Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Septembre 1915

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Ganville, 5 septembre 1915.

Chaque journal arbore un critique militaire qui, du haut de ses colonnes, sonde l’horizon stratégique. Beaucoup n’étaient pas spécialement désignés pour cette besogne. Mais la fonction crée l’organe. Tous sont farouchement résolus à montrer les événements sous un jour heureux. Persuadés que les Russes écraseraient l’ennemi dès le début de la guerre, l’un d’eux baptisa la Russie le Rouleau Compresseur. Aujourd’hui que ces mêmes Russes battent en retraite, notre homme se félicite qu’ils attirent l’adversaire dans les profondeurs de la steppe et baptise la Russie la Pompe Aspirante.

Ganville, 13 septembre 1915.

Une circulaire du Ministre de l’Instruction Publique parvient à l’école, à l’occasion de la rentrée des classes. Elle invite énergiquement les maîtres à pénétrer de la guerre leur enseignement, à en dégager les exemples, les leçons, les beautés. Il n’est pas question d’en dégager les deuils, les misères, l’horreur ni la stupidité. Comment les générations futures se guériront-elles de ce mal, si on les prépare à l’aimer ?

Ganville, 14 septembre 1915.

Une feuille publie les impressions d’un officier. J’en extrais ces lignes, sans commentaires :

« Oh ! La baïonnette française ! Superbe instrument de vengeance, souple et gracieuse comme notre langue, affûtée et fine comme notre esprit… Elle a quelque chose de féminin, de câlin, de trompeur… Elle pénètre franchement, proprement, sans laisser de trace sanglante, jusqu’au cœur qui mérite le châtiment.

« J’évoque un de mes hommes, enfonçant sa baïonnette dans le ventre des Allemands… Quel plaisir il doit éprouver à faire pénétrer le fer de son arme dans la peau de l’ennemi, à l’embrocher, à le transpercer, à le crever comme une charogne.

« C’est un plaisir de voir les ennemis tomber, s’affaisser sur le sol, en esquissant les gestes de la souffrance, de l’agonie et de la mort. Cela réchauffe le cœur ! »

Ganville, 19 septembre 1915.

On me signale les affreux effets de ces gaz asphyxiants que les Allemands emploient depuis le printemps et qu’il fallut s’ingénier à combattre et à imiter. J’en éprouve plus que quiconque une horreur indignée. Mais je m’indigne autant de tous les moyens de mort. Périr asphyxié par les gaz ou mourir de la gangrène gazeuse, cela me paraît également atroce. J’abomine le blocus, qui tue par la faim, autant que le raid aérien, qui tue par la bombe : je ne fais pas de différence entre des ventres crevés et des ventres affamés. Je n’ai jamais compris ces subtils distinguo entre les diverses manières de tuer. L’horrible, c’est de tuer. Je ne déplore pas particulièrement telle façon de faire la guerre : je déplore qu’on puisse encore faire la guerre.

C’est sur la guerre en soi qu’il faudrait concentrer toutes les indignations. C’est elle qui déchaîne tous les instincts de sauvagerie, de rapine et de destruction. N’est-ce pas la guerre qui engendre le pillage ? Une troupe en campagne saccage et maraude où qu’elle soit, dès qu’elle peut. Toute zone de bataille est razziée par l’un ou l’autre camp, et souvent par les deux. Toute maison abandonnée est une maison vidée. Les soldats l’avouent. Et maints propriétaires le constatent… Et quand je relis que le Palatinat fut incendié sur l’ordre de Louvois afin de faire le désert devant l’ennemi, que « pendant près de trois mois, les villes, les villages, les vignes et les vergers furent brûlés et rebrûlés, parmi les massacres, les viols, les cruautés d’une soldatesque enflammée par l’ivresse et par des ordres féroces », j’éprouve autant de honte qu’aux récits officiels des récentes atrocités allemandes. Tout cela, c’est le fait de la guerre. Et c’est elle qu’il faudrait avilir, au lieu de la magnifier.

Ganville, 24 septembre 1915.

Les Bulgares mobilisent depuis trois jours. On ne sait pas au juste contre qui. Les journaux s’en indignent à pleines pages. Je me suis laissé dire que Ferdinand de Bulgarie voulait Constantinople, dont la possession aurait été cordialement promise aux Russes, au temps où Delcassé était ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Il convoiterait aussi Kavala, port grec, où l’entrepôt des tabacs turcs rapporte deux cents millions par an. Récemment, le tzar fut sollicité d’agir sur ce Ferdinand, afin de le rallier à la cause de l’Entente. Il dut avouer son impuissance : « Je lui ai déjà trois fois payé ses dettes. Que voulez-vous que je fasse de plus ? »

Ganville, 30 septembre 1915.

Pierre, qui apporte aujourd’hui des détails sur l’offensive de Champagne, se taille un succès près de son auditoire habituel. Quel visage avide et radieux René tourne vers lui… L’attaque a commencé le 25. Joffre, très en forme, teint clair, regard direct, déclarait : « Si je ne réussis pas cette fois-ci, je n’y comprendrai plus rien. » Castelnau, dissimulant aux uns sa confiance, l’avouait aux autres. Les munitions abondaient. On était obligé de retenir les troupes. Dès le premier jour, les prisonniers furent si nombreux qu’on songea à les faire défiler dans Paris, comme dans les triomphes de la Rome antique… Les Anglais assuraient en Artois une puissante diversion. L’aviation faisait des prodiges. Dès le 27, le bruit courut qu’on allait percer. Même, un journal du soir l’imprima. Déjà, la cavalerie était massée, les spahis en tête, sous leurs grands manteaux rouges. Et hier, le 29, à midi un quart, un officier de liaison apporta à Paris la nouvelle qu’une brèche d’un kilomètre était ouverte dans la deuxième ligne. Trois divisions étaient prêtes à passer.

Cette fois, est-ce la fin ?