Le Laurier Sanglant/25

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 107-110).

MON ÉLÈVE




1915.


On me dit :
On me dit : « Celui-là, guérison presque sûre
» Mais très lente… Deux mois, avant que la blessure
» Soit bien fermée ; un long séjour à l’hôpital…
» Arrivé ce matin, brave homme, un peu brutal… »

Je traverse la salle où les minces couchettes
Découpent, sur le plancher brun, leurs blancheurs nettes.
Me voici près de l’homme, hier encore inconnu…
C’est un vrai paysan, un gaillard au col nu,
L’air rude, mais les yeux éclairés d’un sourire.

Je lui tends un journal :
Je lui tends un journal :« Merci ! mais j’sais pas lire…
— Ah ! vous ne savez pas…
— Ah ! vous ne savez pas…— Non !… Même à c’propos-là,
« J’voudrais ben vous parler un peu…
« J’voudrais ben vous parler un peu…— Dites…
« J’voudrais ben vous parler un peu… — Dites…— Voilà :
» J’en ai pour très longtemps, ça n’va pas finir vite…
» Eh ben, j’voudrais au moins qu’d’êt’blessé, ça m’profite !
» Je m’sens tout plein gêné de n’pouvoir lire… Aussi
» J’pourrais-t’y pas apprendre alors que j’suis ici ?
» Pourriez-vous pas m’donner un bouquin, un’grammaire,
» Où que j’pourrais trouver, comme on dit, mon affaire ?
» J’ai bientôt trent’quatr’ans ; trois enfants ; j’suis point sot…
» C’est trop bête, à la fin, de n’pouvoir lire un mot !
» Puisque me v’là du temps de reste, j’veux apprendre… »

En l’écoutant parler, quelque chose de tendre
Et de doux me montait au cœur et m’entraînait
Vers cet homme si simple et si franc, qui venait

M’avouer sans rougir sa pénible ignorance,
Ne pensant point, lui qui souffrait, à sa souffrance,
Mais voulant qu’elle fût utile, et lui permît
D’élargir le domaine étroit de son esprit…



Lentement le jour vint — jour de joie ! — où l’élève
Put, comme il le voulait, réaliser son rêve :
Lire, donner un sens à tous ces mots troublants
Dont les bataillons noirs couvrent les papiers blancs…
Ah ! comme j’admirais le tranquille courage
De cet humble Français, déjà mûri par l’âge,
Qui de ces gros doigts courts, bons manieurs d’outils,
Suivait les ba, be, bi, bo, bu, si, si petits !
Quel travail obstiné ! Comme à grands coups de pioche
Il semblait enfoncer les mots dans sa caboche !

Avec une fureur, un désespoir d’enfant :
« Jamais je ne pourrai ! » me disait-il souvent,

En frappant de son poing la grammaire innocente...
Mais il avait en lui la volonté puissante,
Et, quand, l’autre matin, sachant lire, et, ma foi !
Écrire aussi, — bien plus lisiblement que moi, —
Il quitta l'hôpital pour reprendre sa place
À son cher régiment, dans les plaines d’Alsace ;
Quand il partit guéri, solide et bien d’aplomb,
Et s’en vint me trouver… Ah ! ce ne fut pas long :
Je sentis en mes yeux une larme indiscrète…
Voulant la lui cacher, je détournai la tête…
Quelques mots échangés… il se mit en chemin…
Mais je le vis bientôt, d’un grand revers de main,
Essuyer brusquement ses paupières mouillées…
Et toutes mes leçons m’étaient ainsi payées !