Le Journal de la Huronne/La Houille rouge/Septembre 1917

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Ganville, 1er septembre 1917.

On ne dira jamais assez la résignation unanime qui permet aux maîtres de la guerre de la prolonger jusqu’à la satisfaction de leurs âpres accords, sans souci des deuils nouveaux, sans souci de cette frappante parole d’un député socialiste : « Le temps, c’est du sang. »

L’autre jour, dans le train qui me ramenait ici — un de ces trains raréfiés, lents, capricieux, surbondés, qui se coulent comme ils peuvent entre les grands rapides et les innombrables convois de troupes et de matériel — j’écoutais les propos. Dans le couloir, un permissionnaire dit d’un ton bonasse : « Enfin, toutes les choses ont deux bouts. On a commencé par un bout. Faudra bien finir par l’autre. »

Devant moi, une vieille dame cossue explique à sa voisine la difficulté de composer des menus maigres. Son mari demande timidement : « Est-ce que les topinambours sont vraiment comestibles ? » Leur fils était aviateur, en Champagne. Et ils poussaient des soupirs légers en évoquant les périls qu’il courait, comme en parlant des menus maigres et des topinambours.

La voisine avait un fils dans l’infanterie. Elle avoue qu’il se plaignait de la mauvaise nourriture. Effarée de son audace, elle ajouta bien vite : « Mais, quand on est jeune et quand on a faim, tout est bon, n’est-ce pas ? »

Et pas un mot pour souhaiter que cette folie cesse, qu’on étudie les moyens d’y mettre fin. On admire cette longue patience. Allons donc ! Elle n’est que respect humain, orgueil, moutonnerie, ignorance dupée.

Et je me rappelle encore ce mot d’une très vieille dévote, qui montre combien les croyances religieuses peuvent renforcer encore cette résignation. C’était une grand-mère. Ses trois petits-fils avaient été tués à la guerre. Et devant ce triple deuil, qui la laissait seule au monde, elle soupirait :

— Ah ! comme nous avions besoin d’être châtiés…

Ganville, 3 septembre 1917.

Sous la menace du canon japonais braqué dans leur dos — menace que nos journaux eux-mêmes ont ouvertement avouée — les Russes avaient tenté une offensive, bientôt suivie d’un reflux qui ne s’arrête pas. Aujourd’hui, on annonce qu’ils abandonnent Riga. Autour de moi, les visages et les poings se crispent. Sans doute, si on ne nous avait pas tout caché de la révolution russe, aurions-nous appris qu’elle s’insurgeait autant contre la guerre que contre le tzarisme.

Ganville, 8 septembre 1917.

Je ne résiste pas au plaisir de recopier cette ironique lettre d’Anatole France à un très orthodoxe correspondant :

« Cher ami, j’augure d’après votre lettre que vous vous portez bien, car elle est robuste et révèle une âme forte. Il apparaît que nous pouvons faire la paix comme nous voudrons et que ce n’est qu’une affaire de temps, sans quoi les Alliés n’en auraient pas dicté d’avance les conditions et vous ne les auriez pas confirmées dans votre lettre. Or, puisqu’il nous est loisible de faire la paix avec ou sans victoire à notre choix, je repousse avec indignation sur votre exemple la paix sans victoire.

« Paix sans victoire, est-ce contentement ?

« Paix sans victoire, c’est pain sans levain, civet sans vin, bar sans câpres, cèpes sans ail, amour sans querelles, chameau sans bosse, nuit sans lune, toit sans fumée, ville sans bordel, porc sans sel, perle sans trou, rose sans parfum, République sans dilapidation, gigot sans manche, chat sans poil, andouille sans moutarde, enfin c’est chose insipide.

« Se peut-il qu’entre tant de paix qui nous sont offertes, les socialistes, n’ayant que l’embarras du choix, mettent la main sur une paix sans victoire, sur une paix boiteuse, selon votre forte et originale expression ? Que dis-je ? Non pas même une paix boiteuse, claudicante, béquillarde, mais une paix cul-de-jatte, qui mettra une fesse sur chaque parti, une paix dégoûtante, fétide, ignominieuse, obscène, fistuleuse, brenneuse, hémorroïdale et, pour tout dire d’un mot, une paix sans victoire. Mais qu’attendre de ces scélérats qui pensaient imposer le revenu et faire contribuer le riche ?

« Aussi, l’article que vous joignez à votre lettre a-t-il flétri impitoyablement ces ennemis du genre humain. On goûte à le lire une joie austère. C’est un spectacle terrible et beau que l’indignation des honnêtes gens.

« Oh ! cher ami, qu’il faut louer ce bon goût qui vous fait choisir une paix bien faite, parfaitement formée, dodue, cossue, nous apportant honneur et profit, enfin une paix avec victoire.

« À vrai dire, cette aimable paix peut se faire attendre encore assez longtemps. Mais nous ne sommes pas pressés. La Guerre ne fait perdre à la France que mille hommes par jour. »

Ganville, 13 septembre 1917.

Un cabinet Painlevé remplace le cabinet Ribot. De loin, il est difficile d’imaginer au juste les circonstances de cette relève. Il faut être dans la coulisse pour voir comment s’exécute un changement de tableau. Le certain, c’est que Clemenceau se ruait depuis longtemps contre le ministère Ribot, le soupçonnant — ô ironie ! — de vouloir faire la paix, lui reprochant de ne pas savoir faire la guerre. Il avait obtenu l’arrestation d’Almereyda et, trois semaines plus tard, la démission du ministre Malvy. Ribot tenta de tonifier, par un habile remaniement, son ministère affaibli. Mais, les socialistes ne figurant pas dans la combinaison nouvelle, Painlevé s’en retira. Elle en mourut.

Ganville, 15 septembre 1917.

On doit prochainement établir une carte de pain. Ici, cette restriction possible émeut vivement les paysans. Ils ne s’en cachent pas. En apparence, elle les trouble plus que la menace indéfiniment suspendue sur leurs fils aux armées. Il est vrai que la disette touche tout le monde. Tandis qu’ils ne sont plus nombreux, à Ganville, ceux dont les enfants sont encore exposés : la plupart de ceux qui avaient des fils au front les ont déjà perdus. Le fils Mitry est un des derniers survivants. Et puis, la mentalité patriotique, créée, entretenue par la presse, permet de dire publiquement : « Je veux du pain. » Et elle ne permet pas de dire : « Je veux la paix. Je veux mon fils. »

Paris, 18 septembre 1917.

Rentrée des Chambres. Début du nouveau Cabinet. Pour la première fois depuis le mois d’août 1914, les socialistes ne sont pas représentés dans le ministère. Ils lui ont, au dernier moment, refusé leur concours. La présence de Ribot, qui reste aux Affaires Étrangères, expliquerait leur retraite.

L’heure n’est pas favorable aux socialistes. Ces jours derniers, on a fait grand accueil à la nouvelle de la marche sur Pétrograd d’un certain général Kornilof qui imposerait à la Russie une dictature militaire. Ici, on souhaite qu’il joue les Bonaparte au 18 brumaire. Notre bourgeoisie, qui est née de la Révolution française, espère l’écrasement de la révolution russe. Tous les vœux en faveur du retour du tzar ne sont pas platoniques… À n’écouter que ses dirigeants, notre République considère comme une calamité la naissance d’une autre république, russe ou allemande. On croit rêver.

Par une coïncidence fâcheuse, une dépêche annonça, pendant la courte genèse du nouveau ministère, que ce général Kornilof avait réussi son coup d’État militaire. Sans doute verrait-il d’un œil satisfait s’établir en France un gouvernement qui fût, à l’exemple du sien, délié des partis avancés. Ses désirs se trouvaient donc exaucés. La dépêche fut reconnue fausse, trop tard…

Ce divorce entre les socialistes et le pouvoir, après trois ans d’union, marque bien que la véritable lutte n’est pas entre les peuples qu’on a jetés les uns contre les autres, mais qu’elle est, dans chaque pays, entre dirigés et dirigeants. Dans un camp, les partisans de la paix d’équilibre ; dans l’autre, les partisans de la paix d’écrasement. La guerre courte contre la guerre longue. D’un côté, ceux qui ont lié partie avec le peuple, s’inspirent de son sentiment vrai, de ses souffrances étouffées. De l’autre ceux, qui, insensibles aux pertes, n’écoutent que leurs intérêts passionnés.

20 septembre 1917.

Les cafés continuant de fermer à neuf heures et demie, il paraît que d’ingénieuses demi-mondaines se sont avisées de tenir table ouverte et de donner à souper chez elles. On paye le repas, le champagne, tout comme dans un restaurant de nuit. Souvent, une petite sauterie anime la fête. Public d’étrangers, d’officiers permissionnaires, de noctambules incurables.

On me cite aussi un restaurant de quartier qui devient très achalandé : on y mange du poulet les jours sans viande, car le commissaire de police y prend ses repas.

30 septembre 1917.

Entrons-nous dans une ère de scandales, ouverte par l’arrestation de Duval, la mort énigmatique d’Almereyda ?

À mon retour à Paris, une rumeur courait. À la Chambre, un huissier avait découvert, dans le vestiaire du député Turmel, 25.000 francs en billets suisses dont on suspectait l’origine. Il y a deux jours, on apprit que le président Monnier était traduit devant ses pairs, pour imprudences professionnelles. Il se serait porté garant d’un certain Bolo, personnage mystérieux qui, chargé de millions, achèterait des journaux au compte de l’ennemi. Hier, ce Bolo fut arrêté dans des circonstances dramatiques. Il était malade au Grand-Hôtel. On le descendit sur une civière. Et, tandis qu’on le glissait dans une voiture d’ambulance, la foule criait : « À mort ! À mort ! »

Certes, quelques aventuriers, se flattant d’une influence qu’ils n’ont pas, plus soucieux encore de duper l’ennemi que de le servir, ont pu lui promettre de soudoyer des journaux afin de précipiter la paix. Prétention imbécile, puisque la Censure, armée d’un pouvoir absolu, interdit tout article qui lui semble pernicieux.

D’ailleurs, comment s’étonner que quelques misérables veuillent exploiter la paix, quand il y en a tant pour exploiter la guerre ?

Mais n’eussent-ils commis qu’un crime d’intention, sans doute seront-ils sévèrement châtiés. Car il faut que le coup porté aux trafiquants du pacifisme frappe le pacifisme lui-même. Il faut qu’il atteigne, à travers ces tristes fantoches, tous ceux qui ne conçoivent pas la tactique sociale, la conduite de la guerre, la conclusion de la paix, selon l’orthodoxie ; tous ceux qui gênent le dogme, tous les grands schismatiques. Il faut qu’ils soient balayés de la route, afin que soient atteints les buts convoités et promis.

C’est le duel de deux politiques. Duel implacable, car les passions s’exaspèrent et se tendent à mesure que le drame se prolonge. C’est un aspect nouveau, tragique, de l’antagonisme entre l’esprit de paix et l’esprit de guerre.