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Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Février 1915

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2 février 1915.

Depuis six mois, tout le monde fait son devoir. Auparavant, personne ne s’en souciait. Dans la guerre, il existe un devoir envers la patrie. Dans la paix, il n’existait pas. Pourquoi ?

Cette question me hante chaque fois que je lis ces citations à l’ordre du jour qui emplissent des colonnes de journaux, des pages de l’Officiel, des brochures entières. Quelle sublime abnégation révèle ce martyrologe innombrable ! C’est le soldat qui déclare, pendant qu’on l’ampute des deux jambes : « On ne saurait trop souffrir pour notre belle France. » C’est le sergent qui murmure dans un dernier souffle : « Tu diras que le sergent X… est mort en bon Français. » Ainsi, dans ces instants de sincérité suprême, tous les cris de douleur et d’agonie sont des cris d’amour pour la France.

Mais pourquoi cet amour, qui sacrifie tout à la Patrie dans la guerre, ne lui sacrifie-t-il rien dans la paix ? Car enfin, dans la vie normale, qui donc s’avise de contribuer spontanément, consciemment, à la grandeur de la patrie ?

Elle a été attaquée ? Mais un homme n’aime pas seulement sa mère quand on la frappe. Il l’aime sans cesse.

Non. Le contraste est trop absolu entre cette indolence dans la paix et ce délire fanatisé dans la guerre. Le déséquilibre est excessif. On dirait que ce pays a été drogué. Mais par qui ?

4 février 1915.

Un soldat français, prisonnier en Allemagne, avait écrit au Kaiser pour lui demander d’aller embrasser sa mère mourante. Une permission de trois semaines lui fut accordée contre l’engagement de revenir. Cet homme passe par la Suisse et se présente à la frontière. Mais les autorités françaises, peut-être par crainte d’espionnage, lui font rebrousser chemin. On ajoute que la mère est morte dans l’intervalle.

6 février 1915.

« Il faut bien qu’il y ait quelque chose de honteux dans la guerre, me disait Paron, puisqu’aucun gouvernement n’en accepte la responsabilité. Tous tiennent à prouver d’abord qu’ils ne l’ont pas provoquée, qu’ils y ont été contraints, entraînés à leur corps défendant. Cette guerre sacrée, cette guerre divine, nul ne l’a voulue… Parmi l’amas des propos fuyants et sinueux qui s’étalent dans les Livres diplomatiques, chacun pique de la fourchette, s’efforce de tirer au jour sa vérité, afin d’établir qu’il fut attaqué par de méchants adversaires, obligé par eux d’entrer en lutte. À l’heure actuelle, les Allemands sont persuadés qu’ils furent assaillis par « leurs envieux voisins de l’Est et de l’Ouest ». Je le tiens d’un banquier américain qui parcourut récemment l’Allemagne. Partout il rencontra là-bas cette conviction, comme il la rencontre ici même. Ce seul trait ne devrait-il pas être la condamnation de la guerre ? Afin d’y jeter, d’y maintenir un peuple, on doit lui faire croire qu’elle lui fut imposée ! Loin d’en tirer gloire, ceux qui l’ont déchaînée en rougissent. Ils la renient comme un crime. Mais voilà : il reste à trouver les assassins. »

11 février 1915.

L’Ami Fritz à la Comédie-Française. La pièce est suivie d’une sorte de cérémonie, le Mariage de l’Ami Fritz, où toute la troupe donne, en costumes alsaciens. Les gens de la noce déclament tour à tour un poème, découpé dans le répertoire patriotique. Chose singulière, les tirades vengeresses, les strophes de feu, ont laissé le public froid. Tout le succès fut pour une fine et délicate chanson sur le retour de l’Alsace, quelques couplets détaillés par Georges Berr : « Ah ! Le beau dimanche… »

Une loge, voisine de la nôtre, était occupée par des blessés convalescents. L’un était aveugle. Un autre cachait sous des pansements ce profil hallucinant du visage sans nez. Tous gardaient la triste odeur phéniquée de l’hôpital. Mais, déjà, nul n’y prête plus attention.

12 février 1915.

Au début des hostilités, l’ancien ministre Doumer s’exprima sévèrement sur Joffre et réclama contre lui de suprêmes sanctions. Autorisé ces jours derniers à se rendre à Nancy sur la tombe d’un de ses fils, il sortit du secteur qui lui était assigné. Aussitôt, il fut ramené à l’arrière sans douceur.

Doumer s’est plaint. Mais, en haut lieu, on n’a pas pris chaudement son parti. Certains ministres républicains lui garderaient-ils rigueur d’avoir été, à la présidence de la République, le candidat des droites ? Il n’a pourtant fait que donner l’exemple à Poincaré.

13 février 1915.

Devant un auditoire de mondaines, assemblées pour la recevoir, Mme Despard-French, la sœur du maréchal French, prenait aujourd’hui la parole. Elle est grande, maigre et, sous ses bandeaux gris, ses traits sévères respirent la bonté. Elle s’exprime très purement en français. Féministe convaincue, elle déplore la guerre : « La guerre n’est pas logique. Elle détruit sans reconstruire. Elle est méchante. » Mais ces femmes, qui d’abord l’avaient chaleureusement accueillie, se figent soudain. Elle sent la résistance, veut la vaincre, insiste : « N’est-ce pas que la guerre est illogique ? N’est-ce pas qu’elle est méchante ? » Silence de glace. Non. Elles ne veulent pas acquiescer, elles ne veulent pas réprouver la guerre en soi. Et je me demande si elles obéissent à une conviction profonde, ou bien au respect humain, au souci de la voisine ?

14 février 1915.

Ce soir, avant dîner, Pierre et Foucard s’entretenaient d’un projet arrêté le matin même : une flotte anglo-française doit forcer les Dardanelles. L’affaire est encore secrète, paraît-il. Mais voilà ce dont mon mari ne s’embarrasse guère. Vraiment, il connaît la décision des ministres avant qu’elle soit prise. Il approuvait fort l’expédition et s’emportait violemment contre ceux qui la jugent difficile et prédisent la perte de nombreux cuirassés.

— Les cuirassés… les cuirassés. Ils ne sont pas faits pour rester sous globe. S’ils coulent, on les remplacera.

Parbleu !… Mais, pendant qu’il parlait, j’ai eu la vision des bateaux engloutis soudain, des milliers d’hommes survivant un instant au naufrage, des fourmilières noires s’agitent sur la mer. Un cri m’a échappé :

— Et les hommes !

Pierre est toujours surpris de m’entendre.

— Les hommes… Quels hommes ? Ah ! Les équipages… Eh bien, c’est leur métier.

16 février 1915.

(Mardi-Gras. Point de déguisements. Rien que les uniformes.)

Hier, les socialistes alliés, français, anglais, russes et belges, se sont réunis à Londres en congrès. Hostiles à une guerre de conquête, ils ont attribué la guerre actuelle à l’impérialisme, au capitalisme, à l’expansion coloniale. Nos maîtres sont mécontents d’un langage si contraire à l’orthodoxie. « Ils nous embêtent, ces socialistes », grommèle l’un d’eux, qui fut socialiste. Mais, grâce à la censure, aux prestigieux escamotages de la grande presse, l’événement passe presque inaperçu.

19 février 1915.

Quand on soupire après une paix prochaine, on vous bâillonne maintenant de cette phrase : « C’est la guerre dans quatre ans ! » La formule fait fortune. Elle est stupide. Où serons-nous dans quatre ans ? Lancés dans un cataclysme sans précédent, nous ignorons tout de l’avenir qu’il nous réserve. Si nous n’étions pas en démence universelle, une telle assertion apparaîtrait digne de Gribouille : nous maintenir dans la certitude du massacre présent pour éviter l’hypothèse d’un massacre futur ! De quelles officines sortent donc ces formules d’imbécillité magique ?

22 février 1915.

Un socialiste repenti écrit ces lignes que toute la presse reproduit et monte en broche : « Du moment que des jeunes hommes d’une autre nation combattent les jeunes hommes de notre nation, je ne veux plus être impartial. Ceux qui exterminent les nôtres sont des bandits. Les nôtres sont des héros. » Et voilà !

24 février 1915.

Quand la reine Draga et le roi Alexandre de Serbie furent sauvagement assassinés, une réprobation universelle monta contre ce peuple barbare. L’Europe vomit la Serbie. Et, onze ans après, cette même Europe s’entretuerait pour cette même Serbie ? Allons donc !

27 février 1915.

Entre hauts patrons, ils s’inquiétaient des suites de la guerre. Ils craignaient que les hommes échappés au massacre n’eussent contracté, dans la longue inaction des tranchées, des habitudes de paresse. Quelqu’un railla : « Ils auront un poilu dans la main. »