Le Jour de Saint-Valentin/Introduction

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Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 5-14).
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INTRODUCTION[1]
MISE EN TÊTE DE LA DERNIÈRE INTRODUCTION D’ÉDIMBOURG.


Ici les cendres des rois assassinés dorment sous mes pas ; et là se trouve la scène d’une mort où Marie apprit à pleurer.
Capitaine Majoribanks.


Chaque quartier d’Édimbourg a son illustration particulière, en sorte que la ville renferme dans son enceinte (si vous prenez les habitants au mot sur ce point), autant de monuments historiques que de beautés naturelles. Nos prétentions en faveur de la Canongate[2] ne sont pas les plus humbles ni les moins intéressantes. Le château peut émerveiller par l’étendue de la perspective et la sublimité pittoresque du site ; le Calton[3] eut toujours la supériorité pour son admirable point de vue, et il vient d’y ajouter celle de ses tours, de ses arcs de triomphe et des portiques de son Parthénon. High-Street, nous l’avouons, a eu l’honneur distingué d’être défendu par des fortifications dont il nous est impossible de montrer la moindre trace. Nous ne descendrons pas jusqu’à enregistrer les prétentions de ces quartiers gueux de la ville, appelés Vieille-Nouvelle-Ville, et Nouvelle-Nouvelle-Ville, pour ne pas mentionner la favorite Morray-Place, qui est la plus nouvelle ville de toutes. Nous ne nous attaquerons qu’à nos égaux, et à nos égaux en âge seulement ; car pour la dignité, nous n’en admettons pas. Nous nous vantons d’être l’endroit de la ville où résidait la cour, de posséder le palais et les sépulcres de nos anciens monarques, et d’avoir la puissance d’exciter, à un degré inconnu aux quartiers moins illustres, de sombres et solennels souvenirs : car une antique grandeur occupa l’enceinte de notre vénérable abbaye, depuis le temps de saint David, jusqu’au jour où ses salles désertes furent rendues, une fois encore, à la joie, et ses échos, long-temps silencieux, réveillés par la visite de notre gracieux souverain[4].

Ma longue résidence dans le voisinage, mes habitudes tranquilles et décentes, m’ont procuré une sorte d’intimité avec la bonne mistress Policy, concierge des appartements de la reine Marie ; mais une circonstance récente m’a donné droit à de plus grands privilèges, à tel point que je pourrais, je pense, hasarder la prouesse de Chatelet[5], qui fut exécuté pour avoir été trouvé à minuit caché dans la chambre à coucher même de la reine d’Écosse.

Il advint qu’un jour la bonne dame dont j’ai parlé remplissait ses fonctions en montrant les appartements à un badaud[6] de Londres. Ce n’était pas un de ces visiteurs tranquilles, hébétés, ordinaires enfin, qui ouvrent de toute leur force bouche, yeux et oreilles, pour répondre par des « Ah ! » complaisants aux explications débitées par le cicérone provincial. Non, du tout ; c’était le vif et alerte agent d’une grande maison de la Cité, qui ne manquait jamais, disait-il, l’occasion de faire affaires, c’est-à-dire de placer les marchandises du patron et d’augmenter les honoraires de la commission. Il avait fureté à travers la file des appartements, sans trouver la moindre occasion de lâcher un mot sur ce qu’il considérait comme le but principal de son existence. L’histoire même de l’assassinat de Rizzio ne fit naître aucune pensée chez cet émissaire du commerce, jusqu’au moment où la concierge, en preuve de son récit, attira son attention sur les taches d’un sang noir qu’on voyait sur le plancher[7].

« Voilà les taches ; rien ne les ôtera jamais de là, elles y sont depuis deux cent cinquante ans, et y resteront tant que le plancher subsistera ; ni l’eau ni rien autre chose ne les fera jamais disparaître. »

Or notre badaud, entre autres articles, vendait une essence détersive, et une tache qui durait depuis deux cent cinquante ans était chose intéressante pour lui, non parce que c’était le sang du favori d’une reine, tué dans son appartement, mais parce que l’occasion était belle pour faire voir l’efficacité de son incomparable élixir. Voilà notre homme à genoux ; mais ce n’était ni par horreur ni par dévotion.

« Deux cent cinquante ans ! madame ; et rien ne peut les enlever ? Ma foi, y fussent-elles depuis cinq cents, j’ai quelque chose dans ma poche qui les fera partir en cinq minutes. Voyez-vous cet élixir ! madame ; vous allez voir que la tache disparaîtra dans un instant. »

En conséquence, mouillant une corne de son mouchoir avec le détersif universel, il se mit à frotter les planches, sans entendre les remontrances de mistress Policy. Elle, la bonne âme ! demeura d’abord ébahie d’étonnement, comme l’abbesse de Sainte-Brigitte, quand un profane visiteur avala la fiole d’eau-de-vie qu’on avait long-temps gardée parmi les reliques du couvent pour les larmes de la bienheureuse sainte : la Vénérable supérieure de Sainte-Brigitte attendait probablement l’intervention de sa patronne. Celle d’Holy-Rood espérait, peut-être, que le sceptre de David Rizzio se lèverait pour empêcher cette profanation. Néanmoins mistress Policy ne resta pas long-temps dans le silence de l’horreur : elle éleva la voix, et cria aussi fort que la reine Marie elle-même quand s’accomplissait la terrible tragédie.

Au secours, mes amis ! au secours ! cria-t-elle.

Il se trouva que je faisais ma promenade du matin dans la galerie attenante, pesant dans mon esprit pourquoi les rois d’Écosse, accrochés autour de moi, étaient tous représentés avec un nez semblable à un marteau de porte, quand soudain les murs retentirent de ces cris lugubres qu’on entendait jadis dans les palais d’Écosse aussi souvent que les sons de la joie et de la musique. Quoique peu surpris d’une telle alarme donnée dans un endroit si solitaire, je me rendis à la hâte sur les lieux, et trouvai le voyageur bien intentionné frottant de tout cœur le plancher comme une servante, tandis que mistress Policy, le tirant par un coin de son habit, cherchait vainement à l’arracher à cette occupation sacrilège. Il m’en coûta quelque peine pour expliquer au zélé purificateur de bas de soie, de vestes galonnées, de draps fins et de planches de sapin, qu’il y avait certaines choses dans ce monde, des taches, par exemple, qui devaient rester indélébiles, à cause des idées qu’elles réveillaient. Notre bon ami ne voyait dans toutes les choses de cette espèce que des moyens de mettre en lumière la vertu de sa fameuse marchandise. Il comprit, néanmoins, qu’il ne lui serait pas permis de donner un échantillon de la puissance de son élixir ; car deux ou trois personnes de la maison entrèrent dans l’appartement, et, comme moi, prirent parti pour la gardienne du palais. Il prit donc congé de nous en murmurant qu’il avait toujours entendu dire que les Écossais étaient un peuple malpropre, mais il ne se figurait pas qu’ils poussassent la malpropreté jusqu’à vouloir garder sur les planches de leur palais des taches de sang, semblables au spectre de Banquo[8], quand, pour l’enlever, il n’en coûterait qu’une certaine quantité de l’infaillible élixir détersif, fabriqué et vendu par MM. Somb et Rub, en bouteilles à cinq et à dix shellings, chaque bouteille étant marquée des initiales de l’inventeur, afin de prévenir toute contrefaçon.

Délivrée de l’odieuse présence de cet amant de la propreté, ma bonne amie mistress Policy se répandit en actions de grâces ; toutefois la reconnaissance, au lieu de s’épuiser ainsi tout entière, suivant l’usage, dure encore à cette heure, aussi sincère que si je n’avais reçu aucun remerciement. C’est en faveur du souvenir qu’elle garde de ce service que j’ai la permission d’errer, comme l’ombre de quelque feu gentilhomme de la chambre, à travers ces pièces désertes, quelquefois, comme dit un vieux refrain irlandais :

Pensant aux jours dès long-temps écoulés,


et quelquefois aussi souhaitant de découvrir, avec la bonne fortune de presque tous les éditeurs de romans, quelque cachette secrète, ou quelque vieux coffre massif, qui récompense mes recherches par quelque manuscrit presque illisible, renfermant des détails authentiques d’une étrange aventure, de l’époque barbare où régnait la malheureuse Marie.

Ma chère mistress Baliol sympathisait toujours avec moi quand je regrettais que des dons de ce genre ne tombassent plus du ciel, et qu’un auteur pût claquer des dents sur le bord de la mer, au point de les mettre en pièces, sans que jamais une vague apportât à ses pieds une cassette renfermant une histoire comme celle d’Automathes[9] ; qu’il pût se casser les jambes en trébuchant dans cinquante souterrains, sans y rien trouver que rats et souris, et devenir successivement locataire d’une douzaine d’ignobles greniers, sans voir d’autre manuscrit que le compte hebdomadaire pour la nourriture et le logement. Une laitière en ces temps dégénérés pourrait aussi bien laver et orner sa laiterie en espérance de trouver la pièce de douze sous de la fée dans son soulier[10].

« C’est une triste, mais trop certaine vérité, cousin, dit mistress Baliol. Je suis sûre que nous avons tous sujet de regretter le manque de ces trouvailles qui suppléent si bien à une imagination défaillante. Mais plus que nous autres, vous avez droit de vous plaindre que les fées n’aient pas favorisé vos recherches… Vous qui avez montré au monde que l’âge de la chevalerie existe encore… Tous, chevalier de Croftangry, vous qui bravâtes la fureur d’un fier apprenti de Londres, pour défendre la beauté et perpétuer le souvenir du meurtre de Rizzio. N’est-ce pas pitié, cousin, lorsque la prouesse de chevalerie était du reste si conforme aux règles ?… N’est-ce pas, dis-je, grande pitié que la dame n’ait pas été un peu plus jeune et la légende un peu plus vieille. — Ma foi, quant à l’âge auquel une dame n’a plus de droit aux bienfaits de la chevalerie et perd ses titres à l’assistance d’un brave chevalier, je m’en remets aux statuts de l’ordre ; mais quant au sang de Rizzio, je ramasse le gant et soutiens envers et contre tous que les taches ne sont pas de date récente, mais qu’elles sont réellement la conséquence et le témoignage de ce terrible assassinat. — Comme je ne puis accepter le défi en champ clos, beau cousin, je me contente de demander des preuves. — La tradition non interrompue du palais et la coïncidence de l’état actuel des choses avec cette tradition. — Des explications, s’il vous plaît. — En voici… La tradition commune porte que quand Rizzio fut entraîné hors de la chambre de la reine, les assassins, qui rivalisaient à qui porterait le plus de coups, l’achevèrent à la porte de l’antichambre. Là donc fut répandue la plus grande quantité de sang ; et c’est là qu’on en voit encore les traces. Il est rapporté d’ailleurs, par les historiens, que Marie continua ses supplications pour qu’on lui laissât la vie, mêlant à ses prières des cris perçants et des exclamations, jusqu’au moment où elle reconnut qu’il avait cesser d’exister ; sur quoi elle s’essuya les yeux et dit : « À présent je travaillerai à le venger. » — Tout cela est accordé… Mais le sang ? N’aurait-il pas été lavé, ou consumé, croyez-vous, par un si grand nombre d’années ? — C’est ce à quoi j’arrivais. La tradition du palais dit que Marie donna ordre qu’on ne cherchât point à faire disparaître les traces du meurtre, traces qu’elle avait résolu de laisser à jamais subsister comme un souvenir propre à l’aiguillonner et à l’affermir dans son projet de vengeance. On ajoute que, satisfaite de savoir que les taches subsistaient, mais peu désireuse d’avoir ces vestiges sanglants sous les yeux, elle fit construire une cloison temporaire, vers l’extrémité de l’antichambre, à quelques pieds de la porte, de manière que la place couverte de sang fût séparée du reste de l’appartement, et enveloppée dans une obscurité complète. Or, cette cloison existe encore ; et comme elle traverse et rompt le plan du plafond et des corniches, il est évident qu’elle fut élevée pour accomplir quelque projet temporaire, puisqu’elle défigure les proportions de l’appartement, nuit aux ornements du lambris, et ne peut avoir été posée là que pour cacher un objet dont la vue était trop désagréable. Quant à l’objection que les taches de sang auraient disparu avec les années, je présume que si des mesures pour les effacer ne furent point prises immédiatement après le meurtre ; en d’autres termes, si on a laissé le sang s’imbiber dans le bois, les taches ont dû devenir tout à fait ineffaçables. Et sans mentionner que nos palais d’Écosse n’étaient pas merveilleusement nettoyés dans ces temps-là, et qu’il n’y avait pas alors d’eau brevetée pour aider le balai dans les travaux, je crois qu’il est probable que ces traces lugubres auraient pu subsister long-temps, lors même que Marie n’eût pas ordonné qu’on les conservât, mais seulement qu’on les cachât aux regards du public. Je connais plusieurs cas où des gouttes de sang ont ainsi subsisté pendant des siècles, et je ne sais si, au bout d’un certain temps, il est quelque procédé qui les puisse enlever, sinon le rabot du charpentier. Si quelque sénéchal, pour augmenter l’intérêt qu’offrent ces appartements avait cherché à leurrer la postérité en imitant de pareilles traces, soit avec le pinceau, soit de toute autre manière, il me semble que l’imposteur aurait choisi le cabinet ou la chambre à coucher de la reine pour théâtre de sa fourberie, plaçant les marques sanglantes dans un endroit où elles pussent être vues distinctement par les visiteurs, au lieu de les cacher ainsi derrière la cloison. L’existence de cette cloison de circonstance est aussi extrêmement difficile à expliquer si on rejette la tradition ordinaire ; bref, toutes les localités de cet imposant édifice correspondent si bien au fait historique, qu’elles me semblent confirmer la circonstance traditionnelle du sang sur le plancher. — Je vous assure, répondit mistress Baliol, que j’ai bonne volonté de me convertir à votre croyance. Nous parlons toujours d’un vulgaire crédule sans nous rappeler qu’il est une incrédulité vulgaire, qui, dans les affaires d’histoire aussi bien que dans les affaires de religion, trouve plus facile de douter que d’examiner, et cherche à obtenir la réputation d’esprit fort en niant tout ce qui se trouve dépasser un peu l’intelligence très-bornée d’un sceptique. Ce point étant réglé, et vous, possédant, à ce que nous comprenons, le sésame[11], qui ouvre ces secrets appartements, peut-on vous demander comment vous prétendez user de votre privilège ?… Vous proposez-vous de passer la nuit dans la royale chambre à coucher ? — Et pourquoi donc, ma chère dame ?… Si c’est pour augmenter mon rhumatisme, le vent de l’est peut y suffire. — Augmenter votre rhumatisme !… Le ciel me pardonne ! Ce serait pis que d’ajouter des couleurs à la violette. Non, je vous recommandais de passer une nuit sur la couche de la Rose d’Écosse, uniquement pour éveiller votre imagination. Qui sait quels songes enfanterait une nuit passée dans un palais si plein de souvenirs ? Que sais-je ? la porte de fer qui ferme l’escalier de la poterne pourrait s’ouvrir à l’heure terrible de minuit, et comme au jour de la conspiration s’élanceraient les fantômes assassins, d’un pas furtif, et avec d’effroyables regards pour représenter leur drame tragique. Voici le fanatique Ruthven… La haine de parti lui donne la force de porter une armure qui devrait accabler un corps exténué par une longue maladie. Voyez sous l’ombre de sa visière, comme ses traits contractés ressemblent à ceux d’un cadavre habillé par le démon, comme l’ardeur de la vengeance brille dans ses yeux étincelants, tandis que sa figure a l’immobilité de la mort. Voici la grande taille du jeune Darnley, aussi beau dans sa personne que faible dans sa résolution ; il s’avance d’un pas chancelant et avec des projets plus chancelants encore : ses jeunes frayeurs triomphent déjà de sa jeune passion. Il est comme un enfant espiègle qui vient d’allumer une mine, et qui maintenant, attendant l’explosion avec remords et terreur, donnerait sa vie pour éteindre la mèche à laquelle il a mis le feu. Ensuite… ensuite… Mais j’ai oublié le reste des dignes coupes-jarrets, aidez-moi si vous pouvez. — Faites apparaître, repris-je, le Postulant George Douglas, le plus actif de la bande. Qu’il se lève à votre voix… Ce prétendant à une fortune qu’il ne possède pas… Celui qui participe de l’illustre sang de Douglas, mais dans les veines de qui ce sang est souillé d’illégitimité. Peignez-le impitoyable, entreprenant, ambitieux… si près de la grandeur, et repoussé sans cesse… si près de la richesse, et ne pouvant y mettre la main… Tantale politique, prêt à faire et à oser tout pour mettre fin à ses angoisses et assurer ses prétentions incertaines. — Admirable, mon cher Croftangry ! Mais qu’est-ce qu’un Postulant ? — Oh ! ma chère dame, vous troublez le cours de mes idées… Postulant est une expression écossaise qui signifie le candidat à quelque bénéfice. George Douglas qui poignarda Rizzio était postulant des possessions temporelles de la riche abbaye d’Arbroath. — Je comprends ; allons, continuez ; qui vient ensuite ? — Qui vient ensuite ? Cet homme grand, maigre, au visage féroce, qui tient un pétrinal dans sa main, doit être André Ker de Faldonside, fils d’un frère, je crois, du célèbre sir David Ker de Cessford ; à son air et à sa démarche on dirait un maraudeur de la frontière ; telle était sa férocité que, pendant le tumulte dans le cabinet, il dirigea son arme chargée vers le sein de la belle et jeune reine, et d’une reine encore qui allait avant peu de semaines devenir mère. — Bravo, beau cousin !… Eh bien ! après avoir évoqué votre volée de fantômes, j’espère que votre intention n’est pas de les renvoyer glacés à leurs lits sitôt ? Vous les mettrez quelque peu en action ; et puisque vous menacez la Canongate de votre plume désespérée, vous voulez sans doute faire une nouvelle ou un drame de cette singulière tragédie ? — De pires… c’est-à-dire de moins intéressantes époques ont été mises à contribution pour amuser les siècles paisibles qui leur ont succédé ; mais, ma chère dame, les événements du règne de Marie sont trop bien connus pour servir de véhicule aux fictions de romans. Qui pourrait ajouter quelque chose à la narration élégante et vigoureuse de Robertson[12] ! Adieu donc à ma vision… Je m’éveille comme John Bunyan[13], et je vois que c’est un songe… Eh bien ! il suffit que je m’éveille sans une sciatique qui aurait probablement récompensé mon sommeil si j’avais profané le lit de la reine Marie pour ranimer une imagination engourdie. — Cela ne se passera pas ainsi, beau cousin ; il vous faut triompher de tous ces scrupules si vous voulez réussir dans la carrière de romancier historique que vous semblez avoir choisie. Quel rapport y a-t-il entre vous et le classique Robertson ? La lumière qu’il portait était celle d’une lampe pour éclairer les sombres événements de l’antiquité ; la vôtre est une lanterne magique éclairant des merveilles qui n’existèrent jamais. Aucun lecteur de bon sens ne s’étonne de vos inexactitudes historiques, pas plus qu’il ne s’étonne en voyant aux marionnettes Polichinelle assis sur le même trône que le roi Salomon dans sa gloire, ou en l’entendant crier au patriarche, au milieu du déluge : « Le temps est bien couvert, maître Noé. » — Ne vous y trompez pas, ma chère dame, répondis-je ; je connais parfaitement mes privilèges, comme auteur de roman. Mais le menteur M. Fagg[14] lui-même nous assure que, bien qu’il ne se fît jamais scrupule de mentir au commandement de son maître, pourtant il lui faisait mal au cœur d’être découvert. Or, voilà pourquoi j’évite avec prudence les sentiers bien connus de l’histoire, où tout le monde peut lire les écriteaux soigneusement placés pour indiquer par où il faut tourner ; les petits garçons, les jeunes filles, qui apprennent l’histoire d’Angleterre par demandes et par réponses, huent un pauvre auteur s’il quitte le grand chemin. — Ne vous découragez pas pour si peu, cousin Chrystal, il y a de vastes déserts dans l’histoire d’Écosse, au travers desquels, à moins que je ne sois mal informée, aucun sentier certain n’a été établi jusqu’ici, et qui ne sont décrits que par d’imparfaites traditions ; et ces traditions remplissent de merveilles et de légendes les siècles dont les événements réels ont échappé à la mémoire des hommes ; en outre, comme dit Mathieu Prior[15].

« Dans les déserts où l’on ne trouve aucun sentier, les géographes placent des éléphants au lieu de villes. »

« Si tel est votre avis, ma chère dame, répliquai-je, le cours de mon histoire commencera cette fois à une époque de l’histoire bien reculée et dans une province bien éloignée de notre sphère naturelle de la Canongate… »

Ce fut sous l’influence de ces pensées que j’entrepris le roman historique que l’on va lire, qui, souvent suspendu et mis de côté, est arrivé maintenant à une longueur trop importante pour être à jamais relégué à l’écart, quoiqu’il soit peut-être peu prudent de l’envoyer à l’imprimeur.

Je n’ai point mis dans la bouche des personnages le dialecte écossais des Lowlanders en usage aujourd’hui, parce qu’indubitablement l’écossais d’alors ressemblait fort à l’anglo-saxon enrichi d’une teinte de français ou de normand. Ceux qui souhaiteraient trouver des éclaircissements sur ce sujet peuvent consulter les Chroniques de Winton[16] et l’Histoire de Bruce par l’archidiacre Barbour[17]. D’ailleurs, en supposant que ma connaissance du vieil écossais eût été suffisante pour revêtir le dialogue de ses idiotismes, une traduction aurait été nécessaire pour en donner l’intelligence à la plupart des lecteurs. Je n’ai donc point fait usage du dialecte écossais dans cet ouvrage, sauf aux endroits où un mot caractéristique pouvait ajouter à la force ou à la vivacité du style.



  1. Ce roman a été publié par l’éditeur de la traduction de M. Defauconpret, sous le titre de Jolie Fille de Perth. a. m.
  2. La Canongate est une longue rue d’Édimbourg, faisant suite à la rue dite High-Street, et allant aboutir à l’ancien palais des rois d’Écosse, appelé Holy-Rood.

    Autour de ce vieux château est établie depuis un temps immémorial une colonie de débiteurs insolvables, que les coutumes du pays, restes des temps féodaux, y protègent contre leurs créanciers. L’enceinte s’étend à quatre milles de circonférence au sud de l’édifice ; les murailles qui la circonscrivent se nomment Termini Sanctorum. Le meurtrier, le voleur de grand chemin trouvaient autrefois un refuge dans ce lieu privilégié. La civilisation a restreint ce droit au débiteur.

    Holy-Rood et ses dépendances forment une espèce de royaume isolé, qui se régit par ses propres lois. Une partie des maisons qui en dépendent forme la continuation de la Canongate, l’un des faubourgs d’Édimbourg ; une forêt, des plaines, le beau domaine de Sainte-Anne ; des collines ombragées, et qui abondent en points de vue ravissants ; des jardins bien cultivés, des taillis épais ; les rochers à pic de Salisbury, célèbres par leur beauté pittoresque et sombre, le lac du bourg de Puddingstone, avec ses eaux bleues et limpides, bordées d’une pelouse fraîche et veloutée ; enfin la perspective de cette colline d’Arthur, dont les habitants d’Édimbourg sont fiers comme d’un souvenir de gloire : toute cette variété d’accidents naturels qui prêtent un charme sauvage aux paysages d’Écosse se trouve réunie dans le sanctuaire d’Holy-Rood. Toutefois, quand vous y avez pénétré, tout porte autour de vous un caractère d’incurie, d’abandon, de grandeur appauvrie, de décadence, et de malpropreté.

    Cette triste bourgade n’est séparée du faubourg de Canongate que par un ruisseau : c’est là que se trouvait placée autrefois la croix du sanctuaire, symbole de la limite où commençait le domaine privilégié. Dès que le débiteur a franchi le ruisseau, il a payé ses dettes, il est libre ; mais s’il le repasse, il redevient citoyen de la société légale, et la contrainte par corps peut le frapper et le saisir.

    Un bailli rend la justice dans ce lieu, peuplé de cinq cents habitants ; une dette contractée dans le sanctuaire envers un habitant du même endroit est punissable, mais seulement par ce bailli.

    Lorsqu’un individu se réfugie dans Holy-Rood, les Écossais disent de lui qu’il est dans l’Abbaye, sans doute parce qu’Holy-Rood a été jadis une abbaye avant de devenir une résidence royale. a. m.

  3. Monticule près d’Édimbourg, sur lequel se trouve l’observatoire.
  4. George IV. a. m.
  5. Ou Chastelart, petit-fils du chevalier Bayard, attaché à la cour de Marie Stuart, et qui surprit deux fois dans la chambre à coucher de la reine dont il était devenu amoureux, fut mis la seconde fois à mort. a. m.
  6. Cockney, mot du texte pour badaud. a. m.
  7. Rizzio, musicien piémontais, favori de Marie Stuart, fut égorgé devant cette reine, une nuit de l’an 1560, par quatre de ses courtisans et par son époux secret Darnley. a. m.
  8. Personnage de la tragédie de Hamlet, par Shakspeare. a. m.
  9. Titre d’un roman philosophique anglais. a. m.
  10. Pièce qui se reproduit à mesure qu’on la dépense. a. m.
  11. On se souvient que dans les Mille et une Nuits, à l’histoire d’Alibaba, le mot sésame est le talisman qui opère des prodiges. a. m.
  12. L’histoire de ce nom. a. m.
  13. Auteur du roman qui a pour titre le Voyage du Pèlerin. a. m.
  14. Personnage de comédie. a. m.
  15. Poète contemporain de Pope, et qui fut ambassadeur d’Angleterre.
  16. Chanoine écossais du xve siècle. a. m.
  17. Barbour fut le chapelain de Bruce. a. m.