Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Avril 1915

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Ganville, 3 avril 1915.

Nous passons les congés de Pâques à Ganville, René et moi. Que Paris est loin ! Au village, on n’oublie pas la guerre. Les gens mènent une vie resserrée, dans l’âpre labeur, les deuils, l’espoir de la paix.

Pierre doit nous rejoindre demain. Il saura s’arracher à ses affaires. D’abord, les Butat, père et fille, sont à Ganville. Et puis, il est très fier de son domaine. Il y a six ans, quand il a vu ce château à vendre, au cours d’une visite aux Foucard, il l’a acheté le jour même. Au fond, il est flatté de posséder une résidence encore plus fastueuse que celle de nos solennels voisins. C’est qu’à ses yeux les Foucard représentent la famille-type, installée depuis quatre générations dans la richesse et les honneurs, dont le nom a toujours figuré dans les conseils des grandes compagnies, la noblesse industrielle qui, depuis un siècle, administre le travail des autres.

Tandis qu’il est le fils d’un petit mécanicien champenois. Il ne s’en cache pas. Volontiers, il évoque les dures et joyeuses années de sa jeunesse, où il représentait à l’étranger des firmes métallurgiques, plaçant tant bien que mal des machines dans le Sud-Amérique et l’Extrême-Orient. Il aime rappeler le hasard qui, à son retour en France, le mit en face d’un camarade de régiment, un ingénieur attaché aux sondages du bassin lorrain. « Question de veine ». On venait d’y découvrir le minerai de fer, la minette. Et ce pionnier prédisait le temps prochain où la région de Briey se couvrirait d’usines. Il prophétisait juste. Pierre, sans connaissances techniques, par son vif entregent, son sens aigu des affaires, a su lier sa fortune à celle des nouveaux gisements. Elles culminent ensemble.

Oui, il aime sa demeure comme le symbole de son pouvoir. Il veut que, même pendant la guerre, la splendeur en reste intacte. Et, les jardiniers mobilisés, il a su rondement enrôler leurs femmes, leurs enfants, leurs parents, tout comme il a su peupler les innombrables usines où l’on tourne les obus.

Ganville, 4 avril 1915.

Pluie légère et tenace. Après-midi de billard. Pierre, Foucard et Butat jouent ensemble. Nous faisons galerie, sur de hautes stalles de bois sculpté, prises au chœur de quelque église et plaquées à la muraille.

Le jeu de chacun de ces trois hommes lui ressemble. Le sénateur Foucard pousse magistralement les billes, comme un dieu créateur qui lance des mondes dans l’espace. Le père Butat, qui fut longtemps journaliste en province avant de devenir le grand patron du Bonjour, joue en vieille pratique, dans les coins. Désinvolte, prompt, souple et précis, Pierre les domine nettement. Mais son exubérante virtuosité abuse un peu des effets de torse.

C’est qu’il joue devant Colette Butat. En face de moi, elle est nonchalamment accoudée à l’appui-bras de sa stalle. Le hasard l’a placée à côté de Paron, que mon mari a amené ce matin. Et le contraste est comique, entre la silhouette ascétique de mon vieil ami, son crane chauve, son long nez tombant sur sa courte moustache grise, et cette splendide créature de plaisir. Coiffée bas, les yeux saillants, les lèvres taillées en pleine viande, elle respire la force indolente et paisible d’un bel animal au pâturage.

Pierre a d’autres excuses à son jeu triomphant, d’autres raisons de rayonner. Il apporte de Paris la certitude que l’Italie va entrer dans la guerre. Depuis une semaine, l’offre de ce concours est parvenue au gouvernement. Il suffit que les alliés en acceptent les conditions. « Question de semaines », affirme Pierre. Pour lui, cette intervention sera décisive. C’est le poids jeté dans un plateau de la balance hésitante. L’équilibre sera rompu en faveur de l’Entente.

Sûr de la victoire, il dicte la paix. On dirait qu’il la dicte à ses deux partenaires, le sénateur et le journaliste. Il exige des réparations et des garanties. Et, suivant son goût des solutions effectives :

— Il n’y a qu’un gage sérieux de paiement : les charbonnages. Là-bas, c’est la source de la richesse.

— Hon ! Hon ! approuve le banquier Delaplane, qui n’en dit jamais plus long.

Paron me regarde. Il a pâli. Il va parler. Mais un domestique aborde mon mari, murmure quelques mots.

— Qu’ils entrent, qu’ils entrent, dit Pierre. Et du Porto, vivement.

Il explique. Le fils de notre fermier Mitry est mobilisé. Accompagné de son père, il vient faire ses adieux. Pierre, cordial, leur serre les mains, emplit les verres. Mitry et son fils trinquent selon leur usage. Le vin chaleureux dissipe leur gêne initiale. On parle de la guerre. Court, bronzé, moustachu, Mitry s’anime :

— Puisque c’est les deux Présidents (il veut dire les deux chefs d’État) qui ne sont point d’accord, on devrait les faire lutter ensemble. Moi, je serais pour le corps à corps, sans armes. On verrait bien vite celui qui toucherait des épaules.

Les lippes tombantes, les narines pincées, désapprouvent silencieusement cette fantaisie. Personne ne veut y voir le pauvre rêve désespéré d’un homme à qui l’on prend son fils unique. Mais le petit place son mot. Sur ses fortes épaules, développées par le travail, il garde une bonne caboche de gosse, ronde et blonde, aux yeux clairs et candides. Il tient, lui, pour l’assaut à la baïonnette. Et d’une voix encore enfantine, il répète :

— À la baïonnette ! À la baïonnette !

Cette fois, toute l’assemblée applaudit. Et Pierre crie :

— Ah ! Ah ! voilà un vrai poilu !

Le mot est d’une pénible ironie, appliqué à ce petit gars imberbe, dont la joue est encore duvetée comme celle d’un enfant. Mais je m’y arrête à peine. Une crainte me traverse. Le fils Mitry n’a pas dix-neuf ans. Sa classe est la troisième qu’on appelle depuis le début de la guerre. Puisqu’on les prend si jeunes, puisqu’on les prend si vite, le tour de René ne va-t-il pas venir ? Allons, allons, je divague. Et je me répète les propos qu’on continue de prêter à Joffre et que je veux croire authentiques : la France vidée d’Allemands en fin mai, la guerre terminée en fin septembre.

Paris 12 avril 1915.

On me cite une jeune femme presque réduite à la gêne par la mobilisation de son mari et qui vient de s’établir chiromancienne sans que rien l’y ait préparée. Elle fait une petite fortune. Tant de gens, qui tremblent pour de chères existences menacées, sont anxieux de l’avenir… Le salon de cette pythonisse ne désemplit pas. Elle a refusé du monde le Vendredi-Saint.

13 avril 1915.

Depuis neuf mois, chaque matin, chaque soir, les journaux à grand tirage soufflent la haine et crachent l’injure. Systématiquement, en bas propos, en style sublime, ils exècrent. Il faut que le moindre entrefilet distille sa goutte de fiel. Un innocent article sur la Foire aux pains d’épices s’achève ainsi : « On ne voit pas de ménageries. Les dompteurs sont au front : ils ont les fauves devant eux ». Telle est la note. Dans la convention du duel, les deux adversaires s’imposent une attitude froidement correcte. Dans la convention de la guerre, on vomit l’insulte dans les deux camps, d’un jet continu. On dirait que la presse obéit à un mot d’ordre, à une consigne inflexible. J’entends dire que, dans la lutte, la haine doit être entretenue, exaltée, que cette excitation furieuse est nécessaire… Mais, plus tard, comment les cervelles, empoisonnées par cette incessante instillation, élimineront-elles le venin ? Comment revenir à la vérité, comment rétablir des rapports normaux entre les peuples ? Ne va-t-on pas perpétuer les malentendus, les chances de conflit, faire le jeu de ceux qui vous déclarent, d’un ton de secrète volupté : « Il y aura toujours des guerres » ?

21 avril 1915.

On échange de grands blessés français et allemands. Les journaux ne s’y arrêtent pas. Il ne faut rien laisser voir qui ressemble de près ou de loin à des pourparlers, à une trêve.

De même, on signale à peine le retour de milliers de femmes, venues des régions envahies, et que les Allemands renvoient en France par la Suisse. De l’ennemi, tout geste d’apparence humanitaire doit rester ignoré. On ne doit étaler que ses atrocités et ses infamies.

Ah ! Dans cette guerre, la presse assume une responsabilité redoutable en poursuivant sa double tâche : attiser la haine et mutiler la vérité.

25 avril 1915.

Pour entendre traiter sévèrement les militaires, il faut écouter un général disgracié. Sous le coup qui le frappe et qu’il estime injuste, son indignation explose, son cœur s’ouvre et sa langue se délie. Il parle franc. Et alors, il maudit l’emploi du téléphone et de l’auto, qui gâte les États-Majors, qui leur permet de commander de haut et de loin, sans garder avec le front un contact intime et nécessaire. Il les dénonce, ces états-majors culminants et lointains, qui, sans connaître le terrain, sans s’assurer que la préparation d’artillerie sera suffisante, lancent l’ordre d’attaquer à une date, à une heure fixées, et qui, gaspillant les vies humaines, exigent un succès coûte que coûte « afin d’avoir trois lignes au bulletin journalier ».

28 avril 1915.

On vend des cartes postales où des actions de grâce, d’une ferveur religieuse, s’étalent sous le portrait de Joffre. On vend des médailles à son effigie, montées en porte-bonheur. On vend des gauffrettes qui s’appellent des Joffrinettes. On vend de petites chaufferettes qui, par un charmant à-peu-près, s’appellent des Joffrettes. Des parents baptisent aussi leur fille Joffrette. Et les employés de l’État Civil, qui refusent férocement d’inscrire les prénoms fantaisistes, accueillent Joffrette avec un bon sourire patriotique, qui va d’une oreille à l’autre.

Ô Pasteur, Roux, Duclaux, votre mémoire ne connaîtra jamais l’idolâtrie populaire, son humble fétichisme, ses chaudes clameurs. Pour les mériter, il ne fallait pas abolir les maux dont périssaient le bas-âge et la jeunesse, il ne fallait pas arracher des millions d’enfants à la mort. Il fallait les y jeter.