Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Janvier 1915

La bibliothèque libre.
2 janvier 1915.

Nous étions vers cinq heures chez les Foucard, quai Debilly. J’ai toujours étouffé, chez ces gens solennels. Et la guerre les aggrave encore. Mais Pierre leur est si attaché… D’abord, il a pour leur belle-fille Colette une sympathie définitive. Et puis il a partie liée avec le sénateur Foucard, qu’il rencontre dans vingt conseils d’administration, avec le gendre, Delaplane, dont la banque lance et soutient leurs affaires… Une dépêche arrive pour Mme Foucard. Elle s’excuse de l’ouvrir. La voilà tout offensée. Son teint, framboise et vanille, devient framboise. Un mauvais plaisant lui a-t-il expédié quelque indécence ? Elle tend le papier à son mari, qui tire de sa barbe un soupir indigné. Les mots lui manquent. Le télégramme passe à Delaplane. Ce n’est pas lui qui me renseignera. Son vocabulaire se borne à une sorte de grognement, « hon, hon », qu’il met à toutes sauces. Il réprouve la dépêche, « hon, hon » et la jette à sa femme. Madeleine Delaplane agite une face pénible et serre ses lèvres minces. Mais son patito, Villequier, veille derrière elle. Dans son uniforme ancien modèle, il évoque la silhouette héroïque des officiers que peignaient Detaille et Neuville. Il est attaché à la censure. Par-dessus l’épaule de la douloureuse Madeleine, il contrôle le texte abominable. Ah ! Il ne se contient pas, lui. Il lit à voix haute. Ce sont les vœux d’une amie brésilienne, à l’occasion de l’an nouveau : « Nous souhaitons la fin de cette horrible guerre ». Et il cravache d’un mot ce peuple qui se permet de juger la guerre horrible et d’en souhaiter la fin : « Sauvages ! »

9 janvier 1915.

J’ai sous les yeux des lettres de soldats. L’un d’eux jure sur la tête de ses trois enfants qu’il a vu ceci : dans la nuit de Noël, deux régiments adverses fraternisent sans armes entre leurs tranchées, malgré l’opposition des chefs. Les hommes échangent des cigares, se serrent la main, s’embrassent. On se promet de ne pas tirer de la nuit, ni le jour suivant. On s’est tenu parole.

Ailleurs, les Allemands ont fait de la musique toute la nuit, aux applaudissements des Français. L’auteur de la lettre a passé la nuit avec des camarades, dans les tranchées ennemies.

Ailleurs encore, on chantait des Noëls en chœur, dans les deux tranchées. « C’était drôle, toutes ces voix qui sortaient de la terre. »

Ces trêves émouvantes me semblent un symbole d’avenir, du temps où les peuples ne se laisseront plus jeter les uns contre les autres, comme des bêtes de cirque.

Mais qui donc les a jetés à l’arène ?

16 janvier 1915.

Ceux qui vivent autour de Joffre s’accordent à lui reconnaître du flegme, du bon sens, des dons de mémoire et d’organisation, un vaste appétit, une grande puissance de sommeil. Au delà, l’unanimité cesse. Déjà, la paternité de la victoire de la Marne est très disputée.

Pour moi, je ne lui demande que d’en finir. Maintenant que, de l’Alsace à la Belgique, ces deux énormes masses d’hommes se sont fixées, accrochées à la terre, je tremble que le massacre quotidien ne s’installe. Et j’en garde conscience, et je ne m’y habitue pas. J’en arrive à souhaiter cette percée décisive, moins coûteuse, me dit-on, qu’un long face à face, et qu’on nous montre prochaine. « Dans dix jours ou dans deux mois », disait Joffre récemment. Hélas ! Combien ces prévisions sont fragiles… Dans la pensée du haut commandement, n’était-ce pas d’abord une offensive où l’on devait « percer, couper », cette affaire de Crouy dont le communiqué, malgré ses orgueilleux artifices et sa géniale tartuferie, parvient à peine à dissimuler l’issue lamentable ?

17 janvier 1915.

Un médecin mobilisé se vante dans une lettre d’avoir fait le coup de feu. Plus loin, il raconte qu’il a dû soigner des prisonniers blessés. Ainsi, il a pu extraire la balle qu’il a envoyée, réparer ce qu’il a détruit, remettre debout l’homme qu’il avait abattu. De tels gestes ne soulignent-ils pas l’absurdité de la guerre ?

19 janvier 1915.

Depuis hier, les particuliers doivent masquer leurs fenêtres le soir, afin de ne plus laisser filtrer de lumière au dehors. Dans les magasins, toutes les lampes sont voilées d’étoffe ou de papier. Les grues sont en deuil. Ce soir, de quatre heures à sept heures, on acheva d’éteindre l’éclairage public. C’était un essai d’obscurité absolue. Ces précautions sont prises contre un raid éventuel de zeppelins. Mais quoi ? Les usines, les grandes gares de triage, ne continueront-elles pas d’entourer la ville d’un cercle de feux ? Paris sera le noir de la cible.

21 janvier 1915.

Au Havre, des soldats anglais, légèrement excités, cueillent volontiers sur les passants de petits bijoux, broches, épingles de cravate, en disant : « souvenir ». Si vous portez plainte, un gentleman vient le lendemain vous indemniser.

On prête plaisamment aux Anglais cette déclaration : « Nous nous ferons tuer jusqu’au dernier Français ».

22 janvier 1915.

Premier raid de zeppelins sur l’Angleterre. On envisage ici l’opportunité de se réfugier dans les caves en cas d’alerte. On en plaisante, héroïquement. On s’invitera les uns les autres à des parties de cave, comme dans les pays vignobles. On aura soin de choisir le fin caveau, celui des grands vins. Pour tuer le temps, on jouera au bouchon, naturellement. Des femmes avouent qu’elles ne descendront pas avant de s’être mis un peu de rouge aux lèvres et de la poudre sur le nez. D’autres, dans le mode sublime, déclarent qu’elles enverront leurs domestiques à la cave et qu’elles resteront à l’étage.

24 janvier 1915.

Une jeune femme, qui revient de voir son mari aux armées, racontait devant moi son voyage.

C’est une entreprise difficile.

Car les gens de guerre ont sévèrement exclu de leur royaume la femme légitime, la mère. Ils voudraient abolir tous ces sentiments de tendresse qui sont pourtant la plus belle parure de l’homme, celle qu’il a lentement acquise à travers les âges, et qui le différencient de la brute. Ils voudraient retourner à la rudesse primitive, au temps barbare des cavernes. À Saint-Pol, la femme d’un commandant a vainement tenté de voir son mari blessé, à l’hôpital. On l’a reconduite à la gare. Et je suis souvent hantée par l’abominable et véridique histoire de cette vieille maman paysanne qui s’était déguisée en soldat pour voir son petit gars au front. Il la rejoint pendant une heure. Il rentre. Mais, pendant son absence, l’ennemi a attaqué. Abandon de poste. Fusillé.

C’est encore en défiance, en haine de l’attendrissement, qu’ils restent hostiles aux permissions. Ils refusent au fils d’aller enterrer son père. Voilà six mois qu’ils ont dressé la barrière entre ces trois millions d’hommes et leurs familles. Et quand on plaide devant eux que des nations armées s’affrontent pour la première fois, que jamais les hommes mariés ne furent si nombreux parmi les combattants, que ce ne sont pas des soldats de métier, qu’ils ont des enfants, que, la guerre se prolongeant, ils se décourageront peut-être au contraire de rester si longtemps sans les embrasser, alors on voit les faces se congestionner, les maxillaires saillir, les yeux flamboyer et l’on reçoit en pleine figure la suprême menace : « Eh bien, alors, faisons la paix ! »

Jusqu’où n’irait pas leur rêve monstrueux d’isoler les combattants, de descendre un lourd rideau de fer entre eux et les êtres qu’ils aiment… Un de ces vieux retraités, à qui la guerre a rendu des galons sans leur rendre la vigueur, ne déplorait-il pas devant moi l’amélioration de la poste aux armées, parce que les lettres amollissent les hommes ?

Cette jeune femme contait gentiment ses aventures. Elle avait échappé aux terribles commandants d’armes, aux contrôles des gares, aux gendarmes, elle avait voyagé en carriole, à pied, même dans une auto postale, blottie parmi les sacs de dépêches. Au village de repos où cantonnait son mari, sergent d’infanterie, on lui fit fête. Les hommes embrassaient son manchon. Ils s’emparaient de son sac à main, déclarant qu’ils n’en avaient pas vu depuis six mois. Ils avaient même ouvert la petite boîte à poudre de riz, la reniflaient, en extase, criant : « Oh ! Ça sent la poudre ! »

Mais, quand nous fûmes seules, elle me dit les plaintes de ces hommes : la durée indéfinie, la fatigue, les trop rares relèves, la boue où ils s’enlisent parfois jusqu’au cou, les attaques où on les envoie se faire tuer par petits paquets, et qu’ils jugent inutiles. Et c’est peut-être aussi pour que ces choses restent ignorées qu’on traque si âprement les petites épouses…

25 janvier 1915.

Quand on vous parle du général Sarrail, on vous glisse parfois à l’oreille : « Il paraît que c’est un général républicain ». C’est un cas, une rareté, une anomalie, presque une monstruosité. Drôle de république, où les généraux républicains sont des oiseaux rares. Voyez-vous qu’on vous dise d’un général anglais, sur un ton de révélation : « Il paraît qu’il est royaliste. »

27 janvier 1915.

On me dit que le canon de 75, par une affreuse négligence — car on n’ose pas imaginer une pire raison — tire parfois sur les troupes françaises. Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Et ce n’est pas vrai non plus qu’après un simulacre de jugement, on ait fusillé des soldats tirés au sort, à raison d’un sur dix, dans des troupes en repli ? Cela dépasserait en horreur toutes les horreurs. Non. C’est trop formidable, c’est trop gros. Cela n’entre pas dans l’esprit.

31 janvier 1915.

Dans un pensionnat religieux dont les petites élèves prient pour les armées, certaine prière obtient du ciel le gain d’une tranchée. J’entendais une de ces fillettes, rentrant au logis, déclarer fièrement :

— Maman, j’ai pris trois tranchées, ce matin.

Comme c’est facile !