussi lui acheter une robe. Alexis Ivanovitch, donne donc quelque chose à ce mendiant… Et toi, Alexis Ivanovitch, tu n’as pas encore tenté la chance ?

— Non.

— Je voyais pourtant bien tes yeux étinceler.

— J’essayerai, babouschka, plus tard.

— Et ponte seulement sur le zéro ; tu verras… Combien as-tu d’argent ?

— Vingt louis, babouschka.

— Ce n’est pas assez. Je t’en prêterai cinquante, moi, si tu veux. Prends ce rouleau-là. Et toi, mon petit père, dit-elle tout à coup au général, n’y compte pas, c’est inutile, tu n’auras rien.

Le général eut une crispation singulière. De Grillet fronça le sourcil.

— La terrible vieille ! dit-il entre ses dents au général.

— Un autre mendiant ! Un mendiant ! cria la babouschka. Donne-lui aussi un florin.

Cette fois-ci, c’était un personnage très vieux, avec une jambe de bois, une longue redingote bleue et qui s’appuyait sur une canne pour marcher. On eût dit un vieux soldat. Mais quand je lui offris un florin il fit un pas en arrière et me regarda avec colère.

Was ist’s ? Der Teufel ! (Qu’est-ce que c’est ? Que diable !) dit-il.

Et il me gratifia d’une dizaine d’injures.

— L’imbécile ! cria la babouschka en me faisant signe de le laisser là. Allons ! j’ai faim. Il faut dîner tout de suite. Je dormirai un peu, et puis nous retournerons à la roulette.

— Vous voulez y retourner, babouschka ! m’écriai-je.

— Pourquoi pas ? Parce que vous restez ici à vous ennuyer, il faut que je fasse comme vous ?

— Mais, madame, dit de Grillet, les chances peuvent tourner. Vous pouvez tout perdre d’un seul coup… Surtout avec votre jeu… C’était terrible !…

— Vous perdrez certainement, miaula Mlle Blanche.

— Et qu’est-ce que ça vous fait ? Ce n’est pas votre argent que je perdrai, c’est le mien !… Et où est M. Astley ?

— Il est resté à la gare, babouschka.

— C’est dommage. C’est un brave garçon.

En arrivant, à l’hôtel, la babouschka appela le majordome et lui apprit son gain. Puis elle appela Fédossia, lui donna trois louis et demanda à dîner.

— Alexis Ivanovitch, sois prêt vers quatre heures ; nous irons ensemble à la roulette. En attendant, au revoir. Et n’oublie pas de m’amener quelque docteur, il faut que je prenne les eaux.

Je sortis de chez la babouschka comme étourdi. Je tâchais de m’imaginer quelle tournure allaient prendre les affaires. Le général et les autres étaient déconcertés. L’arrivée inattendue de la babouschka avait détruit toutes leurs espérances. Cependant, l’aventure de la roulette était pour eux plus importante encore ; car, quoique la babouschka eût dit deux fois qu’elle ne donnerait pas d’argent au général, du moins il conservait encore un dernier espoir ; mais maintenant, après les exploits de la vieille dame à la roulette, maintenant peut-être tout était bien compromis. Chaque louis qu’elle risquait était comme un coup de couteau dans le cœur du général. C’était extrêmement dangereux.

Toutes ces réflexions m’agitaient tandis que je regagnais ma chambre au dernier étage de l’hôtel. Et je ne connaissais pas tous les facteurs du problème que je voulais résoudre. Paulina ne m’avait jamais parlé avec une entière franchise. Presque toujours, après m’avoir fait quelques confidences, elle les tournait en ridicule et me jurait que tout cela était faux. Toutefois, je pressentais que le mystère touchait à sa fin.

Ma propre destinée ne m’intéressait presque pas. Étrange disposition d’esprit : je ne possédais que vingt louis ; j’étais parmi des étrangers, sans position, sans moyens d’existence, sans espérances ; et pourtant je n’avais à mon propre sujet aucun souci. N’eût été mon inquiétude à propos de Paulina, j’aurais ri bien volontiers en me demandant quel devait être le dénoûment de tout ceci. Je sentais que la destinée de cette jeune fille était en jeu, mais je dois avouer que ce n’était pas sa destinée qui m’inquiétait le plus : c’était son secret. J’aurais voulu la voir venir à moi et me dire : « Tu sais bien que je t’aime ! » Mais s’il n’en est rien, alors… alors, que désirer désormais ? Eh ! sais-je au juste ce que je désire ? Je voudrais ne jamais la quitter, vivre dans son orbite, dans sa lumière, pour toujours, pour toute la vie. Je n’ai plus une seule autre pensée. Je ne pourrais même pas vivre loin d’elle.

Au troisième étage, dans le corridor du général, je ressentis comme une secousse intérieure. Je me retournai, et, à vingt pas, j’aperçus Paulina. Évidemment, elle m’attendait. Dès qu’elle me vit, elle me fit signe de m’approcher.

— Paulina Alexandrovna…

— Chut !

— Imaginez-vous, dis-je à voix basse, que je viens de sentir une secousse : je me retourne, je vous vois : est-ce qu’il émane de vous un fluide électrique ?

— Prenez cette lettre, dit-elle d’un air soucieux, probablement sans avoir entendu mes paroles, et remettez-la à M. Astley, tout de suite, je vous en prie. N’attendez pas de réponse ; lui-même…

Elle n’acheva pas.

— À M. Astley ? demandai-je avec étonnement.

Mais Paulina avait déjà disparu.

« Ah ! ah ! ils s’écrivent ! » Je courus, cela va sans dire, chez M. Astley. Il n’était ni à son hôtel ni à la gare. Enfin, je le rencontrai au milieu d’une cavalcade d’Anglais et d’Anglaises. Je lui fis signe ; il s’arrêta, et je lui remis la lettre. Nous n’eûmes pas même le temps de nous regarder ; mais je soupçonne M. Astley d’avoir fouetté exprès son cheval.

Étais-je torturé par la jalousie ? En tout cas mon humeur était exécrable. Je n’aurais pas voulu connaître le sujet de leur correspondance. Un ami ! pensai-je, c’est clair… Un amant ?… Certainement non, me disait la raison. Mais la raison est peu de chose dans ces sortes d’affaires. Il y avait encore un point à élucider ; l’affaire se compliquait.

À peine eus-je le temps de rentrer à l’hôtel que le concierge et le majordome m’informèrent qu’on était déjà venu me chercher trois fois de la part du général. Chez le général, je trouvai, outre le général lui-même, de Grillet et Mlle Blanche, celle-ci sans sa mère. Décidément, cette mère n’était qu’un personnage de parade. Tous les trois discutaient avec chaleur ; la porte du cabinet, chose anormale, était fermée. J’entendis, avant d’entrer, de Grillet qui parlait à haute voix et d’un ton persifleur ; Mlle Blanche avait le verbe injurieux ; le général suppliait, son accent était larmoyant. À ma vue, ils se turent subitement. De Grillet sourit tout à coup, de ce sourire français, officiellement aimable, que je déteste. Le général se redressa machinalement. Seule Mlle Blanche conserva sa physionomie irritée ; pourtant elle fixa sur moi un regard d’attente impatiente. D’ordinaire elle faisait semblant de ne pas me voir.

— Alexis Ivanovitch, commença le général avec une bienveillance marquée, permettez-moi de vous déclarer qu’il est étrange, très étrange…, en un mot, que votre conduite à mon égard et à l’égard de toute ma famille…, en un mot, c’est étrange, excessivement étrange…

— Ce n’est pas cela, interrompit de Grillet avec mépris et dépit. Non, cher monsieur, notre cher général se trompe en prenant ce ton, il voulait vous dire…, c’est-à-dire vous prévenir… ou, pour parler plus justement, vous prier instamment de ne pas consommer sa perte. Eh bien ! oui, de ne pas le perdre. J’emploie avec intention ce mot.

— Mais comment ? interrompis-je. Que voulez-vous dire ?

— Eh bien ! vous vous êtes constitué le… le… comment dirais-je ? le mentor de cette terrible vieille ; considérez donc qu’elle va se ruiner ! Vous avez vu vous-même comment elle joue. Si elle commence à perdre, elle ne quittera plus la roulette, par entêtement. Elle jouera toujours, et vous savez qu’on ne répare pas ainsi ses pertes, et alors… alors…

— Et alors, reprit le général, vous me perdez, moi et ma famille, qui sommes ses héritiers… Elle n’a pas de plus proches parents que nous. Je vous parle franchement, nos affaires vont mal, très mal. Vous deviez d’ailleurs vous en douter déjà. Si elle fait des pertes considérables, ô Dieu ! que deviendrons-nous ?

Le général se tourna vers de Grillet.

— Alexis Ivanovitch, sauvez-nous ! sauvez-nous !

— Mais, général, que puis-je en tout ceci ?…

— Refusez-vous à la guider, abandonnez-la.

— Mais un autre prendra ma place !

— Ce n’est pas ça, ce n’est pas ça, interrompit de Grillet, que diable ! Non, ne l’abandonnez pas, mais plutôt persuadez-la… Ne la laissez pas risquer trop d’argent.

— Mais comment le pourrais-je faire ? Essayez donc, vous-même, monsieur de Grillet, ajoutai-je avec l’expression la plus naïve que je pus.

Je surpris à ce moment un regard expressif et interrogateur de Mlle Blanche à de Grillet. De Grillet lui-même laissa voir une émotion qu’il ne put maîtriser.

— Allons donc ! Elle ne m’écouterait pas maintenant, s’écria-t-il avec un geste désespéré. Ah ! si… après…

— Ô mon cher Alexis, soyez assez bon… — me dit à son tour Mlle Blanche elle-même, en me serrant fortement les deux mains.

Que le diable l’emporte ! Cette figure de démon savait changer en un instant. Elle était alors si charmante, si enfant, si espiègle ! Elle me lança encore un regard furtif, que les autres ne purent voir… Que voulait-elle ?… Mais c’était un peu trop primitif et trop simple…

— Alexis Ivanovitch, reprit le général, pardonnez-moi le ton que j’ai pris tout à l’heure. Ce n’est pas ainsi que je voulais vous parler. Je vous en prie, je vous en supplie, laissez-moi vous saluer jusqu’à la ceinture, à la russe. Vous seul pouvez nous sauver. Mlle de Comminges et moi nous vous supplions. Comprenez, comprenez donc ! ajouta-t-il en me montrant du coin de l’œil Mlle Blanche.

Il était dégoûtant !

Trois coups discrets furent frappés à la porte. C’était un domestique qui précédait Potapitch. Tous deux étaient envoyés par la babouschka. On me cherchait, on me voulait tout de suite, on se fâche, me dit Potapitch.

— Mais il n’est pas trois heures et demie !

— Elles[1] n’ont pas pu s’endormir, elles étaient agitées, puis elles se sont levées, ont demandé le fauteuil et ont envoyé vous chercher. Elles vous attendent sur le perron…

— Quelle mégère ! s’écria de Grillet.

En effet, la babouschka m’attendait. Elle était hors d’elle-même d’impatience. Nous allâmes aussitôt à la roulette.

  1. Les domestiques russes parlent toujours de leur maître au pluriel.