Le Laurier Sanglant/59

La bibliothèque libre.
Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 239-246).

LA BELLE PIPE




1915.



Quand il arriva dans sa compagnie
Parmi les lignards rudes et bourrus,
Le jeune baron de Sainte-Herminie
Fit, à parler franc, l’effet d’un intrus.

Soldat de la classe, — un gamin, en somme, —
Soigné, raffiné, la moustache en crocs,
D’accueil un peu froid, ce pur gentilhomme
Ne plut vraiment pas à ses camaros.


Mais ce qui surtout faisait prendre en grippe
L’élégant Robert, bon garçon pourtant,
C’était… Devinez… Oui, c’était sa pipe,
Sa superbe pipe au galbe épatant !

Le fourneau, de la plus suave écume,
Était incrusté d’un travail d’or fin ;
L’élégant tuyau s’allongeait en plume…
C’était une pipe admirable, enfin !

Les pauvres poilus, qui peuvent tout juste
S’offrir la pipette à quarante sous,
En passant, jetaient sur la pipe auguste,
Sur la noble pipe, un regard jaloux.

Sans méchanceté, mais non sans malice,
Dès que le prétexte en était offert,
Sur sa belle pipe, à l’instant propice,
Chacun plaisantait le jeune Robert :


— Elle va tomber !… Tiens-la bien !… Prends garde !
Ne la bourre pas si fort, sacrebleu !
Cette pipe-là, quand je la regarde,
Elle m’éblouit… et j’en deviens bleu !

— Moi, si j’possédais une pip’pareille,
Ben sûr que le roi n’serait pas mon cousin !
— Moi, j’y touch’rais point… Une tell’merveille
J’la pos’rais chez moi, sur un beau coussin !

Le petit baron, muet et timide,
Semblait négliger ces propos divers ;
Mais, de temps en temps, un éclair humide
Rendait plus aigus ses jolis yeux verts.

Un jour, — on était dans une tranchée,
En Champagne, avec les Boches pas loin, —
Le jeune Robert, la tête penchée,
Après son repas, fumait dans un coin,


Quand son caporal, — une forte tête,
Un fieffé blagueur, — s’adressant à lui :
— Eh ben, mon garçon… Faut voir qu’on s’apprête…
Paraît que ça va chauffer aujourd’hui !

As pas peur, surtout !… N’crains pas qu’on t’la casse
Ta superbe pipe… et ta gueule avec !…
Robert regarda l’homme bien en face :
« Tu vas voir un peu ! » dit-il d’un ton sec.

Et rapidement, en sporstman agile,
Rompu dès l’enfance aux jeux imprudents,
Hors de la tranchée, en haut, sur l’argile,
Il grimpe… et s’assied sa bouffarde aux dents.

Sitôt qu’il paraît, une fusillade
Éclate, terrible, et le vise en plein,
Et tremblant pour lui chaque camarade
Crie : « Allons ! descends ! Ne fais pas l’malin !


— Descends donc, crédié ! — C’est bête ! stupide !
— T’es brave, on le sait… Tu le fais bien voir !…
— Descends, descends donc !… » Robert, intrépide,
Fume à petits coups ainsi qu’au fumoir.

Tout autour de lui les balles font rage…
Zing ! zing !! zing !!! le sol en est labouré…
Robert reste là, dans un blanc nuage,
Qui sort de sa pipe au ventre doré.

« Descends donc, morveux !… » dit le capitaine
Accourant d’un bond, « je te flanque au bloc
» Si tu… » Mais Robert, la mine hautaine,
Fume, fume encor, ferme comme un roc.

La pipe finie, il jette la cendre,
Caresse du doigt l’objet précieux,
Se lève, et très calme, avant de descendre,
Esquisse un salut cérémonieux ;


Puis un pied de nez… (il faut bien qu’on rie !)
Puis, sans se hâter, le jeune héros
Respecté par les balles en furie
Saute, et le voilà près des camaros,

Près du caporal blagueur qui tout blême
D’une émotion qu’il réprime en vain,
Lui dit : « Mon fiston, t’es très chic tout d’même !
» Et j’te d’mand’ pardon… Donne-moi la main ! »



Comme lui, donnons notre main, notre âme,
Et tout ce qu’elle a de noble et de doux
À ces fiers gamins que la France acclame
Et qui, sur le front, se battent pour nous !

Bourgeois, paysan, ouvrier, qu’importe !
Ce que fit hier le petit baron,

Chacun le ferait de la même sorte,
Chacun fumerait comme un vrai luron,

Fumerait au nez insolent des Boches,
Fumerait sans peur, sans lâches frissons ;
Fumerait gaîment, les mains dans ses poches…
Chers petits fumeurs, nous vous bénissons !