Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Août 1916

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2 août 1916.

Un chansonnier montmartrois, dans sa haine des Allemands, répudie leurs découvertes scientifiques et jusqu’aux sérums les plus utiles. Et il lance cette strophe téméraire :

Gardez, ô Boches,
Vos trouvailles, vos « six-cent-six ».
Nous aimons mieux la syphilis
Que votre approche.

7 août 1916.

Nouveau conseil national socialiste. La reprise des rapports internationaux est encore repoussée par 1.800 voix contre 1.000. Mais la majorité exprime le vœu que le gouvernement fasse connaître ses buts de guerre… Cette prétention déchaîne la colère indignée de la grande presse.

Fontainebleau, 9 août 1916.

René est ici comme élève-aspirant. Je veux oublier que ce stage l’achemine vers le front et me souvenir seulement qu’il nous rapproche. Spontanément, René m’a proposé de m’installer ici pendant quelques semaines. Sans doute a-t-il voulu adoucir ainsi le chagrin que j’ai de son engagement. Mon cher petit… Combien je lui suis reconnaissante de son attention… De moi-même, jamais je n’aurais osé m’imposer à lui. Ah ! Je ne me suis pas fait prier. Ganville se passera de moi. Pierre aussi. D’ailleurs, toujours en route, il n’y fait que de courts séjours. Et, chaque fois qu’il s’y posera, n’y retrouvera-t-il pas une famille, le clan des Foucard, des Delaplane et des Butat ?

Je ne vois guère René que le soir. Ici, bien que la moindre promenade soit un enchantement et que la vie d’hôtel, en plein été, soit animée d’un continuel défilé de touristes, les journées me semblent longues. Mais je me gronde. Un temps ne viendra-t-il pas où je les regretterai, ces heures solitaires, un temps où je ne pourrai plus me dire : « Je vais le voir tout à l’heure. »

Fontainebleau, 10 août 1916.

Je lisais le conte d’un journal. Ma stupeur grandissait à chaque ligne. Le personnage principal ne tenait-il pas, sur la guerre, des propos humains, généreux, pleins de sagesse et de pitié ? Je me demandais comment la censure avait pu tolérer un langage si contraire à l’orthodoxie. Le dernier mot me livra la clef de l’énigme : cet homme sensible et sensé était un eunuque…

Telles sont les gentillesses dont on farcit quotidiennement les cervelles, sous le couvert innocent de la littérature. N’ai-je pas lu un jour cette farouche invention d’un doux et charmant conteur : une femme, convaincue que son mari fait des signaux à l’ennemi, arme d’un fusil son petit garçon de dix ans et fait tuer le père par le fils.
Fontainebleau, 14 août 1916.

On a appris simultanément l’avance des Italiens vers Goritz et des Russes vers Lemberg. Aussitôt, les esprits se grisent de ces succès militaires et, dans leur ivresse, dévoilent leurs convoitises. Sous cette influence, une Revue, ordinairement sage et réservée, exige aujourd’hui, non plus l’Alsace et la Lorraine de 1870, mais l’Alsace et la Lorraine de 1648 et de 1766, telles qu’elles furent alors annexées à la France, et le bassin de la Sarre, le bassin de la Ruhr…

Fontainebleau, 17 août 1916.

Pierre nous rend visite. Il vient de Normandie. « Question de minerai ». Mais il a poussé jusqu’à Deauville. À travers ses récits, je devine la fête effrénée, la débauche de toilettes, l’oubli total de la guerre. D’ailleurs, toutes les stations balnéaires regorgent. Les lettres de mes amies en témoignent. À Trouville, une sage-femme a fait une petite fortune en louant cent francs par nuit, à des hôtes de passage, les chambres destinées à ses clientes éventuelles. À Saint-Enogat, un de nos ministres a dû coucher dans une cave. Et toute la banlieue, par ces dimanches d’été, n’est qu’une kermesse : trains pris d’assaut, terrasses de café répandues jusque sur la chaussée, innombrables phalanges de petites cyclistes en robe blanche… Et penser qu’à vingt lieues de là on ne cesse pas de se battre. Ah ! Nos petits-enfants s’imagineront difficilement la vie pendant la grande guerre…

Mon mari est très fier de se promener aux côtés de son fils en uniforme. Il s’intéresse à l’équipement, aux effets de fantaisie. Pour lui, nul drap n’est trop fin, nul bottier trop cher. Ils ont ensemble de ces conversations à voix chaude comme en ont entre elles les femmes qui parlent toilette. Car René aussi est radieux sous son costume. Non seulement parce qu’il attache à cette tenue des idées de gloire et d’héroïsme, parce qu’elle accroît son importance et son prestige, mais aussi parce qu’elle flatte en lui une coquetterie presque féminine. Ah ! L’attrait complexe de l’uniforme… Comme il a servi ceux qui voulaient la guerre…

Pierre est gai. Il nous rapporte une moisson d’anecdotes. Il nous conte l’aventure de cette petite actrice parisienne qu’un automobiliste militaire a pu amener au front. On lui fait les honneurs d’un cantonnement, on lui exhibe même un prisonnier allemand. Fanatique comme il convient, elle lui vomit à la face un intarissable flot d’injures, jusqu’à ce que l’homme l’interrompe, avec un ineffable accent faubourien : « Ah ! Zut ! Fermez ça ; à la fin, j’en ai assez ». C’était un soldat français qu’on avait camouflé en prisonnier allemand, afin de corser les émotions de la demoiselle. Mais on n’avait prévu ni ses imprécations, ni l’impatience du faux prisonnier.

Autre histoire. Un apache de profession se couvre de gloire à la guerre. Il est promu sous-lieutenant. Jadis, dans sa vie houleuse, il a été souvent en difficulté avec la police et il garde à ses agents une ferme rancune. Aussi, en permission, s’offre-t-il la suprême volupté de coffrer tous les sergents de ville qui ne le saluent pas.

Cueilli encore par Pierre, ce mot ingénu d’une femme qui eut des bontés pour un soldat anglais et qui en attend un enfant : « Pauvre petit… Quand on pense que je ne pourrai pas comprendre ce qu’il me dira… »

Fontainebleau, 20 août 1916.

Les journalistes chauvins raillent volontiers les pacifistes « bêlants ». N’ont-ils jamais réfléchi que le vrai troupeau bêlant, c’est le régiment voué au sacrifice ? Dans les gares régulatrices, pendant de dures nuits d’hiver, des permissionnaires, parqués par milliers dans des hangars ouverts à tous les vents, se vengeaient de la cruelle attente en lançant sur tous les tons des bêlements plaintifs. Et ce ne sont pas les seules circonstances où aient éclaté ces protestations résignées…

Fontainebleau, 22 août 1916.

Allant à Paris entre deux trains, j’ai vu, sur le quai de la gare d’arrivée, cette chose atroce : un soldat, amputé d’une jambe, mal entraîné à marcher avec des béquilles, tombe, de tout son long, la face cognant le sol, ses béquilles projetées au loin. Dans la foule, qui s’empresse, comment les cerveaux ne craquent-ils pas, comment les cœurs n’éclatent-ils pas, comment ne crie-t-on pas : « Assez ! »

Non. Rien. Héroïsme ? Insensibilité ? Respect humain ? En réalité, malgré de pareils spectacles, on ne réalise pas la guerre. On ne réalise pas ce qui se passe dans les tranchées, à cent kilomètres de là. On s’en détache comme d’une expédition coloniale.

Fontainebleau, 25 août 1916.

Ô vous qui, plus tard, voudrez comprendre cette guerre sans précédent, concevez bien que tous les pays belligérants étaient uniquement renseignés par leurs journaux, et que cette presse, disciplinée, censurée, ne donnait que des informations optimistes, ampoulées, haineuses et partiales. Jamais on ne mettait sous les yeux de la foule des critiques de la guerre en soi, des élans de franchise, des gestes de pitié, des spectacles d’horreur vraie. On ne lui montrait qu’une face de la vérité, sous un verre rose. Ce truquage légal, officiel, doit rester un des traits caractéristiques de cette guerre.

Fontainebleau, 28 août 1916.

La Roumanie entre dans la guerre. Paron, qui vient me voir, me dit que la nouvelle provoque des satisfactions discrètes, où perce l’espoir que cet événement hâtera la fin. Pas plus d’enthousiasme populaire qu’au moment de l’intervention italienne. Briand passe pour l’artisan de l’adhésion roumaine. Aussi déterminera-t-elle au moins une victoire : celle du ministère.