Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Août 1915
Pierre est arrivé furieux. Sur cinq cents ouvriers qu’il réclamait afin d’allumer de nouveaux fours, les armées lui en ont envoyé cinq. À l’entendre, le militaire professionnel brime et méprise le civil : un fossé se creuse entre l’État-Major et le reste du pays.
Ses plaintes ne sont point isolées ni nouvelles. Souvent me sont parvenus les échos de ces doléances. Un très important sénateur racontait que, téléphonant à un général sur un ton sans doute insuffisamment respectueux, son interlocuteur l’avait enjoint « d’observer au téléphone une attitude réglementaire ». Pendant l’offensive d’Artois, le ministre de l’Intérieur voulut soulever un incident, parce que ses propres préfets de la zone des armées s’étaient vu interdire, militairement, de lui téléphoner. Un député, animé pourtant d’un zèle belliqueux, maudit à tous les vents les Bureaux et les États-Majors « qui ne veulent pas se croire en guerre, qui ont l’éternité devant eux. » Il dénonce leur lenteur, leur jalousie de toute initiative, de toute découverte qui ne sort pas de leur sein, « leur insuffisance violence et leur conservatisme agressif. » Et, jusqu’à la fin de l’an dernier, le gouvernement ne se plaignait-il pas d’ignorer le nombre des soldats aux armées ? Ne lui fut-il pas incidemment révélé par le nombre de rations à fournir et de bouteilles de Champagne à distribuer aux troupes, à l’occasion de Noël ?
Tous ceux qu’atteignent ces brimades et ces dédains s’en vengent malicieusement. Ils s’amusent du surnom que les soldats donnent aux États-Majors : « La viande de conserve ». Et aussi de cette plaisanterie qui court les tranchées : « Quelle différence entre un État-Major et la porcelaine de Chine ? Aucune. Car l’un et l’autre sont décorés avant d’aller au feu. » Qu’un ministre fatigué soupire : « Ah ! Je voudrais bien être général, afin de me reposer », ils trouvent la boutade très drôle. Eux-mêmes insinuent que les hôpitaux consacrés au traitement des blessures aux yeux devraient être pleins de généraux, parce qu’ils se sont mis le doigt dans l’œil. Et si l’on s’étonne devant eux que les avions et les dirigeables allemands n’accablent pas Chantilly, où gite le Grand Quartier, ils signifient d’un clin d’œil et d’un « Tiens ! parbleu… » que l’ennemi, craignant d’avoir des adversaires plus redoutables, épargne ceux qu’il a.
Seulement, ah ! seulement, ils ressemblent à ces mères qui reconnaissent à leur enfant les pires défauts, mais qui deviennent féroces dès qu’une autre voix élève sur lui la moindre critique. Ils veulent bien dénigrer les militaires, mais ils ne permettent pas qu’on touche à l’armée.
Lancerot, le député radical de l’arrondissement, a profité de la présence à Ganville de Foucard et de mon mari pour faire sa cour à ces puissants seigneurs.
C’est un de ces hommes — plus nombreux qu’on ne croirait — qui se mettent en public au ton de la violence et de la fureur générales et qui confessent volontiers, dans le tête-à-tête, des sentiments humains et leur dégoût de la tuerie. Selon le cas, ils crachent du feu ou ils vomissent la guerre.
Il rapportait de Paris une information toute fraîche. Les Allemands, après en avoir fini avec les Russes qu’ils refoulent en Galicie depuis trois mois, allaient proposer aux Alliés une paix inespérée, pleine d’avantages. Lancerot s’avançait prudemment. Il nomma trois personnalités notoires qui, sans se concerter, lui avaient rapporté cette même rumeur : un diplomate qui rentrait de La Haye, un député catholique dont on cite la haute conscience, et un conseiller d’État qui se distingue par sa lucidité.
Mais Pierre ne veut pas entendre parler de la paix, fût-elle avantageuse. Il récuse ces trois témoins, d’un mot brutal et concis :
— Ce sont des…
— Hon, hon, approuve Delaplane, en écho.
À l’examen du brevet élémentaire, dans notre région, on a donné en dictée aux enfants une lettre de Poincaré aux soldats. Les candidats devaient ensuite en expliquer par écrit cette phrase : « Vous rentrerez dans vos foyers, illuminés de gloire. » La plupart ont répondu que les soldats allumeraient des lampions parce qu’ils seraient contents de rentrer chez eux.
Un journal du matin exige que tous les auteurs de propos alarmistes soient frappés de six mois de prison. Un journal du soir propose de « tuer tous les pessimistes », simplement.
Les conseils de guerre ne suivent pas ces exhortations à la lettre. Mais ils sévissent durement. La chronique des tribunaux offrira plus tard aux curieux d’histoire une étonnante collection de leurs verdicts. J’en ai découpé des échantillons : on est condamné pour avoir dit que les Allemands sont encore forts, ou que l’hiver sera rude, ou qu’on manquera bientôt de ouate hydrophile…
Et ces propos ne sont pas toujours recueillis par des policiers… Ils sont souvent rapportés par des dénonciateurs bénévoles. C’est le « régime des suspects », qui encourage la délation, qui sert les plus vils intérêts, les plus basses rancunes.
Chacun doit se défier de ses voisins, même dans la détente cordiale d’un repas. Au moment de partir pour Ganville, on m’a cité un fait incroyable. Trois généraux dînaient à une table amie. L’un d’eux s’exprime librement sur certains de ses supérieurs. Les deux autres se turent. Un convive les dénonça. Tous trois furent frappés, l’un pour avoir « mal parlé de ses chefs », les deux autres pour n’avoir pas protesté.
J’ai écrit à Paron de venir. J’ai besoin de parler, d’entendre parler selon ma pensée. Ici, j’étouffe, entre les Foucard, les Delaplane, les Butat, Villequier, leurs amis. Car l’insistance de mon mari, notre étroit voisinage, m’imposent sans cesse leur présence. Nous vivons les uns contre les autres.
Je suis excédée de leurs propos poncifs et convenus, héroïques et féroces. Je ne peux pas écrire jusqu’où va leur soif de sang et d’extermination absolue. Et ils ne réfléchissent à rien, ils n’examinent rien. Ils répètent. On dirait qu’ils ont appris leur journal par cœur et qu’ils se le récitent à la journée. On voit les phrases leur sortir du bec, comme aux personnages de rébus.
Et ils sont tellement sûrs de détenir la vérité, la seule vérité… Le soupçon ne les traverse même pas qu’on puisse penser autrement qu’eux-mêmes. À moins d’être traître ou fou, naturellement. Leur certitude est lourde, écrasante et tranquille. Ils vous marchent sur le cœur comme ils vous marcheraient sur le pied, sans méchante intention, mais de tout leur poids.
Littéralement, ils m’oppressent. Oui, c’est cela : parmi eux, je vis dans un perpétuel état d’oppression. Ah ! Comprendra-t-on jamais le continuel supplice enduré, pendant cette guerre, par une femme qui est restée pitoyable et sensible, qui a gardé l’horreur absolue de la tuerie, qui n’a de haine que pour la haine, et qui se voit seule, toute seule, au milieu de fanatiques intolérants, cruels, endurcis aux souffrances des autres ?…
Lutter, me rebeller ? Dès qu’ils parlent, je me sens en détresse. La vie diminue en moi. Il me semble que je me rétrécis. Et je suis découragée d’avance de les contredire, comme s’il me fallait soulever la Terre.
Aujourd’hui, pourtant, j’ai failli éclater. Ils développaient, d’un ton où se mêlaient la colère et la satisfaction, un de leurs thèmes favoris : « Nous n’étions pas prêts. »
Admirable trouvaille ! Elle démontre que personne en France n’est responsable de la guerre, car nul n’aurait été criminel au point de jeter dans l’aventure son pays désarmé ; elle explique, elle excuse les premiers échecs ; elle donne à la victoire de la Marne sa figure miraculeuse ; elle absout les militaires, dont on aurait, depuis quinze ans, contrarié les efforts ; et surtout, elle permet d’accabler les partis avancés, seuls coupables d’avoir entravé l’œuvre de défense.
Voilà l’injustice qui me jette hors de moi. Certes, je ne me mêle point de technique militaire : je hais trop la guerre pour discuter des moyens de la faire. Mais c’est l’iniquité même du propos qui me révolte. Il me semble qu’on insulte à la mémoire de mon père, qui m’avait inspiré la foi dans le régime, qui m’avait élevée dans la religion de Gambetta et dans l’amitié de Jaurès. Des faits matériels, irréfutables, ne protestent-ils pas contre cette perfidie ? Que de fois Paron les allégua devant moi… Les Chambres ont-elles jamais refusé un seul crédit militaire ? Bien plus, des commissions parlementaires n’ont-elles pas pris des initiatives, suggéré des réformes d’armement ? Depuis 1870, n’a-t-on pas dépensé pour la guerre, en France, autant de milliards qu’en Allemagne, où pourtant l’armée, deux fois plus nombreuse, était « prête », paraît-il ? Si bien qu’en fin de compte, ceux qui propagent cette odieuse légende ne font que démontrer l’impéritie des généraux.
Oui, j’ai été tentée de leur crier cela. Mais, encore une fois, à quoi bon ? On ne discute pas avec des illuminés. Et s’ils étaient encore accessibles à la raison, donneraient-ils le spectacle de leur frénésie et ne rougiraient-ils pas de leur langage ?
Visite à la ferme. Je n’avais pas revu les Mitry depuis le départ de leur fils. Mitry travaillait aux champs. Sa femme, haute et d’aplomb, a dû être fort belle. Mais sa silhouette est épaissie, sa figure toute fanée. Seuls, les yeux bruns restent admirables. Elle m’a demandé timidement, comme la plupart au village : « À quand la fin ? » Car ils croient que nous disposons de l’avenir. Je lui ai avoué que je n’en savais pas plus qu’elle et que je souhaitais la fin autant qu’elle. Mise en confiance, elle m’a raconté qu’ils avaient été voir leur fils, mobilisé dans un camp d’instruction. Il n’est pas heureux. Pourtant dur à la peine, il est exténué. Bien que les gros mots ne lui fassent pas peur, il s’étonne des injures que leur crachent les gradés. Et puis, ils ont faim… Ils n’osent pas s’en plaindre à leurs chefs. Certains de leurs officiers sont d’une sévérité mortelle. Et, en l’écoutant, je me rappelais les proclamations de la presse unanime, le Bonjour en tête : ces chers enfants de la classe 1916 seraient traités avec une sollicitude maternelle, on les entourerait de douceurs et de soins…
Je sens que cette femme aime son fils d’une tendresse fine et forte, bien différente de ces sentiments rudimentaires qu’on prête à tous les paysans. Je sais qu’il eut une enfance maladive et que ses parents se sont imposé, pour sa santé et son instruction, les plus larges sacrifices. Eh bien, cette mère se résigne à la guerre comme à une catastrophe naturelle. Elle en attend la fin comme on attend la fin d’un orage, d’une chute de grêle ou d’une inondation. Elle ne se doute pas que c’est la somme de toutes ces résignations qui rend les guerres possibles. Car enfin, il y en a partout, dans toute l’Europe, des Mitry, de braves fermiers qui ne demandaient qu’à vivre paisibles, qu’on a persuadés de la méchanceté des pays voisins et de la nécessité de la guerre, et qui, bon gré mal gré, ont donné leur fils…
Reçu un mot de Paron. Il s’excuse, sous de vains prétextes, de ne pas pouvoir venir. Je sens dans sa lettre la même gêne, le même malaise que dans ses dernières visites. Quelle arrière-pensée peut-il bien nourrir ? Peu avant mon départ, je lui ai demandé s’il s’était fait une opinion sur les origines de la guerre. Lui en coûterait-il d’avouer qu’il n’y est pas encore parvenu ? Non, non : il n’est tout de même pas susceptible à ce point. Il sait bien que je me rends compte des extrêmes difficultés de cette tâche, dans un temps où l’information est unilatérale, où tant de pièces manquent au formidable dossier, où tant de voix sont étouffées, où l’impartialité même est un crime !
En tout cas, un malentendu s’établit entre nous, que nous nous devons l’un à l’autre de dissiper.
Des invités nous apportent de Paris la nouvelle d’une prochaine offensive, vers la mi-septembre. On ne doit pousser l’attaque que deux jours, quatre jours au plus, afin d’éviter le retour des hécatombes d’Artois, où cent mille soldats ont été mis hors de combat. Au Grand Quartier, on dissimule une confiance pourtant certaine. N’a-t-on pas fait demander au Ravitaillement du blé pour les régions qui vont être libérées ?