Le Laurier Sanglant/58

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 233-238).

LE BÉRET




À Maurice de Féraudy.


1915.


« Madame, je profit’ d’un permissionnaire
Pour envoyer à votre adresse, de mon mieux,
Ce p’tit paquet… Il est, à l’voir, bien ordinaire,
Mais il contient pour vous quéqu’chos’ de très précieux.

Ne l’ouvrez pas avant que d’avoir lu ma lettre…
Dame ! j’ai de la peine à vous l’écrire ; mais
Je sens qu’c’est mon devoir, et je n’veux pas remettre
Ce devoir à demain : j’en aurais trop d’regrets.


J’suis un simple ouvrier et je parle à la diable ;
J’écris plus mal encore, et j’en ai du dépit…
Mais si mon orthographe est souvent pitoyable,
C’est qu’on n’était pas rich’ chez nous, quand j’étais p’tit.

Donc… Mais auparavant il faut que j’vous apprenne
Qu’avec vot’ mari j’suis camarade aux alpins ;
Et, bien qu’son instruction vaill’ cent fois mieux qu’la mienne,
On a toujours été d’bons amis, d’bons copains.

Donc, je viens… Mais d’abord… Savez-vous ?… Comment dire ?…
Savez-vous qu’vot’mari, dans not’dernier combat
Autour du Vieil Armand, — un assaut pas pour rire ! —
Ainsi qu’nous tous a fait son devoir en soldat ?

Ah ! bon sang de bon sang ! ce que j’donnerais, madame,
Pour que vous le sachiez déjà qu’il est… qu’il a…
C’était un brav’garçon, et c’est de tout’ mon âme,
Que je le pleure, allez, ce camarade-là !


Comment que ça s’est fait ?… j’y crois encore à peine…
Il causait avec moi c’matin-là, gentiment…
Il me parlait de vous, d’vot’ petit’ fill’ Mad’leine,
D’vot’ maison, d’vot’ famill’, de tout le fourniment.

Nous avalions not’soupe au fond d’une tranchée,
Coude à coude… Il avait un fameux appétit !…
Je l’vois encore, avec sa têt’ comm’ ça penchée
Sur sa gamelle, en me souriant, l’pauv’ petit !…

Quand tout à coup voilà qu’avec un bruit d’tonnerre
Une marmite énorme arrive droit sur nous…
Tout saute en l’air, des corps, des casqu', des mott’de terre…
Moi, je tombe en avant, rud’ment, sur mes deux g’noux.

Je me tâte d’abord… Quelques écorniflures…
Mais d’vot’ pauv’mari rien… plus rien… C’est-y compris ?
Rien que son béret bleu, — la plus chic des coiffures, —
Qu’japerçois, tout troué, parmi ce tas d’débris…


J’ai pensé qu’dans vot’pein' vous auriez un peu d’joie
À l’avoir, ce béret… C'est pourquoi qu’aujourd’hui
Dans ce petit paquet à Paris j’vous l’envoie,
N’pouvant vous envoyer aucune aut’ chos’de lui.

C’est not’béret alpin… Y a bien pour vingt sous d’laine…
C’est un rien, mais un rien dont nous avons plein l’cœur…
Un rien, qui fait qu’on marche en avant, l’âme pleine
D’une fierté solide, — et qu’on revient vainqueur !

Un rien qui fait qu’on est un alpin, mill’tonnerres !
C’est-à-dire… un alpin, quoi ?.. D’aut’ mot, y en a pas…
Un « brave à quatre poils », comm’ disaient nos grands-pères ;
Un « poilu », comme on dit de tous nos brav’ soldats !

Celui qui l’a porté, c’béret, qu’a l’air si triste,
Était un rude gars, dont tous les camaros
Se souviendront toujours, aussi vrai que j’existe,
Et qu’on veng’ra bientôt, dans les grands numéros…


Dites-vous qu’il est mort en moins d’temps que j’peux l’dire,
Brusquement, sans faire « ouf », sans se douter de rien…
Qu’une seconde avant il avait le sourire…
Qu’il aimait bien la France… et qu’il vous aimait bien !