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Le Journal de la Huronne/La Houille rouge/Août 1917

La bibliothèque libre.
Ganville, 2 aout 1917.

D’une lettre de Paron : « Oh ! Le boulevard, vers sept heures d’un soir d’été, à la quatrième année de guerre… Aux terrasses des cafés, où les violons ont reparu, c’est un incroyable déchaînement de vie et de plaisir. Des permissionnaires, qui flambent en dix jours les réserves d’ardeur et d’argent accumulées en quatre mois. De jeunes officiers, passementés des signes de la gloire, cravatés de satin blanc, le col ouvert, les jambes guêtrées de hautes bottes fauves, promènent des filles éclatantes, les étreignent, les pétrissent, leur parlent dans la bouche. Et les autos, où les couples s’aspirent et se pâment, sont autant d’alcôves ouvertes sur la rue.

« Sur le trottoir, des catins coiffées de chapeaux en forme d’ombrelle ou de marmite, la jupe au genou, le sein nu, le bas transparent, la face peinte ; des alliés, l’Anglais musclé, l’Américain hardi, le Belge gras, le Portugais fatal, le Russe tout en bottes ; des rastaquouères boucanés ; des éphèbes en veston pincé, la gorge avantageuse ; et, roulant à travers cette foule faisandée, le soldat ivre, amputé, terrible, qui mendie un sou, une cigarette, et qui éructe : « La paix… la paix… »

Ganville, 7 août 1917.

Grosse agitation autour du referendum pour l’Alsace-Lorraine. Tous les socialistes belligérants paraissaient l’accepter, d’après leurs réponses écrites au questionnaire qui devait précéder la Conférence de Stockholm.

Mais les grands administrateurs de la guerre le repoussent de toutes leurs forces. Craignent-ils que ce referendum ne leur donne pas toute cette plus grande Alsace, Sarre comprise, toute cette terre promise par les accords secrets de février dernier ? Ils pavoisent leur convoitise, selon leur coutume. Leur presse joue sur les cœurs. Elle y fait vibrer ce sentiment pur et vivace, qui s’insurge toujours contre l’odieuse et stupide annexion de 1871. « Ces deux provinces n’ont pas cessé d’être françaises. Leur demandera-t-on de le redevenir ?… À quoi bon consulter ces populations qui, depuis quarante sept-ans, tendent vers nous des bras suppliants, qui résistent héroïquement à la germanisation ? » Mais on se garde bien d’indiquer qu’il s’agit cette fois de l’Alsace de 1814. Et la foule l’ignore !

Ici, on en discute fort, les journaux en main. On s’indigne contre les socialistes, une fois de plus. Mon mari cache sous de grands mots son arrière-pensée. Il sait que je ne suis pas dupe et s’en irrite. Il fonce sur moi :

— Enfin, est-ce que tu demanderais aux Bourguignons s’ils veulent être Français ?

— En tout cas, je n’y verrais pas d’inconvénient.

Son compère, notre voisin Foucard, voit rouge à la seule pensée qu’on puisse inviter les Alsaciens-Lorrains à disposer d’eux-mêmes. Et il déclare superbement :

— Nous ferons leur bonheur malgré eux.

Ganville, 9 août 1917.

Une lettre m’arrive, frappée du timbre « Ouverte par l’autorité militaire. » La dictature qui nous opprime est servie par la résignation générale, par la plasticité imprévue de la créature. On s’est plié sans révolte au contrôle postal. On a accepté que les lettres fussent ouvertes — les lettres où l’on vainc ses pudeurs plus que dans les paroles, les lettres à qui l’on confie les cris de sa tendresse et l’intimité de son cœur, les lettres parfois si chaudes, si frémissantes, qu’elles semblent un fragment de notre propre vie arraché de nous-même, comme un feuillet d’un bloc-notes. Et ouvertes par qui ? Par des fonctionnaires improvisés, que nous coudoyons, que nous connaissons peut-être et qui seraient surhumains si, tout en accomplissant leur besogne, ils ne satisfaisaient pas leur curiosité.

Ganville, 13 août 1917.

Encore un coup de surprise. Le parti travailliste anglais décide, par deux millions de voix contre cinq cent mille, d’envoyer des délégués à Stockholm. Aussi, quelle levée de boucliers contre lui… Frénétiquement attaqué, le ministre travailliste Henderson, qui est le principal artisan de ce vote, a dû donner sa démission. Déjà, le mois dernier, l’association des marins anglais avait déclaré qu’elle refuserait de transporter les délégués en Suède. Elle obéissait, paraît-il, à ces mêmes influences qui dirigent la grosse presse anglaise. Ah ! Les tout-puissants adversaires de la Conférence ne désarment pas. Ils ne veulent pas que des belligérants se rencontrent, sauf pour s’entretuer.

Récemment, le ministre allemand Erzberger disait dans une interview : « Si je pouvais causer cinq minutes avec Lloyd George, la paix serait conclue. » Je comprends que nos maîtres répugnent à de tels entretiens. La paix en cinq minutes ! Quel désastre !

Ganville, 14 août 1917.

La Société d’études et de documentation historiques se permettait de rechercher les origines de la guerre. Elle compte parmi ses membres le général Percin, Séverine, Demartial, Mathias Morhardt. On m’écrit que, ces jours derniers, les sociétaires, se présentant au siège de leur réunion, ont trouvé porte close. Leur signifie-t-on ainsi la suppression ?

Il y a juste un mois, la Ligue pour la Société des Nations devait tenir un congrès. Certes, la Société des Nations a des adversaires. Les uns la méprisent, n’y croient pas, la traitent de « fichaise » et d’utopie. Les autres la redoutent : si elle prenait de la force et de la consistance, elle abattrait les barrières douanières qui protègent leurs formidables intérêts : elle abolirait les grands antagonismes mercantiles. Mais enfin, sa réalisation est un des buts avoués de la guerre. Si le Sénat lui bat froid, la Chambre en approuva le principe dans un de ses récents ordres du jour. Pourtant, ce congrès fut interdit.

Ganville, 15 août 1917.

Le directeur du journal le Bonnet Rouge, Almereyda, arrêté la semaine dernière, est mort à la prison de Fresnes. Juste un mois plus tôt, on avait arrêté l’un des administrateurs de ce journal, nommé Duval, pour commerce avec l’ennemi. L’origine d’un chèque à son adresse avait paru régulière à la police militaire et suspecte à la police civile.

On dit qu’Almereyda s’est pendu avec un lacet de bottine attaché à la barre de son lit. Mais nous ne sommes renseignés ici que par les journaux. Impossible d’approcher la vérité.

Ganville, 16 août 1917.

Propositions de paix du Pape. La Note, forcément indécise de lignes, mais large de vues et généreuse d’intentions, ressemble aux premiers messages de Wilson. Hélas ! Ses exhortations ne seront pas écoutées. Dès le premier jour, la grande presse jette contre elles le plus furieux anathème, les accuse d’être d’inspiration allemande. Couverte de soupçons, d’injures, de crachats, la Note est repoussée du pied.

Les journaux très catholiques, dont la position est délicate, rappellent respectueusement que le Pape est leur chef spirituel et n’a pas à connaître du Temporel.

Ganville, 22 août 1917.

Quelques impressions recueillies à Paris, au cours d’un bref passage, entre deux trains.

Tous les propos, reflétant la presse, sont hostiles à la Note du Pape. J’entends dire : « C’est la paix », du même ton de catastrophe dont on disait jadis : « C’est la guerre ». On s’indigne des lacunes du texte. On ne tient nul compte de ses suggestions favorables : libération du Nord français, de la Belgique, discussion des points litigieux, Société des Nations.

Un lieutenant automobiliste déclare devant moi : « Tous les catholiques seront de mon avis : en somme, ce pape, c’est un autrichien ». Singulier, ce conflit du catholicisme et du patriotisme qui, tous deux exaltés et servis par la guerre, s’unissaient dans tant de cœurs… Soudain, il a fallu choisir. Ah ! Ça n’a pas traîné. On a renié le pape, qui voulait la paix. Une fois de plus, la preuve éclate que, parmi toutes les religions, celle de la patrie est la plus farouche, la plus forte.

Hier, on a su que les Empires Centraux repoussaient l’offre pontificale, précisément parce qu’elle ouvre la discussion sur l’Alsace-Lorraine et le Trentin. Allait-on reconnaître au moins qu’on l’avait calomniée, qu’elle n’était pas inspirée par l’Allemagne ? Jamais. On a tout de suite trouvé une subtile explication de l’attitude ennemie : les Empires Centraux repoussent la proposition du Pape, parce qu’ils savent que l’Entente l’avait repoussée la première. En fait, ce n’est pas l’Entente qui a parlé, ce sont ses journaux. Mais ne sont-ils pas le porte-voix de nos maîtres ?

Le Pape n’accapare pas toute l’attention. Le Conseil des Ministres a dû s’occuper de Deauville, où deux généraux anglais, fort ivres de champagne, ont déchaîné un tel scandale qu’il a fallu — mesure extrême — supprimer le tango. Là-bas, le luxe est plus insolent, la fête plus effrénée que jamais. Ceux qui prêtent au grand massacre une vertu rédemptrice disent : « Oh ! il y aura quelque chose de changé, après la guerre ». Allons donc ! Rien n’a changé, même pendant la guerre.

On s’entretient beaucoup de la mort mystérieuse d’Almereyda. Les experts, dont on a publié des rapports incomplets, concluent au suicide. On a puni des gardiens, des médecins de la prison. Quelques personnes disent qu’Almereyda n’était pas homme à se tuer, qu’on l’a aidé en tout cas à mourir, afin de l’empêcher de parler, de découvrir de puissants protecteurs. D’autres assurent qu’il était à demi-mort d’un cancer au foie, et que la brusque privation de la morphine, dont il abusait d’ordinaire, l’a poussé à s’achever. Une nuit, trouvant sa cellule ouverte, il aurait pris ses souliers dehors et se serait vraiment étranglé avec un cordon attaché à son lit. Mais, le matin, afin de masquer le manque de surveillance, on aurait simulé un autre mode de suicide, celui qu’Almereyda aurait adopté s’il n’avait pas trouvé sa porte ouverte.

Ganville, 24 août 1917.

Encore une bataille devant Verdun… Après la malheureuse tentative du 16 avril dernier, on nous a déclaré que « c’en était fini des opérations à grande envergure, à la Napoléon, etc. ». Nous sommes, paraît-il, dans l’ère des offensives à « objectifs limités ». Depuis un mois, une offensive anglaise, entre Ypres et Dixmude, piétine dans le sang. Aujourd’hui, Verdun. La presse triomphe : « Nous sommes revenus aux positions que nous occupions avant la grande attaque de 1916 ». Cette phrase ne crie-t-elle pas la stupide inanité de la guerre en soi ? En dix-huit mois, les deux adversaires ont enfoui 200.000 cadavres dans ce coin de terre, pour revenir aux positions qu’ils occupaient avant de s’affronter, donc pour rien !

Un critique militaire a écrit : « Nos pertes sont ridicules. »