Le Laurier Sanglant/16

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 53-58).

À MON FUSIL




Paris, février 1871.


Il me va donc falloir te rendre,
Bon fusil, que pendant six mois
J’ai couvé d’une amitié tendre,
Et frotté tant et tant de fois !

Or çà, notre tâche est finie ;
Nous avons, malgré nos regrets,
En fait de gloire, une élégie,
En fait de lauriers, des cyprès.


Lorsque nous fîmes connaissance
Au camp, jadis, te souviens-tu
Combien nous avions de vaillance
Et quelle était notre vertu ?

Pendant six mois j’ai cru sans cesse
Qu’un jour viendrait où nous pourrions
Sauver la Patrie en détresse
Et trouer d’épais bataillons…

Va donc ! je te quitte sans peine,
Et te laisse aller de ma main
Comme on jette un bâton de chêne
Qu’on a coupé sur son chemin…



Que belle était la vieille guerre,
Que beaux étaient les vieux combats,

Dans le soleil, dans la lumière,
Cœur contre cœur, bras contre bras !

Ô les vaillantes équipées
Du seigneur et de son coursier !
Et les chocs des lourdes épées
Qui retentissaient sur l’acier !

Ô les rencontres gigantesques
Dans les forêts et les ravins,
Lances contre sabres moresques,
Et Français contre Sarrasins !

Quand un canon, la poudre née,
Au troisième coup éclatait ;
Quand un fusil, dans la journée,
Partait vingt fois… oui, s’il partait ;

Que c’étaient choses encor belles,
Les grandes charges d’escadrons,

Les régiments prenant des ailes
Au souffle fiévreux des clairons !

Aux accents de la Marseillaise,
Les sombres remparts emportés,
Et la baïonnette française
Trouant les rangs épouvantés !

Vive l’ardente et chaude ivresse
Du soldat qui va de l’avant
À l’assaut d’une forteresse,
Le front levé, l’épée au vent !

Vive la bravoure qui bouge !
En plaine, au soleil, loin des bois,
L’acier est bleu, le sang est rouge
C’est la bravoure des Gaulois !

Alors on pouvait être brave ;
Maintenant on n’est plus que fort.

À plat ventre comme un esclave,
On attend froidement la mort ;

Sur une colline lointaine
Votre lorgnette apercevra
Un peu de fumée, à grand’peine…
Et c’est le coup qui vous tuera.