Le Laurier Sanglant/26

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 111-114).

SŒUR ROSEMONDE




À Madame J. Delorme-Jules Simon dont un beau « Récit d’infirmière » m’inspira ce petit poème.
1915.


Des nombreux blessés de notre ambulance
Pierre est le plus jeune et le plus gentil :
Le cou traversé par un fer de lance
Il a très longtemps souffert en silence,
Et beaucoup souffert, le pauvre petit.

Orphelin, privé de toute caresse,
Comme il fut ému de ces soins constants,
De la délicate et pure tendresse

Qu’en ces sombres jours de grande détresse
On lui prodigua pendant si longtemps !

À chaque infirmier, à chaque infirmière,
Au major si bon et si délicat,
Sa reconnaissance est acquise, entière ;
Mais sœur Rosemonde arrive première
Dans le souvenir du jeune soldat.

Humble et sainte femme à la peau ridée,
Aux petits yeux vifs, aux gros bras trop courts,
La sœur Rosemonde est toujours guidée
Par le seul désir, l’éternelle idée
De faire le bien encore et toujours.

Entre elle et « Pierrot » c’est un long échange
De menus propos murmurés tout bas :
Elle a pour l’enfant de clairs regards d’ange ;
Il retrouve en elle, — ô rencontre étrange ! —
La chère maman… qu’il ne connut pas.


Et voici qu’hier, en hochant la tête,
Regardant Pierrot de son gros œil rond,
Le major a dit : « Guérison complète !
» Allons, mon garçon !… Vite, qu’on s’apprête…
» Avant peu, tu vas retourner au front ! »

Retourner au front ! se battre ! reprendre
Sa place là-bas… Pierrot est content…
Mais quitter la sœur si douce et si tendre…
Le cœur de Pierrot bat sans plus attendre…
Celui de la sœur en a fait autant.

Le jour du départ, Pierrot est très pâle ;
La sœur est très rouge… Ah ! le dur moment !
Midi va sonner dans la grande salle…
Quelqu’un dit : « Pierrot !… Il faut qu’on détale !…
» Allons ! dis adieu vite à ta maman ! »

— « Ma maman ?… Hélas ! j’veux pas qu’on la nomme
» Comme ça… » fit-il, l’air embarrassé.

— Pourquoi, mon petit ?… Au fond, c’est tout comme…
» Tu peux bien l’app’ler ta maman, en somme !
— Non ! Ell’ne m’a pas encore embrassé ! »

Il tendit son front… La sœur, incertaine,
Comprit que c’était un péché, bien sûr…
Mais au cher enfant causer une peine…
Passer à ses yeux pour une inhumaine…
Il faut avouer que c’était trop dur !

Elle murmura : « Seigneur, Roi du monde,
» En mon pauvre cœur quel cruel combat !… »
Le bon Dieu lui dit : « Vas-y, Rosemonde… »
Et maman d’un jour… non ! d’une seconde,
La sœur embrassa le petit soldat !