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Le Jour de Saint-Valentin/35

La bibliothèque libre.
Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 439-443).


CHAPITRE XXXV.

L’ASSASSIN.


Tandis que le roi retournait au petit trot vers le couvent où il logeait alors, Albany, avec un visage décomposé et une voix tremblante, demanda au comte de Douglas : « Votre Seigneurie, qui fut témoin de l’horrible scène du château de Falkland, n’en communiquera-t-elle pas la nouvelle à mon malheureux frère ? — Non. Je ne le ferais pas pour l’Écosse entière, répondit Douglas ; j’aimerais mieux mettre ma poitrine à portée de flèche pour servir de but à cent archers de Tynedale. Non, par Sainte-Bride de Douglas ! je ne pourrais rien dire, sinon que j’ai vu l’infortuné jeune homme mort ! Quant à la manière dont il mourut, Votre Grâce est peut-être plus en état que moi de l’expliquer. Si ce n’était la rébellion de March et la guerre des Anglais, je ferais connaître mon opinion sur cette affaire. » Après avoir parlé ainsi et avoir fait un profond salut au roi, le comte se dirigea vers son logement, et laissa le duc d’Albany conter l’aventure comme bon lui semblerait.

« La rébellion et la guerre des Anglais ! se dit le duc à lui-même… Et de plus ton propre intérêt, comte superbe, que malgré toute ta fierté tu n’oses séparer du mien. Eh bien ! puisque la tâche m’est dévolue, je dois et je vais m’en acquitter. »

Il suivit le roi dans son appartement et le roi le regarda avec surprise quand il se fut assis à sa place accoutumée.

« Tu as une physionomie de spectre, Robin, dit le roi ; je souhaiterais que tu réfléchisses plus mûrement aux occasions où il faut verser le sang, puisqu’ensuite tu en es si vivement affecté. Et pourtant, Robin, je t’aime d’autant mieux quand ton excellent cœur se montre à travers ta froide politique. — Plût au ciel, mon royal frère, » répondit Albany d’une voix presque éteinte, « que le sanglant combat dont nous avons été spectateurs fût le pire que nous ayons à voir ou à entendre rapporter aujourd’hui ! Je ne m’attendrirais pas long-temps sur ces bêtes sauvages qui gisent entassées comme des charognes, dans la lice. Mais… » Il s’arrêta. — Comment ! » s’écria le roi effrayé, « quel est ce nouveau malheur ? … Rothsay… Ce doit être… c’est Rothsay !… Parle ! Quelle nouvelle folie a-t-il faite ? Quelle nouvelle infortune l’a frappé ? — Monseigneur, mon souverain folies et infortunes sont maintenant finies pour mon pauvre neveu. — Il est mort !… il est mort ! » s’écria le père dans une affreuse angoisse, « Albany, comme frère, je te conjure. Mais non… je ne suis plus ton frère ! Comme roi, je te commande, homme ténébreux et perfide, de m’apprendre toute la vérité ! »

Albany balbutia… « Les détails ne me sont qu’imparfaitement connus… mais ce qu’il y a de certain, c’est que mon infortuné neveu a été trouvé mort dans son appartement la nuit dernière, mort subitement… À ce que j’ai ouï dire. — Rothsay !… ô mon cher David ! plût à Dieu que je fusse mort pour toi ! Mon fils ! mon fils ! »

Ainsi parla, en répétant les paroles expressives de l’Écriture, le père privé de toute espérance ; il déchirait sa barbe blanche et ses cheveux gris ; pendant qu’Albany, silencieux et tourmenté par sa conscience, n’osait interrompre la violence de son chagrin. Mais l’excès de la douleur du roi se changea presque subitement en furie… état d’esprit si contraire à la douceur et à la timidité de son naturel, que les remords d’Albany se perdirent dans sa frayeur.

« Et voici donc la fin de tes remontrances morales et de tes punitions religieuses !… Mais le père abusé qui livra son fils entre tes mains, qui livra l’innocent agneau au boucher, est roi, et tu le reconnaîtras à tes dépens. Le meurtrier demeurera-t-il en présence de son frère souillé du sang du fils de ce frère ? Non !… Holà, ho ! Venez ici… Mac Louis !… Brandanes !… Trahison !… Meurtre !… Prenez les armes si vous aimez Stuart ! »

Mac Louis avec plusieurs gardes se précipita dans l’appartement.

« Meurtre et trahison ! s’écria l’infortuné monarque. Brandanes… votre noble prince… » Ici son chagrin et son agitation interrompirent l’ordre fatal qu’il voulait donner. À la fin il reprit sa phrase interrompue… « Une hache et un billot dans la cour, sur-le-champ !… Arrêtez… » Ce mot lui étouffa la voix.

« Arrêter qui ? mon noble souverain ! » dit Mac Louis qui, voyant le roi dominé par un accès de colère si différent de la douceur habituelle de son caractère, était tout disposé à conjecturer que sa raison était troublée par suite des horreurs extraordinaires du combat des montagnards… « Qui arrêterai-je, mon souverain ? répéta-t-il, je ne vois ici que le royal frère de Votre Majesté, milord duc d’Albany. — Cela est vrai, » dit le roi, tandis que son accès de colère vindicative se calmait, « très-vrai… Qui ? Albany… l’enfant de mon père… Il n’y a ici que mon frère !… Dieu ! rends-moi capable de dompter la coupable colère qui dévore ce sein. Sancta Maria, ora pro nobis ! »

Mac Louis lança un regard d’étonnement au duc d’Albany, qui s’efforçait de cacher sa confusion en affectant une vive sympathie, et qui murmura à l’oreille de l’officier :

« Ce terrible malheur l’affecte trop vivement pour ne point lui troubler la tête. — Quel malheur ? s’il plaît à Votre Grâce, répliqua Mac Louis, je n’en sais aucun. — Comment !… Vous ne savez pas la mort de mon neveu, de Rothsay ? — Le duc de Rothsay est mort, milord d’Albany ! » s’écria le fidèle Brandane avec une profonde horreur et un extrême étonnement. « Quand, comment, et où ? — Il y a deux jours… La manière, on l’ignore encore… à Falkland. »

Mac Louis regarda le duc un instant, puis l’œil en feu et d’un air déterminé, il dit au roi qui paraissait plongé dans sa prière mentale : « Mon souverain ! il y a une minute ou deux vous avez oublié un mot… Un seul mot ; qu’il sorte de votre bouche, et votre bon plaisir est une loi pour vos Brandanes ! — Je priais contre la tentation, Mac Louis, » répliqua le roi désespéré, « et vous m’y précipitez. Mettriez-vous une épée nue dans la main d’un insensé ? Mais, ô Albany ! mon ami, mon frère, mon intime conseiller ! comment… comment ton cœur a-t-il pu se résoudre à cela ? »

Albany voyant que la fureur du roi était passée, répondit d’un ton plus calme qu’avant : « Mon château n’a pas de barrière contre le pouvoir de la mort. Je n’ai pas mérité les infâmes soupçons qu’impliquent les paroles de Votre Majesté. Je les pardonne au père qui pleure son fils ; mais je suis prêt à jurer par la croix et l’autel… par ma part de salut… par les âmes de nos royaux ancêtres… — Silence, Robert ! interrompit le roi, n’ajoute pas le parjure au meurtre… Et ce forfait fut sans doute commis pour approcher d’un pas plus près d’une couronne et d’un sceptre ? prends-les donc l’un et l’autre ; et puisses-tu trouver comme moi qu’il est plus doux de manier un barreau de fer rouge !… Rothsay ! Rothsay ! tu as du moins échappé au malheur d’être roi ! — Mon souverain, dit Mac Louis, permettez-moi de vous rappeler que la couronne et le sceptre d’Écosse appartiennent, après Votre Majesté, au prince Jacques, qui succède au droit de son frère. — Vous avez raison, Mac Louis, » répliqua le roi vivement, « et il succédera, le pauvre enfant, aux dangers de son frère ! Merci, Mac Louis, merci ! vous m’avez fait souvenir qu’il me restait encore de la besogne sur terre. Que tes Brandanes prennent les armes aussi vite que possible. Que personne n’entre ici, dont la fidélité ne te soit connue, personne surtout qui ait eu des liaisons avec le duc d’Albany… avec cet homme, veux-je dire, qui s’appelle mon frère ! Et que ma litière soit préparée sur-le-champ. Nous allons à Dunbarton, Mac Louis, ou à Bute. Les précipices, les vagues et les cœurs de mes Brandanes défendront mon enfant jusqu’à ce que nous puissions mettre des mers entre lui et l’ambition de son cruel oncle. Adieu, Robert d’Albany… adieu pour toujours, homme au cœur dur et sanguinaire ! Jouis de la part de puissance que Douglas te voudra laisser ; mais ne cherche pas à me revoir, moins encore à approcher du fils qui me reste ! Car, dès l’instant où tu approcherais, mes gardes auraient ordre de te massacrer avec leurs pertuisanes !… Mac Louis, souviens-toi de cela. »

Le duc d’Albany quitta l’appartement sans chercher ni à se justifier ni à répondre.

Ce qui suit est du domaine de l’histoire. Dans la première assemblée du parlement, le duc d’Albany parvint à décider ce corps à le déclarer innocent de la mort de Rothsay, tandis qu’en même temps il se reconnut coupable de ce crime, en recevant des lettres de grâce ou de pardon. Le malheureux monarque se retira dans son château de Rothsay, comté de Bute, pour pleurer le fils qu’il avait perdu, et veiller avec une inquiète anxiété sur la vie de l’enfant qui lui restait. Aucun moyen de pourvoir à la sûreté du jeune Jacques ne lui sembla meilleur que de l’envoyer en France faire son éducation à la cour du souverain régnant. Mais le vaisseau sur lequel le prince écossais traversait le détroit fut pris par un croiseur anglais, et quoiqu’il y eût alors une trêve entre les deux royaumes, Henri IV eut la bassesse de le retenir prisonnier. Ce dernier coup acheva de briser le cœur du malheureux roi Robert III. La vengeance atteignit enfin, quoique d’un pas tardif, la trahison et la cruauté de son frère. Il est vrai que les cheveux blancs d’Albany descendirent en paix dans la tombe, et qu’il transmit la régence, qu’il avait si criminellement acquise, à son fils Murdoch. Mais dix-neuf ans après la mort du vieux roi, Jacques Ier revint en Écosse, et le duc Murdoch d’Albany périt avec ses fils sur l’échafaud, en expiation du crime de son père et du sien.