Le Jour de Saint-Valentin/01

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Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 15-18).



LE JOUR
DE SAINT-VALENTIN,
OU
LA JOLIE FILLE DE PERTH.



CHAPITRE PREMIER.

DESCRIPTION.


Vois le Tibre, s’écriait le fier Romain, contemplant le large Tay du côté de Beglie ; mais où est l’Écossais qui, en retour de sa vanterie, donnerait au Tibre nain le nom de Tay[1] ?
Anonyme.


Parmi toutes les provinces d’Écosse, si on demandait à un étranger intelligent de désigner la plus variée et la plus belle, il est probable qu’il nommerait le comté de Perth. Un homme né dans tout autre district, quoique sa partialité pût l’entraîner à mettre au premier rang son comté natal, placerait au second, sans contredit, celui de Perth, et donnerait ainsi aux habitants le droit de prétendre, préjugé à part, que le Perthshire forme la plus belle portion de la Calédonie. Il y a long-temps que lady Marie Worthley Montague, avec ce goût excellent qui caractérise ses écrits, disait que la partie la plus intéressante d’un pays, celle où se déploient le mieux les beautés sans nombre de la nature, c’est l’endroit où les montagnes descendent vers une certaine étendue de pays plat. Là se trouvent les plus pittoresques, sinon les plus hautes montagnes. Les rivières se frayent une route à travers la région montagneuse par des chutes sauvages, et s’élancent par les défilés les plus romantiques. Au-dessus, la végétation d’un climat et d’un sol plus heureux se mêle à la magnificence caractéristique des montagnes ; des bois, des bosquets, des taillis en profusion, revêtent le bas de ces hauteurs, gravissent les ravins et descendent au fond des précipices. C’est dans ces régions favorisées que le voyageur trouve ce que le poète Gray, ou quelque autre, appelle « la Beauté couchée dans le giron de la Terreur. »

Cette province favorisée du ciel, placée dans une situation aussi avantageuse, présente une variété des plus attrayantes. Ses lacs, ses bois, ses collines, peuvent lutter en beauté avec ce qu’il y a de plus beau dans les Highlands ; et, néanmoins, le Perthshire renferme, au milieu des sites les plus romantiques, beaucoup de plaines fertiles et habitables, qui pourraient rivaliser de richesses avec la joyeuse Angleterre elle-même. Le pays a été aussi le théâtre de bien des exploits et des événements remarquables. Ce fut dans ces vallées que les Saxons de la plaine et les Gaels des montagnes eurent plus d’une rencontre désespérée et sanglante. Souvent il fut impossible de décider si la palme de la victoire appartenait aux chevaliers couverts d’acier, ou aux clans revêtus du plaid.

Perth[2], si fameuse pour la beauté de sa situation, est une ville de grande antiquité ; et une vieille tradition lui accorde la gloire d’être une fondation romaine. Cette nation victorieuse prétendit reconnaître le Tibre dans le Tay, fleuve beaucoup plus majestueux et plus navigable, et voir dans la plaine immense, bien connue sous le nom de North-Inck, une grande ressemblance avec le Champ de Mars. La ville de Perth fut souvent la résidence de nos monarques, qui, sans y avoir de palais, trouvaient l’abbaye des moines de l’ordre de Cîteaux assez spacieuse pour recevoir leur cour. Ce fut là que Jacques Ier, un des plus sages et des meilleurs rois écossais, périt victime de la jalousie d’une aristocratie vindicative. Là aussi se passa la mystérieuse conspiration de Gowry, dont le théâtre a disparu, seulement depuis peu, par la destruction de l’ancien palais. La société des antiquaires de Perth, animée d’un zèle louable, a publié un plan soigné de ce mémorable manoir, avec des indications sur les lieux désignés par la narration du complot, narration écrite avec autant d’ingénuité que de finesse.

Un des plus beaux points de vue que la Grande-Bretagne, ou peut-être le monde puisse offrir, est, ou plutôt était un paysage qu’on voyait d’un lieu appelé les Wicks de Beglie. On appelait ainsi une espèce de niche où le voyageur arrivait après avoir parcouru depuis Kinross une contrée stérile et sans intérêt. De cette niche, formant un lieu de repos sur le sommet d’une éminence escarpée qu’il avait montée graduellement, il voyait s’étendre sous ses pieds la vallée du Tay, traversée par cette large et majestueuse rivière, la ville de Perth avec ses deux vastes pelouses, ses clochers et ses tours ; les montagnes d’Inoncrieff et de Kinnoul s’élevant par une pente douce de rochers pittoresques et couverts de bois ; les riches bords du fleuve garnis d’élégantes maisons ; et la vue éloignée des hauts monts Grampiens, rideau qui borde au nord ce paysage exquis. Le changement de la route qui, à la vérité, sert merveilleusement les correspondances, prive de ce magnifique point de vue ; et la perspective ne se déploie à l’œil que plus graduellement et plus partiellement, quoique les parties en semblent encore fort belles. Nous pensons qu’il existe encore un sentier praticable par lequel on peut arriver à la petite esplanade des Wicks de Beglie ; et le voyageur, en quittant son cheval ou sa voiture, et en marchant quelques centaines de pas, peut toujours comparer le paysage véritable à l’esquisse que nous avons voulu lui en tracer. Mais il n’est pas en notre pouvoir de communiquer ni même d’imaginer le charme exquis que la surprise donne au plaisir quand se développe une vue si splendide au moment où l’on s’y attend le moins, comme l’éprouva Chrystal Croftangry quand il contempla pour la première fois cette scène incomparable.

Un étonnement puéril, il est vrai, entrait dans mon ravissement ; car je n’avais pas plus de quinze ans ; et comme c’était la première excursion qu’on m’avait permis de faire sur un mien bidet, j’éprouvais à ce moment le bonheur de l’indépendance, et cette espèce d’inquiétude que le jeune homme le plus résolu ressent toujours quand il vient d’être abandonné à son inexpérience. Je me rappelle que je tirai les rênes sans le vouloir, et m’arrêtant soudain, je regardai la scène qui s’étendait devant moi, comme si j’avais eu peur qu’elle ne changeât aussi vite que celle des théâtres, avant que j’eusse pu en observer distinctement les diverses parties, et me convaincre que tout cela était réel. Depuis cette heure, qui a vu s’écouler déjà plus de cinquante ans, le souvenir de cet inimitable paysage a exercé la plus forte influence sur mon esprit, et a conservé sa place lorsque bien des faits, qui ont influé sur ma fortune, ont fui de ma mémoire. Il est donc naturel qu’en réfléchissant à ce que je pouvais faire pour l’amusement du public, je me sois décidé pour un récit lié à la scène magnifique qui fit une impression si vive sur ma jeune imagination, et qui pourra peut-être avoir, pour déguiser la faiblesse de l’ouvrage, cet effet que les dames supposent à une belle porcelaine de Chine, qui a la vertu d’augmenter la saveur d’un thé ordinaire.

L’époque à laquelle je me propose de commencer est néanmoins de beaucoup plus reculée que les grands faits historiques auxquels j’ai déjà fait allusion ; car les événements que je vais raconter se passèrent durant les dernières années du quatorzième siècle, quand le sceptre écossais était porté par la main loyale mais faible de Jean, qui régnait sous le nom de Robert III.



  1. Le Tay est une des principales rivières d’Écosse, qui prend sa source dans les montagnes d’Athol, et passant par Dunkeld, Perth, et Dundee, se jette dans la mer du Nord. Il y a sur cette rivière une pêcherie très-abondante.

    On prétend que les soldats romains s’écrièrent en voyant le Tay : Ecce Tiberius ! Mais il y a ici une petite difficulté, c’est que les soldats romains n’ont jamais pénétré dans la Calédonie proprement dite. a. m.

  2. Perth, une des principales villes d’Écosse, compte plus de soixante mille habitants. Elle a un beau pont en pierre de taille sur la rivière du Tay qui vient baigner ses murs. Près de cette ville est le vieux château des comtes de Gowry, dans lequel Jacques VI faillit périr, à la suite d’une conspiration. L’ancien nom de Perth est Saint Johnston (corruption de John Stowen, ville de Saint-Jean. a. m.