Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Mai 1915

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5 mai 1915.

Le général Gouraud remplace le général Damade aux Dardanelles. On chuchote sur cette expédition, qui se traîne d’arrêts en reprises, des détails lamentables. Des batteries masquées coulent les chalutiers destinés aux dragages des mines. La défense a poussé ses réseaux barbelés jusque dans la mer. Les troupes anglaises et françaises ont perdu là-bas la moitié de leurs effectifs. C’est le débarquement aux enfers. Naturellement, la presse se tait.

8 mai 1915.

Le torpillage par les Allemands du paquebot anglais Lusitania provoque une indicible horreur. Pierre, toujours pratique, espère que cette stupide abomination indignera les Américains et les jettera dans la guerre. Il me fait penser à cet ami de l’ambassadeur des États-Unis qui, au début de la guerre, déplorait que ce diplomate n’eût pas été atteint par une des bombes d’avion lancées par les Allemands sur Paris. « L’Amérique, disait-il, eût été entraînée dans le conflit ». Il tenait ces propos dans un restaurant, sans s’apercevoir que l’ambassadeur dînait à une table voisine. Ce dernier lui fit passer par un maître d’hôtel un petit papier où il constatait que, chez son ami, « le patriotisme dépassait vraiment trop l’affection. »

12 mai 1915.

Un riche industriel de la banlieue parisienne, mobilisé comme conducteur d’autos, avait fait son testament en faveur d’une maîtresse adorée. Une lettre anonyme le dénonce comme « embusqué » et réclame son envoi au front. À force d’argent, il obtient de voir ce papier. Il reconnaît l’écriture de sa maîtresse…

Ah ! La guerre rédemptrice, qui ne devait exalter, épanouir que de nobles sentiments ! Que de bas instincts elle déchaîne… À tous les degrés de l’échelle, on « ribouldingue ». Et les femmes du peuple, qui ont pris pour la plupart un amant, ont-elles du moins cette excuse : « Faut bien un homme à la maison… »

17 mai 1915.

Une offensive a commencé le 8 en Artois. Nous connaissons par les journaux suisses l’ordre du jour annonçant aux armées une opération « qui doit déblayer la France en attendant mieux ». La nouvelle des premiers succès, le chiffre impressionnant des prisonniers, ont paru d’abord justifier cette confiance. La foule a entrevu la fin, la paix. Moi-même, soulevée par l’espoir de la délivrance, je voulais oublier l’horreur des descriptions qu’on nous rapportait de là-bas, la fournaise monstrueuse, les jets de pétrole enflammé, l’ouragan de fer deux fois plus violent qu’à la Marne.

Mais, depuis deux jours, on s’en prend aux Anglais : Ils sont partis en retard ; leur artillerie n’était pas prête. Eux-mêmes accusent l’État-major français de ne les avoir pas attendus. Ces mutuels griefs sont le signe évident d’un déboire.

Et le communiqué de ce matin confirme ces craintes. Car on commence à savoir le traduire, depuis dix mois ! La phrase, d’apparence satisfaite : « Au nord d’Arras, nous consolidons notre nouveau front », signifie bien l’élan brisé, l’arrêt. Une fois encore, la tentative reste vaine et coûteuse. Elle ne peut plus que piétiner dans le sang.

22 mai 1915.

La mobilisation italienne est affichée. Certains croient que cette intervention sera décisive. Ils bouillaient d’impatience. En effet, l’accord de principe est signé depuis un mois. Mais il a fallu dresser trois contrats, militaire, naval, diplomatique. Que d’exigences pointilleuses, que d’appétits contraires à concilier ! « Question de protocole », bougonnait Pierre. Enfin, il est radieux. Lui qui s’indignait justement, au début de la guerre, contre les gouvernements qui chiffonnent leurs traités, il admire aujourd’hui ce pays qui se retourne contre ses anciens alliés. Tant il est vrai que nous marchons la tête en bas. On m’assure que le peuple italien fut entraîné par les harangues des Garibaldi et de Gabriele d’Annunzio. Ce serait une sorte de miracle verbal.

À Paris, la foule ne paraît pas enthousiaste. Seuls, les édifices publics ont pavoisé.

31 mai 1915.

Un canon monstre, tapi près de Dixmude, lance des obus sur Dunkerque, à 40 kilomètres. Il paraît que les projectiles montent à 8.000 mètres avant de redescendre sur la ville. L’un d’eux, tombant sur un café, a tué 47 personnes. Mais les journaux n’en soufflent pas mot. La consigne est d’escamoter les victimes. Seule parmi tous les belligérants, la France ne publie pas ses pertes. Défense aux illustrés de donner une vue où figure un cadavre français. La presse doit représenter une guerre proprette et confortable, où il n’y a de morts que les morts ennemis.