Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Juillet 1916
Une extraordinaire vague d’espoir déferle depuis une semaine. Une offensive anglo-française a commencé dans la Somme le 1er juillet. On assure que les pertes sont faibles, grâce à l’énergie de la préparation, à la rapidité des assauts. Avant-hier, les lignes approchaient à quatre kilomètres de Péronne. Des gens se risquent à dire : « Allons, c’est la victoire et la paix ». Le succès d’une offensive russe, qui dure depuis un mois, ajoute à l’optimisme. Une fois de plus, on se laisse emporter par l’espérance. Les journaux publient des articles intitulés : « Hallali !… Lutte finale… Le commencement de la fin… Messieurs les Anglais, tirez les derniers… »
On colporte une phrase du roi d’Espagne au chirurgien bordelais Moure, qui le soigne depuis longtemps : « Si les Français savaient ce que je sais de la situation intérieure de l’Allemagne, ils illumineraient ». Briand aussi, disait récemment qu’on illuminerait le 14 juillet. Si c’était vrai ?
On nous conseille de ne plus laisser perdre certains déchets alimentaires dont on pourrait faire d’excellents plats : les trognons de choux, les têtes de poissons, les feuilles tombées à l’épluchage des légumes. On organise même un banquet de propagande où tous ces abats seront préparés sous des formes délicieuses. L’idée peut être juste en soi. Mais on ne la suivra que le jour où on y sera contraint par la nécessité. En attendant, la presse ennemie, évidemment prompte à la haine et à l’injure, ne va-t-elle pas déduire de cette initiative que les parisiens en sont réduits à chercher leur vie dans leur boîte à ordures ?
Un reporter, visitant les champs de bataille de la Somme, écrit : « Voici les cadavres allemands : la laideur de la race s’exaspère dans la mort ». Et plus loin, à propos de peupliers rasés par les obus : « L’artillerie allemande, quand elle ne peut pas atteindre les hommes, s’en prend à la nature ». Hélas ! Tous les soldats morts se ressemblent. Et toutes les artilleries fauchent les arbres en même temps que les hommes. Je ne m’accoutume pas à cet héroïque parti pris. On veut supprimer chez nous l’absinthe, les boissons toxiques. Mais ne verse-t-on pas à la foule, chaque jour, depuis deux ans, un terrible alcool de haine, qui laissera dans les esprits, la paix revenue, d’incurables lésions ?
Quelle responsabilité assument décidément les maîtres de la presse, dans tous les pays ! Tous les moyens sont bons aux journaux pour farder et mutiler tour à tour la vérité. Ils spéculent même sur la hâte du lecteur, sur la brièveté de ses loisirs.
Pour présenter le communiqué, ils emploient des artifices typographiques, des caractères gras, des soulignages, des titres fallacieux, qui mettent le succès en lumière et laissent l’échec dans l’ombre. Celui qui lit vite ne lit qu’un bulletin de victoires.
Après la Chambre, le Sénat s’est offert à son tour quatre séances de Comité secret. On s’est montré moins impatient d’en pénétrer le mystère. Debière, Painlevé, Humbert, Clemenceau, en furent les vedettes successives. Nouveau triomphe de Briand, qui laissa entrevoir la paix séparée de l’Autriche et n’eut que six voix contre lui.
Cette année, on entend souvent cette phrase de temps de paix, qu’on n’entendait pas l’an dernier : « Où allez-vous passer vos vacances » ? La vie s’installe dans la guerre. On retrouve dans les grandes gares l’animation des départs pour les eaux, la mer et la montagne.
Hélas ! Non, on n’a pas illuminé le 14 juillet, malgré les promesses du roi d’Espagne et de Briand. Il n’y eut d’autre réjouissance qu’un âpre discours de Poincaré. Et il semble bien que l’offensive de la Somme ait le sort de ses aînées. On parle maintenant du manque de munitions des Anglais, de leurs lourdes pertes, des efforts démesurés que coûte la prise ou la reprise d’un village pilonné, pulvérisé, on dit qu’une lente pression devra s’exercer pendant des mois avant d’aboutir à un résultat sensible.
À la fin de mai dernier, pour la première fois, devant la lutte indécise où s’exténue l’Europe, le président Wilson a parlé de médiation. Une gentille journaliste américaine, Mary Hopkins, interroge là-dessus mon mari. Qu’en pense-t-il ? Solide, avantageux, il domine et respire cette jolie fille. Et il répond fièrement :
— Pas de médiation.
La petite Américaine ne se tient pas pour battue. Elle demande :
— Alors, à quand la fin ?
— Il n’en est pas question.
Il a pris un ton désinvolte et cinglant. Et je sens qu’il s’admire, qu’il se juge héroïque, de prolonger ainsi la guerre jusqu’aux buts qu’il convoite…
J’avais rencontré Mary Hopkins au siège d’une œuvre charitable. Elle envoie en Amérique des reportages sur tous les aspects de la vie française. Elle m’a conté de ses aventures. Au début de la guerre, elle était en Allemagne. Elle fut emprisonnée comme espionne française. On la garda sept jours en cellule. Ses gardiennes, méchamment, l’éveillaient à l’aube en lui disant qu’on allait la pendre. Par contre, un juge militaire, en la voyant pleurer, s’efforça de la consoler et ne trouva rien de mieux, pour sécher ses larmes, que de lui annoncer une victoire anglaise…
Elle admire chez les Français des vertus anciennes, comme des vestiges du passé. Elle dit que nos généraux sont des hommes du moyen âge. À la fin de 1914, elle rencontra en province une mère de sept fils, tous mobilisés. Elle la retrouva ces temps derniers et lui demanda des nouvelles de ses enfants. Cette femme lui répondit stoïquement qu’elle avait eu six fils tués et que le septième était aveugle et fou… Je n’ai pas pu démêler exactement ce qu’en pensait la petite Américaine.
Le plus tragique à ses yeux, m’a-t-elle dit, pour qui a vécu chez les deux peuples ennemis, c’est cette conviction qu’ils ont l’un et l’autre de combattre pour leur droit.
Un charpentier dénonce son voisin qui, mobilisé comme caporal, se serait fait réformer grâce à une maladie simulée. Le caporal fait la preuve que sa maladie est réelle et poursuit le charpentier. Le tribunal acquitte le dénonciateur et condamne le plaignant aux dépens : « Attendu que, si l’accusation n’est pas fondée en fait, elle l’était en apparence et que c’était le devoir patriotique du charpentier de dénoncer le caporal.»
On sourit d’un portrait de Poincaré, coiffé d’une casquette à feuilles de chêne et qu’un journal aggrave de cette légende : « Lors de sa dernière visite dans la Meuse et la Somme, le président avait revêtu une tenue bleu horizon, complétée par une casquette de la même teinte rehaussée d’une rangée de feuilles de chêne brodées ton sur ton ». Quelqu’un s’étonne que Clemenceau n’ait pas écrit là-dessus, dans son journal l’Homme enchaîné, un article intitulé l’Homme enchêné.
Dans les premiers jours de ce mois, l’aviateur français Marchal, parti des environs de Nancy, a survolé Berlin et a été fait prisonnier à quelques kilomètres des lignes russes où il comptait atterrir. Il a lancé sur Berlin un manifeste dont la censure avait interdit jusqu’à ce jour la publication. Le trouvait-elle trop généreux ? Il tranche en effet sur le ton de nos journaux. Il ne craint pas d’appeler la guerre « un carnage ». Et il proclame que la paix viendra « le jour où le peuple allemand pourra disposer de lui-même, où l’on aura écarté pour toujours le retour de cette tuerie. »
Un journal illustré publie ce dessin. Devant un jeune homme chétif, assis sur un banc de square, passent trois mutilés, radieux. Il leur manque un bras, une jambe, un œil. Titre : l’Envie. Les ajournés, les réformés, envient-ils vraiment les mutilés ? En tout cas, tel est le sentiment qu’ils doivent afficher. Les illustrés même le leur signifient.
D’ailleurs, l’héroïsation se maintient. Madeleine Delaplane m’a répété d’une voix pénétrée ce mot d’une petite fille dont le père vient d’être tué et dont l’oncle est à l’arrière : « Oh ! Maman, j’aimerais mieux être à la place de papa qu’à celle de mon oncle. »
Et je lis dans un journal féminin ce conte intitulé La plus fière. C’est une vieille maman. Au début des hostilités, le hasard veut que son fils, soldat, combatte dans le village même où elle est restée. Il est tué devant elle. Et comme elle est la seule mère qui ait vu son fils tomber à l’ennemi, elle est la plus fière…
La censure amputait la vérité. Elle abolit aujourd’hui la pitié. Elle supprime un article qui plaignait le sort actuel du petit personnel des théâtres, ouvreuses et machinistes. Il faut qu’il n’y ait pas de malheureux.
Il paraît que certains officiers ont une horreur excessive des cheveux longs chez les soldats. On colporte sur cette hantise des légendes d’une fantaisie macabre. Un grand chef, parcourant, un soir d’offensive, le terrain conquis, s’arrête devant un groupe de soldats tombés à l’assaut. Et devant ces héros morts, il soupire, pensif : « Comme ils ont les cheveux longs »… Un autre visite une ambulance de première ligne et, devant un homme qu’on ampute des deux jambes, murmure : « Il faudra aussi lui couper les cheveux. »
On a mis de la honte autour de certaines maladies contagieuses, autour de certains vices hors nature, autour du suicide, de l’inceste, bref autour de ce qui nuit à la reproduction de la race. C’est le génie de l’espèce, toujours attentif à sa conservation, qui a dressé ces barrières morales. Pourquoi n’a-t-il pas mis aussi de la honte autour de la guerre, si funeste au sort de la race, véritable sélection à l’envers qui anéantit tous ses éléments de force et de jeunesse ?
C’est sans doute que la guerre moderne, seule, fait des coupes si vastes et si totales que nous n’avons pas encore eu le temps d’en mesurer les ravages irréparables. C’est aussi que des instincts primitifs et barbares persistent, plus puissants que l’instinct de conservation. Même en temps de paix, ne voyions-nous pas un exemple quotidien de ces préjugés plus forts que le génie de l’espèce ? Notre société, qui prêche la repopulation, ne continue-t-elle pas — au lieu d’honorer toutes les maternités — d’accabler de réprobation les filles-mères ?