Le Laurier Sanglant/57

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 227-232).

LE « FIVE O’CLOCK » DU GÉNÉRAL




1914.



Les ordres, arrivés à l'instant, sont formels :
En dépit des assauts, des obus, des shrapnells,
Tenir, tenir toujours dans le petit village
Que les Boches nombreux attaquent avec rage.
Le général, bon chef, stratégiste averti,
Et, de plus, fin lettré, s’appelle Grossetti.
Adoré du soldat, calme autant qu’intrépide,
Il a tout du héros… mais rien de la sylphide.
Son embonpoint fameux, presque proverbial,
Est bien connu de tous, surtout de son cheval,

Il sourit le premier, d’ailleurs, l’excellent homme,
De mériter si bien le nom dont il se nomme…



Donc, il fallait tenir jusqu’au soir, sans broncher.
Et trois heures venaient de sonner au clocher
Qui, près du cimetière où s’alignent les tombes,
Se dressait, vierge encor de l’outrage des bombes.
On était en septembre, et le soleil brûlait.
Sur la grand’place, à l’ombre mince d’un volet,
Tranquillement assis sur une chaise prise
Pour lui, par un soldat, dans la nef de l’église,
Le général donnait ses ordres, épongeant
Son front rouge, sous ses courts cheveux blanc d’argent.
Et dès que des soldats, que la peur semblait mordre,
De la ligne de feu s’échappant en désordre,
Inquiets, désunis, passaient auprès de lui :
« Eh bien ! qu’avons-nous donc, mes enfants, aujourd’hui ?

» Vous courez, vous trottez… À votre âge, on est leste…
» Mais moi, je suis trop lourd pour courir… et je reste !
» Si vous me quittez tous, ils me prendront ici… »
Et les soldats, devant le courage endurci
De ce brave homme au ventre épais, gros comme quatre,
Dominaient leur faiblesse et retournaient se battre.



À cinq heures, malgré le dur bombardement,
On tenait, on tenait toujours, obstinément.
Tout à coup, le clocher, sous un obus énorme,
S’effondre… Époussetant du doigt son uniforme,
Le général se lève, et, reculant un peu
Sa chaise, se rassoit et demande du feu
Pour son cigare, éteint par un flot de poussière.
Puis, à son ordonnance :
Puis, à son ordonnance :« Apporte de la bière…
» Dans ce petit café tâche d’avoir cela,

« Avec quelques biscuits. Vite. Je t’attends là… »
Et, comme le soldat apportait la bouteille,
Un officier anglais, jeune, mine vermeille,
Arrive à plein galop, saute à terre et, gentil,
Souple, correct, s’en va tout droit à Grossetti,
Salue, et vivement lui remet une lettre.
— Merci, monsieur, merci… Mais veuillez vous remettre
» D’abord… Vous avez chaud… Faites-moi le plaisir
» De goûter avec moi, pendant ce court loisir.
» Je voudrais vous offrir le thé réglementaire…
» Mais nous ne sommes pas dans la belle Angleterre !…
» Rien qu’un five o’clock, bien simple, de soldat… »
Un obus gigantesque, à vingt mètres, s’abat.
L’Anglais, crâne pourtant, hésite un peu, recule…
« Regardez donc, monsieur… Leur tir est ridicule…
» De mon five o’clock ils n’auront pas raison !
» Un biscuit, voulez-vous ?… »
» Un biscuit, voulez-vous ?… »Le mur d’une maison
S’effondre avec fracas…
S’effondre avec fracas…« La bière semble fraîche…

» Buvez, monsieur, pendant que je lis la dépêche… »
Et, la dépêche lue avec placidité :
« Répondez que l’on peut, sans être inquiété,
» Tenter le mouvement de flanc que l’on propose.
» Je tiendrai, j’en réponds, jusqu’après la nuit close,
» Par devoir… aussi bien que pour mon agrément.
» Je suis gros : la chaleur m’éprouve infiniment,
» Et voyager de nuit m’est bien plus salutaire… »
Brusquement, un shrapnell éclate à ras de terre,
Projette des éclats de fonte, des cailloux…
Et le général dit à l’Anglais :
Et le général dit à l’Anglais :« Fumez-vous ?
« Allons, monsieur, prenez… Pas de cérémonie…
» Ils sont bons… et j’en ai ma poche très garnie… »
Un obus tombe encore :
Un obus tombe encore :« Ils ne visent pas bien,
« Je vous l’ai dit, monsieur… Beaucoup de bruit pour rien
« Votre divin Shakespeare eût ainsi pris la chose… »



Une minute après, le jeune Anglais… moins rose
Peut-être un peu… très peu, cependant… s’en allait,
Admirant hautement ce bonhomme replet,
Ce brave, qui, parmi la mitraille en délire,
Raillait son embonpoint et citait du Shakespeare !