Le Journal d’une femme de chambre/08

La bibliothèque libre.
Eugène Fasquelle (p. 207-224).

VIII

28 octobre.

Enfin, j’ai reçu une lettre de monsieur Jean. Elle est bien sèche, cette lettre. On dirait à la lire qu’il ne s’est jamais rien passé d’intime entre nous. Pas un mot d’amitié, pas une tendresse, pas un souvenir !… Il ne m’y parle que de lui… S’il faut l’en croire, il paraît que Jean est devenu un personnage d’importance. Cela se voit, cela se sent à cet air protecteur et un peu méprisant que, dès le début de sa lettre, il prend avec moi… En somme, il ne m’écrit que pour m’épater… Je l’ai toujours connu vaniteux — dame, il était si beau garçon ! — mais jamais autant qu’aujourd’hui. Les hommes, ça ne sait pas supporter les succès, ni la gloire…

Jean est toujours premier valet de chambre chez Mme  la comtesse Fardin et Mme  la comtesse est, peut-être, la femme de France dont on parle le plus, en ce moment. À son service de valet de chambre, Jean ajoute le rôle de manifestant politique et de conspirateur royaliste. Il manifeste avec Coppée, Lemaître, Quesnay de Beaurepaire ; il conspire avec le général Mercier, tout cela, pour renverser la République. L’autre soir, il a accompagné Coppée à une réunion de la Patrie Française. Il se pavanait sur l’estrade, derrière le grand patriote, et, toute la soirée, il a tenu son pardessus… Du reste, il peut dire qu’il a tenu tous les pardessus de tous les grands patriotes de ce temps… Ça comptera, dans sa vie… Un autre soir, à la sortie d’une réunion dreyfusarde où la comtesse l’avait envoyé, afin de « casser des gueules de cosmopolites », il a été emmené au poste, pour avoir conspué les sans-patrie, et crié à pleine gorge : « Mort aux juifs !… Vive le Roy !… Vive l’armée ! » Mme  la comtesse a menacé le gouvernement de le faire interpeller, et monsieur Jean a été aussitôt relâché… Il a même été augmenté par sa maîtresse, de vingt francs par mois, pour ce haut fait d’armes… M. Arthur Meyer a mis son nom dans le Gaulois… Son nom figure aussi, en regard d’une somme de cent francs, dans la Libre Parole, parmi les listes d’une souscription pour le colonel Henry… C’est Coppée qui l’a inscrit d’office… Coppée encore, qui l’a nommé membre d’honneur de la Patrie Française… une ligue épatante… Tous les domestiques des grandes maisons en sont… Il y a aussi des comtes, des marquis et des ducs… En venant déjeuner, hier, le général Mercier a dit à Jean : « Eh bien, mon brave Jean ? » Mon brave Jean !… Jules Guérin, dans l’Anti-juif, a écrit, sous ce titre : « Encore une victime des Youpins ! » ceci : « Notre vaillant camarade antisémite, M. Jean… etc… » Enfin, M. Forain, qui ne quitte plus la maison, a fait poser Jean pour un dessin, qui doit symboliser l’âme de la patrie… M. Forain trouve que Jean a « la gueule de ça ! »… C’est étonnant ce qu’il reçoit en ce moment d’accolades illustres, de sérieux pourboires, de distinctions honorifiques, extrêmement flatteuses. Et si, comme tout le fait croire, le général Mercier se décide à faire citer Jean, dans le futur procès Zola pour un faux témoignage… que l’état-major réglera ces jours-ci… rien ne manquerait plus à sa gloire… Le faux témoignage est ce qu’il y a de plus chic, de mieux porté, cette année, dans la haute société… Être choisi comme faux témoin, cela équivaut, en plus d’une gloire certaine et rapide, à gagner le gros lot de la loterie… M. Jean s’aperçoit bien qu’il fait, de plus en plus sensation, dans le quartier des Champs-Élysées… Quand, le soir, au café de la rue François-Ier, il va jouer « à la poule au gibier » ou qu’il mène, sur les trottoirs, pisser les chiens de Mme  la comtesse, il est l’objet de la curiosité et du respect universels… les chiens aussi, du reste… C’est pourquoi, en vue d’une célébrité qui ne peut manquer de s’étendre du quartier sur Paris, et de Paris sur la France, il s’est abonné à l’Argus de la Presse, tout comme Mme  la comtesse. Il m’enverra ce qu’on écrira sur lui, de mieux tapé. C’est tout ce qu’il peut faire pour moi, car je dois comprendre qu’il n’a pas le temps de s’occuper de ma situation… Il verra, plus tard… « quand nous serons au pouvoir », m’écrit-il, négligemment… Tout ce qui m’arrive, c’est de ma faute… je n’ai jamais eu d’esprit de conduite… je n’ai jamais eu de suite dans les idées… j’ai gaspillé les meilleures places, sans aucun profit… Si je n’avais pas fait la mauvaise tête, moi aussi, peut-être serais-je au mieux avec le général Mercier, Coppée, Déroulède… et, peut-être — bien que je ne sois qu’une femme — verrais-je étinceler mon nom dans les colonnes du Gaulois, qui est si encourageant pour tous les genres de domesticité… Etc., etc…

J’ai presque pleuré, à la lecture de cette lettre, car j’ai senti que monsieur Jean est tout à fait détaché de moi, et qu’il ne me faut plus compter sur lui… sur lui et sur personne !… Il ne me dit pas un mot de celle qui m’a remplacée… Ah ! je la vois d’ici, je les vois d’ici, tous les deux, dans la chambre que je connais si bien, s’embrassant, se caressant… et courant, ensemble, comme nous faisions si gentiment, les bals publics et les théâtres… Je le vois, lui, en pardessus mastic, au retour des courses, ayant perdu son argent, et disant à l’autre, comme il me l’a dit, tant de fois, à moi-même : « Prête-moi tes petits bijoux, et ta montre, pour que je les mette au clou ! » À moins que sa nouvelle condition de manifestant politique et de conspirateur royaliste ne lui ait donné des ambitions nouvelles, et qu’il ait quitté les amours de l’office, pour les amours du salon ?… Il en reviendra.

Est-ce vraiment de ma faute, ce qui m’arrive ?… Peut-être !… Et pourtant, il me semble qu’une fatalité, dont je n’ai jamais été la maîtresse, a pesé sur toute mon existence, et qu’elle a voulu que je ne demeurasse jamais, plus de six mois, dans la même place… Quand on ne me renvoyait pas, c’est moi qui partais, à bout de dégoût. C’est drôle et c’est triste… j’ai toujours eu la hâte d’être « ailleurs », une folie d’espérance dans « ces chimériques ailleurs », que je parais de la poésie vaine, du mirage illusoire des lointains… surtout depuis mon séjour à Houlgate, auprès du pauvre M. Georges… De ce séjour, il m’est resté je ne sais quelle inquiétude… je ne sais quel angoissant besoin de m’élever, sans pouvoir y atteindre, jusqu’à des idées et des formes inétreignables… Je crois bien que cette trop brusque et trop courte entrevision d’un monde, qu’il eût mieux valu que je ne connusse point, ne pouvant le connaître mieux, m’a été très funeste… Ah ! qu’elles sont décevantes ces routes vers l’inconnu !… L’on va, l’on va, et c’est toujours la même chose… Voyez cet horizon poudroyant, là-bas… C’est bleu, c’est rose, c’est frais, c’est lumineux et léger comme un rêve… Il doit faire bon vivre, là-bas… Vous approchez… vous arrivez… Il n’y a rien… Du sable, des cailloux, des coteaux tristes comme des murs. Il n’y a rien d’autre… Et, au-dessus de ce sable, de ces cailloux, de ces coteaux, un ciel gris, opaque, pesant, un ciel où le jour se navre, où la lumière pleure de la suie… Il n’y a rien… rien de ce qu’on est venu chercher… D’ailleurs, ce que je cherche, je l’ignore… et j’ignore aussi qui je suis.

Un domestique, ce n’est pas un être normal, un être social… C’est quelqu’un de disparate, fabriqué de pièces et de morceaux qui ne peuvent s’ajuster l’un dans l’autre, se juxtaposer l’un à l’autre… C’est quelque chose de pire : un monstrueux hybride humain… Il n’est plus du peuple, d’où il sort ; il n’est pas, non plus, de la bourgeoisie où il vit et où il tend… Du peuple qu’il a renié, il a perdu le sang généreux et la force naïve… De la bourgeoisie, il a gagné les vices honteux, sans avoir pu acquérir les moyens de les satisfaire… et les sentiments vils, les lâches peurs, les criminels appétits, sans le décor, et, par conséquent, sans l’excuse de la richesse… L’âme toute salie, il traverse cet honnête monde bourgeois et rien que d’avoir respiré l’odeur mortelle qui monte de ces putrides cloaques, il perd, à jamais, la sécurité de son esprit, et jusqu’à la forme même de son moi… Au fond de tous ces souvenirs, parmi ce peuple de figures où il erre, fantôme de lui-même, il ne trouve à remuer que de l’ordure, c’est-à-dire de la souffrance… Il rit souvent, mais son rire est forcé. Ce rire ne vient pas de la joie rencontrée, de l’espoir réalisé, et il garde l’amère grimace de la révolte, le pli dur et crispé du sarcasme. Rien n’est plus douloureux et laid que ce rire ; il brûle et dessèche… Mieux vaudrait, peut-être, que j’eusse pleuré ! Et puis, je ne sais pas… Et puis, zut !… Arrivera ce qui pourra…


Mais il n’arrive rien… jamais rien… Et je ne puis m’habituer à cela. C’est cette monotonie, cette immobilité dans la vie qui me sont le plus pénibles à supporter… Je voudrais partir d’ici… Partir ?… Mais où et comment ?… Je ne sais pas et je reste !…


Madame est toujours la même ; méfiante, méthodique, dure, rapace, sans un élan, sans une fantaisie, sans une spontanéité, sans un rayon de joie sur sa face de marbre… Monsieur a repris ses habitudes, et je m’imagine, à de certains airs sournois, qu’il me garde rancune de mes rigueurs ; mais ses rancunes ne sont pas dangereuses… Après le déjeuner, armé, guêtré, il part pour la chasse, rentre à la nuit, ne me demande plus de l’aider à retirer ses bottes, et se couche à neuf heures… Il est toujours pataud, comique et vague… Il engraisse. Comment des gens si riches peuvent-ils se résigner à une aussi morne existence ?… Il m’arrive, parfois, de m’interroger sur Monsieur ?… Qu’est-ce que j’aurais fait de lui ?… Il n’a pas d’argent et ne m’eût pas donné de plaisir. Et puisque Madame n’est pas jalouse !…

Ce qui est terrible dans cette maison, c’est son silence. Je ne peux m’y faire… Pourtant, malgré moi, je m’habitue à glisser mes pas, à « marcher en l’air », comme dit Joseph… Souvent, dans ces couloirs sombres, le long de ces murs froids, je me fais, à moi-même, l’effet d’un spectre, d’un revenant. J’étouffe, là-dedans… Et je reste !…

Ma seule distraction est d’aller, le dimanche, au sortir de la messe, chez Mme  Gouin, l’épicière… Le dégoût m’en éloigne, mais l’ennui, plus fort, m’y ramène. Là, du moins, on se retrouve, toutes ensemble… On potine, on rigole, on fait du bruit, en sirotant des petits verres de mêlé-cassis… Il y a là, un peu, l’illusion de la vie… Et le temps passe… L’autre dimanche, je n’ai pas vu la petite, aux yeux suintants, au museau de rat… Je m’informe…

— Ce n’est rien… ce n’est rien… me dit l’épicière d’un ton qu’elle veut rendre mystérieux.

— Elle est donc malade ?…

— Oui… mais ce n’est rien… Dans deux jours, il n’y paraîtra plus…

Et mam’zelle Rose me regarde, avec des yeux qui confirment, et qui semblent dire :

— Ah ! Vous voyez bien !… C’est une femme très adroite…

Aujourd’hui, justement, j’ai appris, chez l’épicière, que des chasseurs avaient trouvé la veille, dans la forêt de Raillon, parmi des ronces et des feuilles mortes, le cadavre d’une petite fille, horriblement violée… Il paraît que c’est la fille d’un cantonnier… On l’appelait dans le pays, la petite Claire… Elle était un peu innocente, mais douce et gentille… et elle n’avait pas douze ans !… Bonne aubaine, vous pensez, pour un endroit comme ici… où l’on est réduit à ressasser, chaque semaine, les mêmes histoires… Aussi, les langues marchent-elles…

D’après Rose, toujours mieux informée que les autres, la petite Claire avait son petit ventre ouvert d’un coup de couteau, et les intestins coulaient par la blessure… La nuque et la gorge gardaient, visibles, les marques de doigts étrangleurs… Ses parties, ses pauvres petites parties, n’étaient qu’une plaie affreusement tuméfiée, comme si elles eussent été forcées — une comparaison de Rose — par le manche trop gros d’une cognée de bûcheron… On voyait encore, dans la bruyère courte, à un endroit piétiné et foulé, la place où le crime s’était accompli… Il devait remonter à huit jours, au moins, car le cadavre était presque entièrement décomposé…

Malgré l’horreur sincère qu’inspire ce meurtre, je sens parfaitement que, pour la plupart de ces créatures, le viol et les images obscènes qu’il évoque, en sont, pas tout à fait une excuse, mais certainement une atténuation… car le viol, c’est encore de l’amour… On raconte un tas de choses… on se rappelle que la petite Claire était toute la journée, dans la forêt… Au printemps, elle y cueillait des jonquilles, des muguets, des anémones, dont elle faisait, pour les dames de la ville, de gentils bouquets ; elle y cherchait des morilles qu’elle venait vendre, au marché, le dimanche… L’été, c’étaient des champignons de toute sorte… et d’autres fleurs… Mais, à cette époque, qu’allait-elle faire dans la forêt où il n’y a plus rien à cueillir ?…

L’une dit, judicieusement :

— Pourquoi que le père ne s’est pas inquiété de la disparition de la petite ?… C’est peut-être lui qui a fait le coup ?…

À quoi, l’autre, non moins judicieusement, réplique :

— Mais s’il avait voulu faire le coup… il n’avait pas besoin d’emmener sa fille dans la forêt… voyons !…

Mlle  Rose intervient :

— Tout cela est bien louche, allez !… Moi…

Avec des airs entendus, des airs de quelqu’un qui connaît de terribles secrets, elle poursuit d’une voix plus basse, d’une voix de confidence dangereuse…

— Moi… je ne sais rien… je ne veux rien affirmer… Mais…

Et comme elle laisse notre curiosité en suspens sur ce « mais… »

— Quoi donc ?… quoi donc ?… s’écrie-t-on de toutes parts, le col tendu, la bouche ouverte…

— Mais… je ne serais pas étonnée… que ce fût…

Nous sommes haletantes…

— Monsieur Lanlaire… là… si vous voulez mon idée, achève-t-elle, avec une expression de férocité atroce et basse…

Plusieurs protestent… d’autres se réservent… J’affirme que monsieur Lanlaire est incapable d’un tel crime et je m’écrie :

— Lui, seigneur Jésus ?… Ah ! le pauvre homme… il aurait bien trop peur…

Mais Rose, avec plus de haine encore, insiste :

— Incapable ?… Ta… ta… ta… Et la petite Jésureau ?… Et la petite à Valentin ?… Et la petite Dougère ?… Rappelez-vous donc ?… Incapable ?…

— Ce n’est pas la même chose… Ce n’est pas la même chose…

Dans leur haine contre Monsieur, elles ne veulent pas aller, comme Rose, jusqu’à l’accusation formelle d’assassinat… Qu’il viole les petites filles qui consentent à se laisser violer ?… mon Dieu ! passe encore… Qu’il les tue ?… ça n’est guère croyable… Rageusement, Rose s’obstine… Elle écume… elle frappe sur la table de ses grosses mains molles… elle se démène, clamant :

— Puisque je vous dis que si, moi… Puisque j’en suis sûre, ah !…

Mme  Gouin, restée songeuse, finit par déclarer de sa voix blanche :

— Ah ! dame, Mesdemoiselles… ces choses-là… on ne sait jamais… Pour la petite Jésureau… c’est une fameuse chance, je vous assure, qu’il ne l’ait pas tuée…

Malgré l’autorité de l’épicière… malgré l’entêtement de Rose, qui n’admet pas qu’on déplace la question, elles passent, l’une après l’autre, la revue de tous les gens du pays qui auraient pu faire le coup… Il se trouve qu’il y en a des tas… tous ceux-là qu’elles détestent, tous ceux-là contre qui elles ont une jalousie, une rancune, un dépit… Enfin, la petite femme pâle au museau de rat propose :

— Vous savez bien qu’il est venu, la semaine dernière, deux capucins qui n’avaient pas bon air, avec leurs sales barbes, et qui mendiaient partout ?… Est-ce que ce ne serait pas eux ?…

On s’indigne :

— De braves et pieux moines !… De saintes âmes du bon Dieu !… C’est abominable…

Et, tandis que nous nous en allons, ayant soupçonné tout le monde, Rose, acharnée, répète :

— Puisque je vous le dis, moi… Puisque c’est lui.


Avant de rentrer, je m’arrête un instant à la sellerie, où Joseph astique ses harnais… Au-dessus d’un dressoir, où sont symétriquement rangées des bouteilles de vernis et des boîtes de cirage, je vois flamboyer aux lambris de sapin le portrait de Drumont… Pour lui donner plus de majesté, sans doute, Joseph l’a récemment orné d’une couronne de laurier-sauce. En face, le portrait du pape disparaît, presque entièrement caché, sous une couverture de cheval pendue à un clou. Des brochures antijuives, des chansons patriotiques s’empilent sur une planche, et dans un coin la matraque se navre parmi les balais.

Brusquement, je dis à Joseph, sans un autre motif que la curiosité :

— Savez-vous, Joseph, qu’on a trouvé dans la forêt la petite Claire assassinée et violée ?

Tout d’abord, Joseph ne peut réprimer un mouvement de surprise — est-ce bien de la surprise ?… Si rapide, si furtif qu’ait été ce mouvement, il me semble qu’au nom de la petite Claire il a eu comme une étrange secousse, comme un frisson… Il se remet très vite.

— Oui, dit-il d’une voix ferme… je sais… On m’a conté ça, au pays, ce matin…

Il est maintenant indifférent et placide. Il frotte ses harnais avec un gros torchon noir, méthodiquement. J’admire la musculature de ses bras nus, l’harmonieuse et puissante souplesse de ses biceps… la blancheur de sa peau. Je ne vois pas ses yeux sous les paupières rabaissées, ses yeux obstinément fixés sur son ouvrage. Mais je vois sa bouche… toute sa bouche large… son énorme mâchoire de bête cruelle et sensuelle… Et j’ai comme une étreinte légère au cœur… Je lui demande encore :

— Sait-on qui a fait le coup ?…

Joseph hausse les épaules… Moitié railleur, moitié sérieux, il répond :

— Quelques vagabonds, sans doute… quelques sales youpins…

Puis, après un court silence :

— Puuutt !… Vous verrez qu’on ne les pincera pas… Les magistrats, c’est tous des vendus.

Il replace sur leurs selles les harnais terminés, et désignant le portrait de Drumont, dans son apothéose de laurier-sauce, il ajoute :

— Si on avait celui-là ?… Ah ! malheur !

Je ne sais pourquoi, par exemple, je l’ai quitté, l’âme envahie par un singulier malaise…

Enfin, avec cette histoire, on va donc avoir de quoi parler et se distraire un peu…


Quelquefois, quand Madame est sortie et que je m’ennuie trop, je vais à la grille sur le chemin où Mlle  Rose vient me retrouver… Toujours en observation, rien ne lui échappe de ce qui se passe chez nous, de ce qui y entre ou en sort. Elle est plus rouge, plus grasse, plus molle que jamais. Les lippes de sa bouche pendent davantage, son corsage ne parvient plus à contenir les houles déferlantes de ses seins… Et de plus en plus elle est hantée d’idées obscènes… Elle ne voit que ça, ne pense qu’à ça… ne vit que pour ça… Chaque fois que nous nous rencontrons, son premier regard est pour mon ventre, sa première parole pour me dire sur ce ton gras qu’elle a :

— Rappelez-vous ce que je vous ai recommandé… Dès que vous vous apercevrez de ça, allez tout de suite chez Mme  Gouin… tout de suite.

C’est une véritable obsession, une manie… Un peu agacée, je réplique :

— Mais pourquoi voulez-vous que je m’aperçoive de ça ?… Je ne connais personne ici.

— Ah ! fait-elle… c’est si vite arrivé, un malheur… Un moment d’oubli… bien naturel… et ça y est… Des fois, on ne sait pas comment ça s’arrive… J’en ai bien vu, allez, qui étaient comme vous… sûres de ne rien avoir… et puis ça y était tout de même… Mais avec Mme  Gouin on peut être tranquille… C’est une vraie bénédiction pour un pays qu’une femme aussi savante…

Et elle s’anime, hideuse, toute sa grosse chair soulevée de basse volupté.

— Autrefois, ici, ma chère petite, on ne rencontrait que des enfants… La ville était empoisonnée d’enfants… Une abomination !… Ça grouillait dans les rues, comme des poules dans une cour de ferme… ça piaillait sur le pas des portes… ça faisait un tapage !… On ne voyait que ça, quoi !… Eh bien, je ne sais si vous l’avez remarqué… aujourd’hui on n’en voit plus… il n’y en a presque plus…

Avec un sourire plus gluant, elle poursuit :

— Ce n’est pas que les filles s’amusent moins. Ah ! bon Dieu, non… Au contraire… Vous ne sortez jamais le soir… mais si vous alliez vous promener, à neuf heures, sous les marronniers… vous verriez ça… Partout, sur les bancs, il y a des couples… qui s’embrassent, se caressent… C’est bien gentil… Ah ! moi, vous savez, l’amour je trouve ça si mignon… Je comprends qu’on ne puisse pas vivre sans l’amour… Oui, mais c’est embêtant aussi d’avoir à ses trousses des chiées d’enfants… Eh bien, elles n’en ont pas… elles n’en ont plus… Et c’est à Mme  Gouin qu’elles doivent ça… Un petit moment désagréable à passer… ce n’est pas, après tout, la mer à boire. À votre place, je n’hésiterais pas… Une jolie fille comme vous, si distinguée, et qui doit être si bien faite… un enfant, ce serait un meurtre…

— Rassurez-vous… Je n’ai pas envie d’en avoir…

— Oui… oui… personne n’a envie d’en avoir. Seulement… Dites donc ?… Votre monsieur ne vous a jamais proposé la chose ?…

— Mais non…

— C’est étonnant… car il est connu pour ça… Même, la matinée où il vous serrait de si près, dans le jardin ?…

— Je vous assure…

Mamz’elle Rose hoche la tête.

— Vous ne voulez rien dire… vous vous méfiez de moi… c’est votre affaire. Seulement, on sait ce qu’on sait…

Elle m’impatiente, à la fin… Je lui crie :

— Ah ! ça ! Est-ce que vous vous imaginez que je couche avec tout le monde… avec des vieux dégoûtants ?…

D’un ton froid, elle me répond :

— Hé ! ma petite, ne prenez pas la mouche. Il y a des vieux qui valent des jeunes… C’est vrai que vos affaires ne me regardent point… Ce que j’en dis, moi, n’est-ce pas ?…

Et elle conclut, d’une voix mauvaise, où le vinaigre a remplacé le miel :

— Après tout… ça se peut bien… Sans doute que votre M. Lanlaire aime mieux les fruits plus verts. Chacun son idée, ma petite…

Des paysans passent dans le chemin, et saluent mam’zelle Rose avec respect.

— Bonjour, mam’zelle Rose… Et le capitaine, il va toujours bien ?…

— Il va bien, merci… Il tire du vin, tenez…

Des bourgeois passent dans le chemin, et saluent mam’zelle Rose avec respect.

— Bonjour, mam’zelle Rose… Et le capitaine ?

— Toujours vaillant… Merci… Vous êtes bien honnêtes.

Le curé passe dans le chemin, d’un pas lent, dodelinant de la tête. À la vue de mam’zelle Rose, il salue, sourit, referme son bréviaire et s’arrête :

— Ah ! c’est vous, ma chère enfant ?… Et le capitaine ?…

— Merci, monsieur le curé… ça va tout doucement… Le capitaine s’occupe à la cave…

— Tant mieux… tant mieux… J’espère qu’il a semé de belles fleurs… et que, l’année prochaine, à la Fête-Dieu, nous aurons encore un superbe reposoir ?…

— Bien sur… monsieur le curé…

— Toutes mes amitiés au capitaine, mon enfant…

— Et vous de même, monsieur le curé…

Et, en s’en allant, son bréviaire ouvert à nouveau :

— Au revoir… au revoir… Il ne faudrait dans une paroisse que des paroissiennes comme vous.

Et je rentre, un peu triste, un peu découragée, un peu haineuse, laissant cette abominable Rose jouir de son triomphe, saluée par tous, respectée de tous, grasse, heureuse, hideusement heureuse. Bientôt, je suis sûre que le curé la mettra dans une niche de son église, entre deux cierges, et nimbée d’or, comme une sainte…