Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Avril 1916

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3 avril 1916.

Bien qu’après quarante jours la lutte autour de Verdun ne soit pas apaisée, la foule semble s’en désintéresser. On ne se précipite plus sur le communiqué de trois heures, comme aux tout premiers jours de l’attaque. J’ai déjà remarqué cette indifférence apparente. Les débuts de l’offensive de septembre dernier, annoncés comme une victoire, l’intervention italienne, présentée comme un événement providentiel, n’ont point secoué la torpeur générale. Je me rappelle chaque fois ce mot d’un parlementaire : « La France est sous la morphine ».

8 avril 1916.

René poursuit son projet. Tout ce que j’ai pu obtenir, c’est que la maladie qui faillit l’emporter soit connue de ceux qui l’examineront à la révision. J’ai demandé des certificats aux deux grands spécialistes que j’avais appelés à Ganville. Tous deux sont mobilisés dans de hauts emplois, à Paris. Leur témoignage peut entraîner un ajournement.

Ah ! Combien de mamans ont dû solliciter ainsi ceux qui tiennent dans leurs mains le sort de leur fils… Pénibles tête-à-tête, où règne, plus puissant que jamais, le respect humain.

La mère, elle, arrive pantelante, traquée. Elle sait que tout se conjure pour lui prendre son enfant : la loi, l’opinion, l’exemple des autres, la religion de la patrie. Mais elle ne peut pas être vraie. Même si son instinct maternel se révolte contre ces grands sentiments d’abnégation et de sacrifice qu’on impose à tous les cœurs, elle est obligée de les respecter et de les feindre. Alors, elle biaise, elle ruse, elle invoque, avec un lamentable sourire, de pauvres petits prétextes de convenances, de santé. À aucun moment, elle ne peut jeter le cri de ses entrailles : « Je ne veux pas qu’on me le tue ! Sauvez-le… »

Et lui, l’homme, écoute gravement. Il est le pourvoyeur. Son rôle même exige sa dureté. Il ne doit montrer ni pitié, ni scepticisme, ni complaisance. Il doit étaler une foi farouche, inaccessible. Et même s’il a des raisons d’exaucer la prière qu’il devine, il doit feindre de ne pas l’entendre.

Ah ! l’hypocrisie de la guerre…

9 avril 1916.

L’idée d’un congrès socialiste international chemine lentement. Tant de vérités éclateraient, tant de malentendus se dissiperaient, dans une rencontre de tous les socialistes belligérants ! C’est sans doute le secret de la résistance à leur vœu. Dans la récente réunion du parti français, malgré la forte influence des socialistes au pouvoir, cette motion a obtenu le tiers des voix.

10 avril 1916.

On veut avancer l’heure en été, afin d’adapter mieux la journée de travail à la journée solaire, et de réaliser ainsi des économies d’éclairage. Ce projet rencontre des résistances imprévues. Celles des marchands de lumière, pour être sourdes, ne sont peut-être pas les moins vigoureuses. On me cite aussi l’indignation de hauts patriotes, qui ne veulent pas avoir la même heure que l’Europe Centrale, l’heure de Berlin !

12 avril 1916.

La Censure ne respecte rien. Ne vient-elle pas d’échopper le Grand Quartier ? Une seule voie ferrée ravitaille Verdun. (On y remédie, depuis l’attaque, par des camions automobiles qui roulent en files ininterrompues sur des routes rechargées jour et nuit.) Le Grand Quartier, accusé à cette occasion de n’avoir pas suffisamment développé le réseau ferré, a voulu se disculper. Il a établi, dans une Note, que le gouvernement lui avait refusé des wagons. Car leur achat à l’étranger eût diminué la réserve d’or. C’est cette note que la censure a interdite.

Par ailleurs, elle poursuit âprement sa guerre à la paix. L’article le plus chauvin, le plus favorable à la prolongation de la guerre, est échoppé tout entier, du moment que son titre contient le mot abhorré, le mot qu’il ne faut pas mettre sous les yeux des lecteurs. Et c’est bien le mot seul qu’on traque. Car on peut écrire impunément : l’après-guerre. Paron assure qu’il faut maintenant prononcer : « Fichez-moi l’après-guerre. »

Ai-je besoin de nommer celui dont l’incorrigible gaminerie a donné pour blason fantaisiste à la Censure : « Deux poids, deux mesures et une paire de ciseaux ? »

14 avril 1916.

On parle de rajeunir les généraux en abaissant pour eux la limite d’âge. Dans la discussion de ce projet, deux députés, Maginot et Violette, ont fait, d’un ton de discrète franchise, le procès du haut commandement. Le second a prononcé cette parole frappante : « Nous sommes dans une alternative tragique : si nous parlons, nous sommes des traîtres ; si nous nous taisons, nous serons peut-être des complices ». Ce doit être, en effet, une étrange angoisse, pour les fervents de la guerre, que d’en remettre le sort en des mains qu’ils jugent débiles. Cette inquiétude continue de percer en traits ironiques. Le docteur Daville, — pourtant si avide de victoire totale qu’il blêmit à la seule pensée qu’on pourrait consulter les Alsaciens-Lorrains sur leur retour à la France, — disait encore hier : « En temps de paix, les généraux étaient des hommes de guerre. En temps de guerre, ce sont des hommes de paix ». Et ce mot d’un écrivain, renommé pour sa spirituelle bonté, son indulgente finesse, mais passionnément intéressé au jeu féroce de la guerre. Aux heures les plus sévères de Verdun, le bruit courut qu’on avait dû condamner à mort un général. Notre homme recueille cette rumeur, feint de se défendre contre un fol espoir et s’écrie : « Pas d’optimisme béat ! »

15 avril 1916.

Un journal commente ainsi l’évasion de deux officiers allemands prisonniers : « Il paraît que ces brutes insolentes ne s’accommodaient pas du régime du camp ». À la page suivante, évasion de deux officiers français prisonniers : « Ces courageux soldats ont brûlé la politesse aux Boches ». De même, à deux colonnes d’intervalle, les aviateurs allemands sur la côte de Kent sont des pirates, et les aviateurs français sur la ville de Trèves sont des héros. Il paraît que ce ton, adopté depuis six cents jours par la presse, est nécessaire. Le père Butat me l’assurait encore ce soir. Mais quel empoisonnement des âmes ! Et combien la guerre, laissant la haine dans les cœurs, pèsera lourdement sur la paix…

17 avril 1916.

La moitié de Paris suit de semaine en semaine, depuis des mois, un film américain, les Mystères de New-York. À table, on s’entretient des héros de ces aventures comme de vieilles connaissances.

De grands hôtels des Champs-Élysées, transformés d’abord en hôpitaux, ont rouvert. Autour du thé de cinq heures, s’assemble une foule animée, pépiante, dans une atmosphère qui sent encore un peu le phénol.

Les restaurants, des plus humbles aux plus fastueux, présentent un stupéfiant spectacle de tranquille abondance, de grasse chère, de goinfrerie à ventre déboutonné.

D’ailleurs, en ce printemps 1916, nul signe extérieur de souffrance. Observe-t-on la rue ? Interroge-t-on les petits commerçants, les domestiques, tous ceux qui touchent aux classes les plus sacrifiées ? Partout on recueille la même impression de résignation à peine plaintive. Il y a sûrement de nombreuses misères cachées. Mais elles sont isolées et timides, sans lien et sans voix. Et puis, les allocations doivent apaiser bien des impatiences, bien des révoltes. Pour que la guerre soit agréable à ce peuple, on dépense des milliards, qui retomberont un jour à sa charge.

18 avril 1916.

La demande, les dossiers de René sont prêts. J’ai voulu risquer un nouvel effort, obtenir qu’il attende son tour, par pitié pour moi. J’étais bien émue. Jamais nous n’avions discuté à fond tous les deux. Rien que de petites escarmouches, en trois phrases. Je lui ai dit que je haïssais la guerre en soi, qu’elle me meurtrissait, qu’elle me piétinait chaque jour, depuis vingt mois, que je le suppliais de ne pas ajouter, avant l’heure, à mon déchirement.

Il m’a interrompue doucement :

— Je sais bien, ma petite maman, que nous ne sommes pas d’accord. Aussi ai-je évité de discuter avec toi. Mais conviens tout de même que, si tout le monde avait tes idées, nous nous serions laissé envahir et que nous n’existerions plus aujourd’hui…

J’ai crié :

— Si tout le monde avait mes idées, il n’y aurait pas eu de guerre !

Et c’est vrai. Si, dans tous les pays, tout le monde avait été élevé dans l’horreur de la guerre, au lieu d’être élevé dans sa vénération ; si l’on montrait à tout le monde la guerre dépouillée de ses ornements et de son clinquant, toute nue, laide et sale ; si l’on enseignait à tout le monde l’histoire véritable des guerres, comment elles se machinent, comment elles éclatent, les intérêts qu’elles servent et les peuples qu’elles dupent… alors tant de braves gens, tous pacifiques au fond, ne seraient plus grisés par des mots et refuseraient de se jeter les uns contre les autres.

Mais René a hoché la tête :

— Nous n’en sommes pas la, maman. Mettons, si tu veux, que nous sommes encore dans un temps barbare. Nous ne l’avons pas choisi. Nous avons été attaqués. Vois-tu d’autres moyens de se défendre contre l’invasion ennemie que de lui barrer la route, l’arme au poing ? Que veux-tu ? Nous ne serions pas tranquillement à Paris, Ganville ne serait plus qu’une ruine, si des hommes ne nous avaient pas fait un rempart de leurs corps. Tu me demandes d’attendre. Quand la maison brûle, est-ce qu’on attend pour faire la chaîne ?

— On aimerait savoir qui a mis le feu…

— Pas de doute : l’ennemi.

— Chaque pays le dit du voisin. Ce n’est pas si simple.

Je n’en ai pas dit plus. Mais je les voyais, les porteurs de torches qui, à force d’agiter leurs brandons par-dessus les frontières, avaient fini par déchaîner l’incendie. René a tranché, d’un petit geste net :

— Peu importe, d’ailleurs. On jugera plus tard. L’essentiel, c’est de résister. Car si on cessait de tenir, ce serait vraiment la fin de notre pays ; il disparaîtrait, comme Athènes a disparu. Il nous faudrait vivre sous le joug, dans une atmosphère irrespirable, dans la plus lourde servitude…

Hélas ! Ce sont des servitudes économiques, que les maîtres cachés de la guerre rêvent de s’imposer les uns aux autres. Mais on a voilé ces basses menaces : devant elles, on a agité de plus nobles craintes, plus dignes d’enflammer les cœurs. Devais-je donc démasquer ces féroces convoitises ? Je n’osais pas, je n’osais pas. Et je me suis bornée à répondre qu’on ne rayait plus de la carte un grand État moderne, qu’on ne pouvait plus l’absorber par la conquête.

— En tout cas, m’a répliqué vivement René, tu sais bien que l’ennemi, s’il était vainqueur, imposerait à l’Europe sa culture brutale. Ne devons-nous pas, au contraire, et fût-ce par la force, assurer le triomphe de notre culture libérale ? Car tu sais bien qu’il existe des traits de race, des qualités de terroir, qu’il y a des vertus de France comme il y a des vins de France. Et ce n’est pas seulement notre sol, que nous devons défendre, mais ce sont aussi toutes ces idées qui sont nôtres, les idées de justice et de liberté, d’honneur et de droiture, de civilisation et de paix définitive, les idées de respect et de sympathie pour l’humanité, les idées même qui te sont chères, à toi, maman…

L’entendre… et penser que de jeunes Anglais, de jeunes Allemands, convaincus aussi dès le berceau que leur patrie est la « reine du monde » et qu’ils doivent en défendre les suprématies jusqu’au dernier souffle, mouraient en ce moment, le même cantique aux lèvres… L’entendre… Lui aussi, mon René, était grisé par le prestige des mots. Lui aussi marchait au mirage. Et j’ai pris conscience du crime, si vivement, si atrocement, que j’ai senti dans ma bouche un goût de sang. Le crime… c’est d’avoir exalté dans les jeunes cœurs la fierté, la bravoure, la jolie crânerie, le goût de l’exploit, l’héroïsme, l’abnégation, et cette divine faculté, ce privilège suprême de la créature humaine, de pouvoir se sacrifier à une idée, c’est d’avoir éveillé toutes ces générosités, toutes ces ardeurs, au nom des intérêts les plus sacrés, et de les mettre au service d’intérêts de boutique… Le crime, c’est d’avoir lancé toutes ces merveilleuses énergies à la défense d’un idéal, et de leur faire défendre un capital… Le crime, c’est d’avoir déployé le drapeau pour couvrir la marchandise.

Et tandis que René murmurait encore la sainte litanie des vertus à défendre, d’autres mots bourdonnaient à mes oreilles : « Des marchés, des débouchés… du minerai, du charbon, du pétrole… Des ports, des colonies… Des tarifs, des barrières douanières ! » Je n’ai pas résisté. Et tandis qu’il concluait, la voix câline et chaude :

— Va, maman, c’est tout de même la Guerre du Droit.

J’ai éclaté :

— Non. La Guerre du droit de Douane !

Et j’ai tout dit. Les rudes antagonismes industriels… Les rivaux, dans chaque pays, la grande presse aux mains, décrétant l’opinion et par là manœuvrant ministres, parlements et chefs d’État… Dans chaque pays aussi, le vrai pouvoir installé dans quelques salles du Conseil… La foule travaillée, alarmée, exaltée par ses maîtres secrets… Chaque peuple épousant leurs querelles de marchands, travesties en querelles de race… Enfin toutes les nations s’inspirant, au spectacle même de leur frénésie, une mutuelle terreur, et se précipitant les unes sur les autres.

Je le vois encore, mon pauvre petit, tout rétréci, les bras écartés, les mains tombantes, trop longues pour sa taille inachevée :

— Mais maman… Si tout cela était vrai… Si tous ceux qui sont morts s’étaient fait tuer pour cela… Ce serait une raison de plus pour que je parte, moi… le fils de Pierre Ciboure…

Qu’avais-je fait ?