Le Jour de Saint-Valentin/06

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Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 65-76).


CHAPITRE VI.

ENTRETIEN.


Jamais Catherine ne donnera sa main à un homme.
Shakspeare. La Mégère apprivoisée.


Le déjeuner fut servi, et les gâteaux d’une pâte légère, faite de fleur de farine et de miel, suivant la recette de famille, furent loués avec la partialité d’un père et d’un amant ; ils obtinrent même un succès encore plus décisif, véritable pierre de touche des gâteaux et des pouddings. On causa, on plaisanta, on rit. Catherine elle-même avait retrouvé son calme ordinaire là où les dames et les demoiselles de l’époque étaient exposées à perdre le leur… c’est-à-dire dans la cuisine, et en surveillant les affaires du ménage, où elle déployait une rare sagacité. Je doute fort si la lecture de Sénèque, pendant le même espace de temps, aurait eu autant d’effet pour calmer son esprit.

La vieille Dorothée s’était assise au bout de la table, suivant l’usage ; et les deux bourgeois se plaisaient tellement à leur propre conversation, Catherine s’occupait avec tant de soin de les servir ou méditait si profondément en elle-même, que la vieille femme fut la première qui remarqua l’absence du jeune Conachar.

« Cela est vrai, dit le maître gantier ; allez l’appeler, ce fainéant de montagnard. On ne l’a point vu cette nuit durant la bataille, non plus ; je ne l’ai point vu, du moins. L’avez-vous aperçu, vous autres ? »

La réponse fut négative ; et Henri y ajouta cette observation.

« Il y a des temps où les montagnards se cachent comme leurs daims ; oui, et où ils courent aussi vite pour échapper au péril. Je les ai vus moi-même agir de la sorte. — Et il fut des temps, répliqua Simon, où le roi Arthur et sa Table Ronde n’auraient pu leur résister. Je souhaiterais, Henri, que vous parlassiez avec plus de respect des montagnards ; ils viennent souvent à Perth, soit seuls, soit par troupes, et il vous faut rester en paix avec eux aussi long-temps qu’ils resteront en paix avec vous. »

Un défi était sur les lèvres d’Henri ; mais il le retint prudemment.

« Mais vous savez bien, père, » dit-il en riant, « que, nous autres artisans, nous aimons mieux les gens qui nous font vivre. Or, dans mon état, je fournis les vaillants et nobles chevaliers, les beaux écuyers et les jolis pages, les fiers hommes d’armes et tant d’autres qui portent les armes que nous fabriquons ; il est donc naturel que je préfère les Ruthvens, les Lindsay, les Ogilvys, les Oliphants et tant d’autres de nos braves et nobles voisins qui sont couverts d’armes de ma fabrique, comme autant de paladins, à ces montagnards nus, qui ne cherchent qu’à nous faire du mal, surtout depuis qu’ils ne sont plus cinq dans chaque clan qui ait une cotte de mailles rouillée aussi vieille que leur brattach[1]. Encore ces cottes ne sont-elles forgées que par l’armurier mal habile du clan, qui n’est pas membre de notre honorable confrérie, mais qui travaille tout bonnement à l’enclume où son père a travaillé avant lui. Je soutiens que de telles gens ne peuvent être vus d’un bon œil par un honnête artisan. — Bien ! bien ! répondit Simon ; mais, de grâce, laisse là ce sujet, car voici notre jeune paresseux ; et, quoique ce soit un matin de fête, je ne veux pas davantage de poudding au sang. »

Le jeune montagnard entra donc. Il avait la figure pâle, les yeux rouges ; et l’on voyait dans toute sa personne un air de malaise. Il alla s’asseoir au bas bout de la table, vis-à-vis Dorothée, et se signa comme pour se préparer à son repas du matin. Comme il ne s’attaquait lui-même à aucun plat, Catherine lui présenta une assiette avec quelques-uns des gâteaux qui avaient obtenu l’approbation générale. D’abord il rejeta son offre d’un air bourru ; mais lorsqu’elle lui en offrit une seconde fois avec un sourire de bonne humeur, il prit un gâteau, le cassa, et en mâcha un morceau, mais l’effort qu’il fit pour avaler parut si douloureux qu’il ne le répéta point.

« Vous avez un mauvais appétit pour le matin de la Saint-Valentin, » dit le maître d’un ton jovial ; « et pourtant il me semble que vous avez parfaitement dormi la nuit dernière, puisque je dois croire que le bruit de la bataille ne vous a point éveillé. Ma foi, je pensais qu’un brave Glune-Amie eût été aux côtés de son maître, le poignard à la main, au premier signal d’un danger. — Je n’ai entendu qu’un bruit confus, » dit le jeune homme, tandis que sa figure rougissait tout à coup comme un charbon ardent, « et je l’ai pris pour le tapage de quelques joyeux riboteurs ; d’ailleurs vous me recommandez toujours de n’ouvrir ni portes ni fenêtres, de ne pas alarmer la maison à propos de pareilles folies. — Bien, bien ! reprit Simon ; je pensais qu’un montagnard aurait mieux reconnu la différence qu’il y a entre le cliquetis des sabres et le retentissement des harpes, entre un terrible cri de guerre et de joyeuses acclamations. Mais passons, jeune homme ; je suis content que tu perdes tes habitudes querelleuses. Finis ton déjeuner pourtant, car j’ai à te donner de l’ouvrage qui presse. — J’ai déjà déjeuné, et je suis pressé moi-même. Je pars pour les montagnes. N’avez-vous pas de commissions pour mon père ? — Aucune, » répondit le gantier un peu surpris. « Mais es-tu devenu fou, mon garçon ? ou quelle vengeance te pousse à quitter la ville, comme l’aile du tourbillon ? — L’ordre de partir m’est arrivé soudain, » dit Conachar parlant avec quelque difficulté ; mais était-ce l’hésitation inséparable de l’usage d’une langue étrangère[2] ou quelque autre cause ? il n’était pas aisé de le dire… « Il doit y avoir une partie… Une grande chasse… » Ici il s’arrêta. « Et quand reviendrez-vous de cette bienheureuse chasse ? lui demanda son maître, si je puis toutefois me permettre de vous faire une telle demande. — Je ne puis répondre au juste, repartit l’apprenti. Peut-être jamais… Si tel est le plaisir de mon père. » répliqua Conachar avec une indifférence affectée.

« Je croyais, » dit Simon Glover assez sérieusement, « qu’on était convenu de laisser tout cela de côté lorsque, cédant à de vives instances, je vous reçus sous mon toit. Je croyais, quand j’entrepris, et c’est une pénible tâche, de vous apprendre un honnête métier, que vous ne deviez plus entendre parler de chasse, ni de combats, ni de réunions de clans, ni de rien de semblable ? — On ne m’a point consulté pour m’envoyer ici, » dit le jeune homme avec fierté ; « je ne puis dire quelles furent les conditions. — Mais je puis vous dire, sir Conachar, » reprit le gantier assez vivement, « qu’il n’est pas délicat de vous attacher à un honnête artisan, de lui perdre plus de peaux que n’en vaut la vôtre ; et puis, quand vous êtes devenu sage et prêt à lui être de quelque utilité, de disposer de votre temps selon votre bon plaisir, comme s’il était à vous et non pas à votre maître. — Arrangez-vous avec mon père, répondit Conachar ; il vous payera généreusement le dommage… Un agnel d’or[3] pour chaque peau que j’ai gâtée, et une vache ou un bœuf gras pour chaque jour que J’ai été absent. — Faites marché avec lui, mon ami Glover… Faites marché, » dit l’armurier sèchement ; « vous serez amplement payé du moins, sinon honnêtement. Il me semble que j’aurais envie de savoir combien de bourses ont été vidées pour remplir le sporran[4] de peau de chèvre qui doit être si libéral de son or pour vous : et dans quels pâturages furent élevés les bœufs qu’on doit vous envoyer par les défilés des Grampians ? — Vous me rappelez, l’ami, » dit le jeune montagnard en se tournant avec un air de dédain vers l’armurier, « que j’ai aussi un compte à régler avec vous. — Tiens-toi donc à la longueur de mon bras, » répliqua Henri en étendant son bras charnu… « Je ne me soucie plus d’étroites embrassades… ni de coups d’aiguille comme ceux de la nuit dernière ; je m’inquiète peu de la piqûre d’une guêpe, mais je ne souffrirai pas que l’insecte s’approche de moi quand je puis l’en empêcher. »

Conachar sourit d’un air méprisant. « Je ne te veux aucun mal, dit-il ; le fils de mon père t’a fait beaucoup trop d’honneur en répandant le sang d’un chien tel que toi. Je t’en payerai chaque goutte, afin qu’il sèche et ne me souille pas plus long-temps les doigts. — Paix, singe fanfaron ! s’écria Smith ; le sang d’un vaillant homme ne se paye pas au prix de l’or. La seule expiation possible serait que tu vinsses à un mille dans nos basses terres, avec deux des plus grands fiers-à-bras de ton clan ; et tandis que je m’occuperai d’eux, Je t’abandonnerai à la correction de mon apprenti, le petit Jan-Kin. »

Ici Catherine intervint. « Paix ! dit-elle, mon fidèle Valentin, j’ai droit de vous commander ; paix ! vous aussi, Conachar, qui devez m’obéir comme à la fille de votre maître ; c’est mal faire que d’éveiller le matin une dispute qui a dormi toute la nuit. — Adieu donc, maître, » dit Conachar après avoir lancé au forgeron un nouveau regard de mépris, Smith se contenta d’y répondre par un sourire ; « adieu, et je vous remercie de vos bontés qui ont été plus grandes que je ne le méritais. Si j’ai parfois paru moins que reconnaissant, ç’a été la faute des circonstances et non de ma volonté, Catherine… » Il jeta sur la jeune fille un regard où se peignait la plus vive émotion, et qui cachait des sentiments bien différents. Il hésita comme s’il voulait parler, puis enfin se détourna en laissant échapper le seul mot adieu. Cinq minutes après, les brodequins de montagnard aux pieds, et un petit paquet à la main, il passa sous la Porte-Nord de Perth, et dirigea sa course vers les montagnes.

« Il vient de sortir d’ici assez de gueuserie et d’orgueil pour tout un clan de montagnards, dit Henri. Il parle avec autant d’indifférence de pièces d’or que je parlerais de sous d’argent ; et cependant je parierais que le pouce du gant tricoté de sa mère contiendrait le trésor de tout le clan. — Cela n’est pas impossible, » dit le gantier en riant de cette singulière idée ; « sa mère était une femme qui avait de fameux os, surtout aux doigts et aux poignets. — Quant à leurs troupeaux, continua Henri, je compte que son père et ses frères volent mouton par mouton. — Moins nous parlerons d’eux, mieux cela vaudra, » dit le gantier redevenant grave. « Des frères, il n’en a pas ; son père est un homme puissant… il a les mains longues… il les avance aussi loin qu’il peut, et il entend beaucoup trop bien pour qu’il soit nécessaire de parler de lui. — Et pourtant il a donné son seul fils comme apprenti à un gantier de Perth ? dit Henri. Ma foi, j’aurais cru que le joli métier de saint Crépin lui aurait mieux convenu ; et peut-être si le fils de quelque grand Mac ou O’[5] devait devenir artisan, ce serait seulement dans la profession où des princes lui ont donné l’exemple. »

Cette remarque, quoique ironique, parut réveiller chez notre ami Simon le sentiment de la dignité de son état, qui était un faible dominant et caractéristique des artisans du temps.

« Vous êtes dans l’erreur, fils Henri, » répliqua-t-il avec beaucoup de gravité, « les gantiers ont le métier le plus honorable des deux, vu qu’ils pourvoient à l’équipement des mains, au lieu que savetiers et cordonniers ne travaillent que pour les pieds. — Ce sont deux membres du corps également nécessaires, » dit Henri, dont le père avait été cordonnier.

« Nécessaires, soit, mon fils, mais non pas également honorables. Songe que nous employons les mains pour témoigner de notre amitié et de notre bonne foi ; les pieds n’ont pas un pareil privilège. De braves hommes combattent avec leurs mains… des lâches profitent de leurs pieds pour fuir. Le gant a toujours une position élevée, le soulier trempe dans la boue… Un ami salue un ami, la main ouverte ; pour repousser un chien ou un homme aussi méprisable qu’un chien, on avance le pied. Un gant au bout d’une lance est un signe et un gage de bonne foi pour tout le monde, comme un gantelet jeté à terre provoque un combat de chevaliers ; tandis que je ne sache pas qu’un vieux soulier serve jamais d’emblème, sinon que quelques vieilles femmes le jetteront après un homme pour lui rendre la fortune propice, pratique qui me semble mériter peu de confiance. — Oh ! » reprit Henri Gow qu’amusait l’éloquent plaidoyer de son ami pour la dignité de sa profession, « je ne suis pas homme, je vous le promets, à déprécier la confrérie des gantiers. Songez-y, je suis moi-même fabricant de gantelets. Mais la dignité de votre profession ne m’empêche point de m’étonner que le père de ce Conachar ait permis à son fils d’apprendre un métier, quel qu’il fût, d’un artisan des basses terres ; car ces gens-là nous regardent comme de beaucoup au-dessous de leur rang magnifique, et comme une race de vils hommes de peine, indignes d’un autre destin que d’être maltraités et pillés, aussi souvent que ces sans-culottes trouvent une occasion de le faire en sûreté. — Oui, répliqua le gantier, mais il y avait de puissantes raisons pour… pour… » Il retint quelque chose qui semblait sur ses lèvres, et continua : « pour que le père de Conachar se conduisît comme il s’est conduit… Eh bien ! j’ai joué franc jeu avec lui, et je ne doute pas qu’il ne me traite honorablement… Mais le départ subit de Conachar m’embarrasse un peu. Certaines choses lui étaient confiées. Il faut que je visite la boutique. — Puis-je vous être utile, père, » dit Henri Gow, trompé par son air empressé.

« Vous ? non… » dit Simon avec une sécheresse qui fit tellement sentir à Henri la naïveté de sa proposition, qu’il rougit jusqu’aux yeux de la pauvreté de son intelligence dans une affaire où l’amour aurait dû le mettre au fait du premier coup. « Vous, Catherine, » ajouta le gantier en quittant la chambre, demeurez avec votre Valentin, durant cinq minutes, et veillez à ce qu’il ne parte pas avant mon retour… Viens avec moi, vieille Dorothée, et remue tes jambes un peu plus vite en ma faveur…

Il sortit donc suivi de la vieille femme ; et Henri Smith resta seul à seul avec Catherine, peut-être pour la première fois de sa vie. Pendant environ une minute il y eut de l’embarras du côté de l’amante, et de la gaucherie du côté de l’amant ; mais Henri, rassemblant son courage, tira de sa poche les gants que Glover lui avait donnés, et pria la jeune fille de permettre à celui qui avait obtenu une si haute faveur le matin, de payer l’amende d’usage pour s’être trouvé endormi dans un instant où il aurait bien donné le sommeil de douze mois pour être éveillé seulement une minute.

« Non pas, dit Catherine ; ce que j’ai fait pour rendre hommage à saint Valentin ne vous condamne pas à l’amende que vous désirez payer ; je ne puis donc songer à la recevoir. — Ces gants, » dit Henri en avançant insidieusement sa chaise vers Catherine tandis qu’il parlait, « ont été travaillés par des mains qui vous sont fort chères, et voyez… ils sont faits pour les vôtres. » Il les déploya tout en parlant, et saisissant le petit bras avec sa main robuste, il le plaça auprès d’un gant pour faire voir qu’ils étaient faits l’un pour l’autre ; « songez à celui qui a fait ces coutures de soie et d’or, et dites si le bras et la main auxquels ce gant peut seul convenir, doivent en rester séparés, parce que le pauvre gant a eu le malheur de rester une minute dans ma main noire et calleuse. — Ils sont bien venus comme venant de mon père, dit Catherine ; et certainement ils ne le sont pas moins comme venant de mon ami… » Elle appuya fortement sur ce mot… « aussi bien que de mon Valentin et de mon sauveur. — Permettez que je vous aide à les mettre, » dit Henri s’approchant encore plus près d’elle ; « ils peuvent paraître un peu étroits d’abord, et il faut que je vous aide. — Vous êtes habile à rendre de pareils services, bon Henri Gow, » dit la jeune fille en riant, mais en s’éloignant de son amant.

« Non, sur ma parole, » reprit Henri en secouant la tête ; l’expérience m’a appris à mettre des gantelets d’acier à des chevaliers armés de pied en cap, plutôt que des gants brodés à de jeunes filles. — Alors je ne vous en donnerai pas la peine, et Dorothée m’aidera… quoique je n’aie pas besoin d’aide… les yeux et les doigts de mon père sont fidèles dans les ouvrages de sa profession ; l’ouvrage qui passe par ses mains reproduit toujours fidèlement la mesure. — Laissez-moi m’en convaincre, laissez-moi voir comme ces gants si fins recouvrent bien les mains pour lesquelles ils ont été faits. — À un autre moment, bon Henri, je porterai les gants en l’honneur de saint Valentin, et du cavalier qu’il m’a envoyé. Plût au ciel que je pusse de même contenter mon père pour des affaires plus importantes !… À cette heure le parfum de la peau augmenterait le mal de tête que j’ai depuis le matin. — Mal de tête, chère Catherine ? demanda son amant. — Si vous disiez mal de l’âme, vous seriez aussi dans le vrai, » répondit Catherine avec un soupir, et elle continua sur un ton très-sérieux. « Henri, je vais peut-être me montrer aussi hardie que je vous ai déjà donné sujet de me croire. Car je veux vous parler la première d’un sujet sur lequel je devrais attendre que j’aie à vous répondre ; mais je ne puis. Après ce qui est arrivé ce matin, différer davantage à vous expliquer mes sentiments pour vous, sans m’exposer à être bien mal comprise… Oh ! ne répondez pas avant de m’avoir entendue tout au long… Vous êtes brave, Henri, plus que personne, honnête et sûr comme l’acier que vous travaillez… — Arrêtez… arrêtez, Catherine, par pitié ! Vous n’avez jamais dit tant de bien de moi que pour amener quelque censure dont vos louanges étaient les avant-coureurs. Je suis honnête, allez-vous dire, ou quelque chose de semblable, mais un querelleur déterminé, un spadassin, un ferrailleur. — Ce serait faire injure à moi autant qu’à vous, que de vous appeler ainsi. Non, Henri, ce n’est pas à un ferrailleur, eût-il porté un panache sur son casque et des éperons d’or à ses talons, que Catherine Glover aurait accordé la petite faveur qu’elle vous a volontairement faite aujourd’hui. Si j’ai parfois censuré la facilité de votre esprit à s’irriter, et de votre main à combattre, c’est parce que j’aurais voulu que vous haïssiez vous-même les péchés de vanité et de colère auxquels vous succombez si aisément. J’ai parlé sur ce sujet plus pour alarmer votre conscience, que pour exprimer mon opinion. Je sais, comme mon père, qu’en ces temps pervers et corrompus, les coutumes de notre nation, et même de toutes les nations chrétiennes, peuvent être citées en faveur des querelles sanglantes qui surviennent à propos de bagatelles ; des vengeances terribles et mortelles qu’on tire de légères offenses, et de l’habitude de s’assassiner les uns les autres par émulation d’honneur, ou par divertissement. Mais je sais que pour tous ces crimes nous serons appelés un jour en jugement ; et je voudrais vous persuader, mon brave et généreux ami, d’écouter plus souvent les cris de votre bon cœur, et de vous enorgueillir moins de la vigueur et de la dextérité de ce bras que rien n’arrête. — Je suis… je suis convaincu, Catherine, s’écria Henri ; vos paroles seront désormais ma loi. J’ai fait assez, beaucoup trop même, pour prouver ma force de corps et mon courage ; mais c’est de vous seulement, Catherine, que je puis apprendre à mieux penser. Croyez bien, ma jolie Valentine, que mon ambition à me distinguer dans les armes, et mon amour des querelles, si je puis l’appeler ainsi, ne combattent jamais de sang-froid contre ma raison et mes véritables penchants, mais qu’ils ont leurs patrons et leurs partisans pour les exciter. Qu’il survienne une querelle : je suppose que moi, pensant à vos conseils, j’hésite à m’y engager, croyez-vous qu’on me laisse la paix ou la guerre à mon choix ? oh ! non, par sainte Marie ! il y a cent personnes autour de moi à m’aiguillonner. « Tiens, comment donc ! Smith, ton glaive est-il rouillé, » dit l’un. « Le brave Henri est sourd aux querelles, ce matin, » dit l’autre. « Vite en avant pour l’honneur de Perth, » dit monseigneur le prévôt. « Je parie un noble d’or pour Henri, contre eux, » criera peut-être votre père lui-même. Or, que peut faire un pauvre diable, Catherine, quand tous l’adjurent de par l’enfer, et que pas une âme ne lâche un mot dans l’autre sens ? — Oh ! je sais que le démon a toujours assez d’agents pour en venir à ses fins ; mais notre devoir est de mépriser ces vains arguments, quoiqu’ils puissent être allégués par des gens à qui nous devons amour et respect. — Puis viennent les ménestrels avec leurs romances et leurs ballades, qui mettent toute la gloire d’un homme à recevoir et à rendre de bons coups. C’est pitié de dire, Catherine, de combien de péchés cet aveugle Harry, le ménestrel, est responsable. Quand je porte un coup d’estoc, ce n’est pas, saint Jean m’en préserve ! pour faire du mal à mon semblable, mais seulement pour frapper comme William Wallace frappait. »

L’homonyme du ménestrel parlait ainsi d’un ton de repentir si lamentable, que Catherine put à peine s’empêcher de rire ; cependant elle l’assura que le danger de sa vie et de celle des autres hommes ne devait pas un seul instant être mis en balance avec de telles niaiseries. — Oui ; » répliqua Henri, encouragé par son sourire, « mais il me semble que la bonne cause de la paix serait beaucoup plus puissante si elle avait un avocat. Supposez, par exemple, qu’au moment où je suis pressé de tirer ma lame, j’aie quelque motif pour penser qu’il y a dans ma maison un bel ange gardien, dont l’image semblerait murmurer à mon oreille : « Henri, pas de violence, c’est ma main que vous rougiriez de sang : Henri, ne vous exposez pas follement au péril, c’est ma poitrine que vous présentez au fer ennemi ; de telles pensées feraient plus pour me retenir, que si tous les moines de Perth me criaient : « Retiens ta main, sous peine de la cloche, du missel et du cierge. » — Si un avertissement, tel que le donnerait une sœur, peut avoir quelque influence sur vous, soyez sûr, Henri, qu’en frappant, vous souillez cette main de sang ; qu’en recevant des blessures vous percez ce cœur. »

Smith fut encouragé par le ton sincèrement affectueux dont ces paroles furent prononcées.

« Et pourquoi ne pas étendre votre crédit au delà de ces froides limites ? dit-il ; pourquoi, si vous êtes assez bonne et généreuse pour prendre quelque intérêt au pauvre pécheur qui est devant vous, ne l’adopteriez-vous pas aussi bien comme disciple et comme mari ? Votre père le souhaite ; chacun s’y attend ; gantiers et forgerons s’apprêtent à s’amuser ; et vous, vous seule, dont les paroles sont si aimables et si douces, vous ne voulez pas donner votre consentement ! — Henri, » dit Catherine d’une voix basse et tremblante, « croyez que je regarderais comme mon devoir d’obéir aux ordres de mon père, s’il n’y avait pas d’invincibles obstacles à ce mariage. — Songez-y encore… encore un moment. J’ai peu de titres à faire valoir, moi, en comparaison de vous, qui savez aussi bien lire qu’écrire ; mais j’aime à entendre lire, et j’écouterais votre douce voix sans jamais m’en lasser. Vous aimez la musique, et je sais jouer des instruments et chanter même presque aussi bien que certains ménestrels. Vous aimez à être charitable, je puis donner beaucoup, et avoir beaucoup encore ; je pourrais faire chaque jour des aumônes aussi abondantes que celles d’un diacre, sans qu’il m’en coûtât guère. Votre père se fait vieux pour vaquer à son travail journalier, il vivrait avec nous, et je le respecterais vraiment comme mon propre père. Je serais aussi attentif à ne point m’engager sans motif dans de sottes querelles, qu’à ne point jeter ma main dans un fourneau. Et si on usait contre nous de quelque infâme violence, l’auteur sentirait qu’il a mal choisi le marché pour y apporter sa marchandise. — Puissiez-vous éprouver toutes les jouissances domestiques que vous savez si bien imaginer, Henri, mais avec quelque autre femme plus heureuse que moi. »

Ainsi parla, ou plutôt sanglota la Jolie Fille de Perth, qui semblait étouffer en s’efforçant de retenir ses larmes. — Vous me haïssez donc ? » dit l’amant, après un instant de silence.

« Non ! le ciel m’en est témoin ! — Ou vous aimez quelqu’un davantage ? — Il est cruel à vous de demander une chose qu’il ne vous importe pas de savoir ; mais vous êtes dans une profonde erreur. — Ce chat sauvage, Conachar, peut-être ? j’ai remarqué de lui certains regards. — Vous profitez de cette pénible situation pour m’insulter, Henri, quoique je l’aie peu mérité. Conachar n’est rien pour moi ; seulement, comme j’ai tenté d’apprivoiser son esprit sauvage par l’instruction, j’ai pu m’intéresser un peu à une créature abandonnée aux préjugés et aux passions, et qui par conséquent, Henri, vous ressemble assez. — Ce doit être alors un de ces pimpants vers à soie, de ces beaux sires de la cour, » dit l’armurier, dont le désappointement et le dépit allumaient la violence naturelle ; « quelqu’un de ceux qui pensent devoir tout emporter, grâce à la hauteur de leurs bonnets à panache, et au retentissement de leurs éperons. Je voudrais bien connaître le galant qui, délaissant ses compagnes naturelles, ses dames fardées et parfumées de la cour, vient prendre sa proie parmi les simples filles des bourgeois artisans. Je voudrais connaître son nom et son surnom ! — Henri Smith, » dit Catherine triomphant de la faiblesse qui semblait menacer, une minute auparavant, de l’accabler. « Vous tenez là le langage d’un ingrat, d’un insensé, ou plutôt d’un fou frénétique. Je vous l’ai déjà dit, au commencement de cet entretien, personne n’était plus haut dans mon opinion que celui qui perd à présent du terrain à chaque mot qu’il prononce sur le ton d’un soupçon injuste et d’une colère sans raison. Vous n’avez aucun titre à savoir même ce que je vous ai dit ; cette faveur, je vous prie de le remarquer, n’implique pas que je vous préfère à d’autres, quoiqu’elle montre que je n’en préfère pas d’autres à vous. Il vous suffit de ne plus ignorer qu’un obstacle insurmontable s’oppose à ce que vous désirez, comme si un enchanteur avait jeté un charme sur ma destinée. — Les charmes peuvent être brisés par les hommes de cour. Je voudrais que ce fût là toute la difficulté. Thorbiorn, l’armurier danois, me confia qu’il avait un charme pour fabriquer ses cuirasses, en chantant une certaine chanson pendant que le fer chauffait. Je lui dis que ses rimes runiques n’étaient pas à l’épreuve des armes avec lesquelles on se battait à Loncarty[6]. Ce qu’il en arriva, il est inutile de le dire ; mais le corselet, celui qui le portait et le médecin qui soigna la blessure, savent si Henri Gow est capable de briser un charme ou non. »

Catherine le regarda d’un air qui annonçait qu’elle n’approuvait pas l’exploit dont il se vantait, et qui, sans que le franc forgeron s’en fût souvenu, était du genre de ceux qui l’exposaient à de fréquentes censures. Mais avant qu’elle eût développé sa pensée par des mots, Glover passa la tête à la porte.

« Henri, dit-il, il faut que j’interrompe vos agréables affaires, et que je vous prie de venir sur-le-champ dans ma boutique, pour y délibérer sur certains sujets qui intéressent vivement le bien-être de la ville. »

Henri salua Catherine et sortit de l’appartement, comme le gantier l’en priait. Il fut probablement favorable aux relations amicales que les jeunes gens eurent par la suite ; car on les eût séparés en cette occasion, d’après la tournure que la conversation semblait devoir prendre ; si l’amant en effet commençait à trouver le refus de la demoiselle un peu capricieux et inexplicable, après l’espèce d’encouragement que, dans son opinion, à lui, elle lui avait donné ; Catherine, d’autre part, pensait qu’il empiétait sur la faveur qu’elle lui avait accordée, plutôt que de s’en rendre digne par sa délicatesse.

Mais il restait dans leurs cœurs, à l’égard l’un de l’autre, une affection réciproque qui, la dispute terminée, devait certainement revivre, et qui devait porter la jeune fille à oublier sa délicatesse blessée, et l’amant son léger accès de colère.



  1. Étendard. a. m.
  2. Les montagnards d’Écosse parlent encore entre eux le gaélique, idiome très-ancien. a. m.
  3. Monnaie d’or française, ainsi appelée parce qu’elle portait l’empreinte d’un agneau. a. m.
  4. La poche des montagnards, généralement faite en peau de chèvre, et portée devant l’habit, s’appelle sporran en langue gaélique. Un sporran-moullach est, dit Walter Scott, une poche poilue, formée ordinairement de même peau, avec le poil en dehors. a. m.
  5. Mac mot écossais, signifie fils de ; O’ signifie la même chose en irlandais.
  6. Endroit voisin de la ville de Perth, et où, vers le xe siècle, les Écossais mirent les Danois en pleine déroute. a. m.