Le Jour de Saint-Valentin/36

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Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 443-448).


CHAPITRE XXXVI et dernier.

CONCLUSION.


Le cœur pur qui ne médite ni fraude ni action coupable, quoique la fortune puisse le frapper, a toujours quelque raison de sourire.
Burns.


Nous revenons maintenant à la Jolie Fille de Perth, qui, après la scène horrible de Falkland, avait été, par ordre de Douglas, mise sous la protection de sa fille, la duchesse veuve de Rothsay. Cette dame résidait momentanément dans une maison religieuse appelée Campsie, dont les ruines forment encore un site imposant sur le Tay. Le monastère de Campsie s’élevait au faîte d’une roche escarpée qui descend jusqu’à la majestueuse rivière, rendue en cet endroit plus particulièrement remarquable par la cataracte nommée Campsie-Linn, où ses eaux s’élancent par-dessus une rangée de rocs en basalte, qui intercepte le courant comme une digue élevée de main d’homme. Attirés par une position si romantique, les moines de l’abbaye de Cupar y construisirent une chapelle consacrée à un saint obscur, nommé saint Hunnand, et ils avaient coutume de s’y retirer, soit par plaisir, soit par dévotion. Ce monastère avait sans peine ouvert ses portes pour recevoir la noble dame qui l’habitait alors, car le pays était sous l’influence du puissant lord Drummond, allié de Douglas. Ce fut là que les lettres du comte furent présentées à la duchesse par le chef de l’escorte qui conduisait Catherine et la chanteuse à Campsie. Quelque raison que Marjory Douglas eût de se plaindre de Rothsay, sa fin horrible et inattendue attrista vivement la noble dame, et elle passa la plus grande partie de la nuit à s’abandonner à sa douleur, ou à des exercices de dévotion.

Le matin suivant, qui était celui du mémorable dimanche des Rameaux, elle ordonna qu’on fît venir devant elle Catherine Glover et la musicienne. Le courage des deux jeunes filles avait été fort ébranlé et fort abattu par les terribles scènes dont leurs yeux venaient d’être témoins, et la physionomie de la duchesse Marjory était, comme celle de son père, plus propre à inspirer la crainte que la confiance. Elle les interrogea néanmoins avec bonté, quoiqu’elle parût plongée dans une profonde affliction, et apprit d’elles tout ce qu’elles pouvaient lui dire sur la mort de son coupable et imprudent époux. Elle sembla touchée des efforts que Catherine et la chanteuse avaient faits, à leur péril extrême, pour sauver Rothsay de son horrible sort. Elle les invita à prier avec elle, et à l’heure du dîner, après leur avoir donné sa main à baiser, elle les envoya prendre quelque nourriture, les assurant toutes deux, et en particulier Catherine, de son active protection, qui s’étendrait, dit-elle, aussi sur Glover, et leur servirait à tous de sauvegarde aussi long-temps qu’elle vivrait elle-même.

Les deux jeunes filles se séparèrent donc de la princesse veuve, et prirent leur repas avec ses deux duègnes et ses dames, qui, toutes, au milieu même de leur profonde douleur, conservaient un air imposant dont la noblesse glaça le cœur léger de la Française, et inspira même de la contrainte à Catherine Glover, douée cependant d’un caractère plus sérieux. Les amies, car nous pouvons ainsi les nommer, furent donc ravies d’échapper à la société de ces grandes dames ; celles-ci, toutes nées de parents nobles, et se croyant en mauvaise compagnie avec la fille d’un bourgeois et une chanteuse ambulante, les virent avec plaisir s’aller promener dans les environs du couvent. Un petit jardin, avec ses bosquets et ses arbres fruitiers, s’étendait d’un côté du monastère, de façon à border le précipice dont il était seulement séparé par un parapet construit à l’extrémité même du roc ; ce parapet était même si bas, que l’œil pouvait aisément mesurer la profondeur de l’abîme, et voir l’eau qui, comme un torrent, écumait, tourbillonnait et s’engouffrait sous le récif du fond.

La Jolie Fille de Perth et sa compagne parcoururent lentement un sentier qui conduisait à ce parapet, en contemplant le paysage romantique, et pensant à ce qu’il devait être lorsque le printemps revêtait la terre de verdure. Elles gardèrent quelque temps un profond silence ; enfin le naturel hardi et joyeux de la chanteuse s’éleva au-dessus des tristes circonstances où elles se trouvaient encore.

« Les horreurs de Falkland, belle Catherine, pèsent-elles encore sur vos esprits ? Tâchez donc de les oublier comme moi ; nous ne pouvons courir lestement dans ce sentier de la vie, si nous ne secouons de nos mantelets les gouttes de rosée à mesure qu’elles tombent. — Les horreurs ne peuvent s’oublier, répondit Catherine ; de plus, je suis maintenant inquiète de mon père, et Je ne puis m’empêcher de songer combien de braves hommes quittent en ce moment la vie à six milles de nous ou à peu près. — Vous voulez parler du combat de ces soixante champions, dont l’écuyer de Douglas nous a dit un mot hier ? Ce serait un spectacle à voir pour un ménestrel ; mais maudits soient mes yeux de femme !… ils ne peuvent jamais voir deux épées se croiser sans être éblouis. Mais voyez donc, regardez par ici, Catherine, par ici ! ce messager qui court si vite apporte certainement des nouvelles de la bataille. — Il me semble que je connais celui qui déploie tant d’activité, dit Catherine… Mais si c’est celui que j’imagine, de fatales pensées pressent ses pas. »

Tandis qu’elle parlait, l’étranger se dirigeait vers le jardin, le petit chien de Louise se précipita à sa rencontre en aboyant comme un furieux, mais il revint bientôt gronder, et se blottir derrière sa maîtresse ; car les animaux eux-mêmes savent distinguer quand un homme est entraîné par l’énergie frénétique d’une passion irrésistible, et craignent de passer devant lui ou de se rencontrer sur ses pas. Le fugitif s’élança dans le jardin, toujours en courant ; sa tête était nue, sa chevelure en désordre. Sa riche tunique et tous ses vêtements paraissaient avoir été récemment trempés dans l’eau, ses bottines de cuir étaient percées et fendues, et son pied tachait la terre de sang ; son visage était sauvage, hagard, enflammé, ou, comme disent les Écossais, élevé.

« Conachar ! » dit Catherine, tandis qu’il avançait sans avoir l’air d’apercevoir ce qui était devant lui, comme font les lièvres, dit-on, quand ils sont rudement pressés par les chiens ; mais il s’arrêta court dès qu’il entendit son nom.

« Conachar, reprit Catherine, ou plutôt Éachin Mac-Jan, que veut dire cette fuite ?… Le clan de Quhele a-t-il éprouvé une défaite ? — J’ai porté les noms que me donne cette jeune fille, » dit le fugitif après avoir réfléchi un moment. « Oui, on m’appelait Conachar quand j’étais heureux, et Éachin quand j’étais puissant. Mais aujourd’hui je n’ai plus de nom, et le clan dont vous parlez n’existe plus ; vous êtes insensée de parler de ce qui n’existe pas à un être qui n’a pas d’existence. — Hélas ! infortuné… — Et pourquoi infortuné, je vous prie ? s’écria le jeune homme. Si je suis un lâche et un infâme, n’ai-je pas l’infamie et la lâcheté pour commander aux éléments ?… N’ai-je pas bravé les ondes sans qu’elles me noyassent, et regagné le bord sans qu’elles s’ouvrissent pour me dévorer ? Est-il un mortel capable de mettre un frein à ma volonté ? — Il déraisonne, hélas ! dit Catherine. Hâtez-vous d’appeler à son secours. Il ne me fera point de mal ; mais je crains qu’il n’attente à sa propre vie. Voyez comme il regarde ce torrent qui rugit ! »

La chanteuse se hâta d’obéir ; et l’esprit égaré de Conachar sembla calmé dès qu’elle fut partie. « Catherine, dit-il, maintenant qu’elle n’est plus là, je te dirai que je te reconnais… Je sais combien tu aimes la paix et détestes la guerre, mais écoute… J’ai, plutôt que d’appliquer un seul coup à mon ennemi, abandonné tout ce qu’un homme a de plus cher… J’ai perdu honneur, réputation, amis… et quels amis !… » continua-t-il en se couvrant la figure de ses mains… « Oh ! leur amour surpassait l’amour d’une femme ! Pourquoi retiendrais-je mes larmes ?… Tous connaissent ma honte… tous peuvent voir ma douleur ! Oui, tous la peuvent voir, mais qui peut en avoir pitié ?… Catherine, tandis que je descendais la vallée en courant comme un fou, hommes et femmes appelaient la honte sur moi !… Le mendiant à qui je jetais une aumône pour en acheter une bénédiction, la repoussait avec dégoût, et m’appelait lâche ! chaque cloche qui sonnait redisait à mon oreille : « Honte à l’infâme poltron ! » Les animaux sauvages dans leurs mugissements et leurs bêlements… les vents rapides dans leurs sifflements… les eaux courroucées dans leurs fracas, criaient : « Fi ! c’est un lâche !… » Les neuf fidèles frères me poursuivent encore ; ils crient d’une voix faible : « Frappe au moins un coup pour notre vengeance, nous sommes tous morts pour toi. »

Tandis que le malheureux jeune homme déraisonnait ainsi, un bruissement retentit dans les buissons. « Il n’y a qu’un moyen, » s’écria-t-il en s’élançant sur le parapet, en promenant des regards effrayés sur le taillis où se glissaient deux ou trois domestiques, avec l’intention de le saisir. Mais à l’instant où il aperçut une forme humaine sortir des buissons, il agita ses mains d’un air insensé au-dessus de sa tête, en criant : « Bas air, Éachin ! » Il se jeta dans le précipice, au fond duquel bouillonnait la cataracte.

Il n’est pas besoin de dire que tout, excepté un flocon du duvet du chardon eût été mis en pièces dans une pareille chute. Mais la rivière était grosse, et les restes de l’infortuné montagnard ne furent jamais retrouvés. Différentes traditions sont répandues sur cet événement. On raconte que le jeune chef du clan de Quhele alla, en nageant, aborder bien au-dessous de Linn-de-Campsie ; et qu’errant désespéré dans les déserts de Rannoch, il rencontra le père Clément qui s’était fait ermite dans ces vastes solitudes, en imitant l’exemple des vieux Guides. Il parvint, dit-on, à convertir Conachar, qui demeura avec lui dans sa cellule, partageant ses prières et ses privations, jusqu’à ce que la mort les rappelât au ciel.

Une autre légende plus bizarre suppose qu’il fut arraché à la mort par les Daione-Shie, ou fées, et qu’il continue à errer dans les bois et les déserts, armé comme un ancien montagnard, mais tenant son épée de la main gauche. Le fantôme semble toujours en proie à une profonde tristesse. Quelquefois il fait mine d’attaquer le voyageur ; mais, pour peu qu’on résiste, il s’enfuit. Ces légendes sont fondées sur deux points particuliers de son histoire, son extraordinaire timidité et son suicide ; deux circonstances qui ne se rencontrèrent jamais dans la vie d’un chef montagnard.

Quand Simon Glover, après avoir avisé à ce que son cher Henri reçût tous les soins nécessaires dans sa propre maison de Curfew-Street, arriva le soir de cette journée au couvent de Campsie, il trouva sa fille dévorée par une fièvre violente causée par les scènes dont elle avait été récemment témoin, et surtout par la catastrophe qui avait terminé les jours du compagnon de ses jeux. L’affection de la chanteuse en faisait une garde si attentive et si empressée, que le gantier jura de ne plus lui laisser reprendre son luth, si ce n’était pour son amusement.

Il s’écoula quelque temps avant que Simon osât apprendre à sa fille les derniers exploits de Henri et ses nombreuses blessures ; et quand il le lui apprit il ne manqua point de faire sonner haut la circonstance que le fidèle armurier avait refusé honneur et richesse plutôt que de devenir soldat de profession à la suite de Douglas. Catherine soupira profondément et remua la tête au récit des sanglantes prouesses dont fut témoin le jour des Rameaux ; mais elle avait apparemment réfléchi que les hommes avancent rarement en civilisation et en sociabilité plus vite que ne marchent les idées de leur temps, et qu’un courage obstiné et surabondant comme celui de Henri Smith était, dans cet âge de fer, préférable à la timidité qui avait conduit Conachar à la mort. Si elle avait encore quelques doutes à ce sujet, ils furent levés en temps et lieux par les protestations d’Henri, dès que sa santé rétablie l’eut mis à même de plaider sa propre cause.

« Je rougis de vous dire, Catherine, que je suis comme malade à la seule idée d’un combat. Le dernier champ de bataille a offert un carnage à rassasier un tigre. Je suis donc décidé à suspendre ma large épée pour ne plus jamais la dégainer que contre les ennemis d’Écosse. — Et si l’Écosse la réclamait, dit Catherine, c’est moi qui vous l’attacherais au côté. — Catherine, ajouta le joyeux gantier, nous payerons force messes pour les âmes de ceux qui sont morts par la main de Henri, et cette générosité effacera non-seulement quelques petites fautes, mais encore nous raccommodera avec l’Église. — Et, à cette intention, reprit Catherine, nous pourrons user des monceaux d’or du misérable Dwining. Il me les a légués ; mais je pense que vous ne voudriez pas mêler son vil argent, prix d’assassinats, avec vos gains honnêtes. — Je préférerais apporter la peste dans ma maison, répliqua Glover d’un air déterminé. »

Les trésors de l’infâme apothicaire furent donc partagés entre les quatre monastères, et dans la suite il ne s’éleva jamais aucun soupçon sur l’orthodoxie du vieux Simon ou de sa fille.

Henri et Catherine furent mariés quatre mois après la bataille de North-Inch, et jamais les corporations des gantiers et des forgerons ne dansèrent leur danse de l’épée si gaiement qu’aux noces du plus courageux bourgeois et de la plus belle fille de Perth. Dix mois après, un bel enfant remplissait un charmant berceau et était bercé par Louise sur l’air de

Vivent toujours pour moi, vivent les bonnets bleus !

Les noms des personnes qui tinrent l’enfant sur les fonds baptismaux ont été conservés. Ce furent : « Haut et puissant lord Archibald comte de Douglas ; honorable et vaillant chevalier sir Patrick Charteris de Kinfauns ; et gracieuse princesse Marjory, veuve douairière de Son Altesse Sérénissime David, duc de Rothsay. » Avec un tel patronage une famille s’élève vite ; et plusieurs des plus respectables maisons d’Écosse, surtout dans le Perthshire, ainsi que beaucoup d’individus distingués dans les arts et dans les armes, se vantent de descendre du Gow-Chrom et de la Jolie Fille de Perth.

FIN DU JOUR DE SAINT-VALENTIN.