Le Laurier Sanglant/60

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 247-258).
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LES DEUX « PARIGOTS »




À Maurice Donnay.


1915.



Un ouragan de flamme et de fer a passé…
Ils tombèrent tous deux dans le même fossé :
Un lignard, un dragon, inconnus l’un à l’autre…
Car, dans cette défense ardente qu’est la nôtre,
On a, pour repousser les Boches assassins,
Mêlé les cavaliers avec les fantassins.
Pendant l’interminable et féroce journée,
Avec un fier courage, une fougue obstinée,

Nos soldats, nos héros, — ce nom leur convient mieux, —
Se sont battus et sont enfin victorieux.
Mais à quel prix, hélas ! quelle affreuse tuerie !

La nuit vient, une nuit calme, toute fleurie
D’étoiles, pleurs d’argent dans le firmament noir.
Les deux pauvres blessés ne peuvent plus se voir ;
Mais, voisins de souffrance et rivés à leur place,
Ils se parlent dans l’ombre, à voix basse, très basse :



— Ils n’viendront donc jamais, ces brancardiers maudits ?
« Nous allons crever là tous les deux, que j’te dis… »
Murmure le lignard, un gars rude et superbe,
Dont la jambe en lambeaux rougit le vert de l’herbe.

« Non… Espérons encore… Ils viendront, à la fin ! »
Murmure le dragon, un tout petit blondin,

Au profil délicat, aux mains de jeune fille,
Frêle, élégant, mignon, quelque fils de famille…
Un éclat de shrapnell a labouré ses reins.


« Non ! non ! ils n’viendront pas, pour sûr. C’est pas que j’crains
» De mourir… On a fait son paquet, ma parole…
» Mais c’est d’souffrir com’ça de ma pauvre guibolle !
» Puis, s’il faut qu’on m’la coupe… Hein ?… tu vois ça d’ici ?
— Moi… moi… je vais mourir… je souffre bien aussi !…
— Pauv’petit !… T’es d’la classe ?
— Pauv’petit !… T’es d’la classe ?— Engagé volontaire…
» J’ai devancé l’appel… Oh ! que j’ai mal !…
» J’ai devancé l’appel… Oh ! que j’ai mal !…— Misère !
» T’as vingt ans, hein ?… pas plus ?
» T’as vingt ans, hein ?… pas plus ?— Dix-neuf.
» T’as vingt ans, hein ?… pas plus ? — Dix-neuf.— Ça fait pitié !
— J’ai soif…
— J’ai soif…— V’là mon bidon… il est plein à moitié…
— Merci !

Merci ! — Va ! bois encore un coup… Ça ravigotte !
— Non, assez…
— Non, assez…— Comm’tu veux… Cette jambe en compote,
» Faudra qu’on m’la remplace avec une autre, en bois…
» La têt’ qu’ell’ f’ra, ma femme, ah ! sapristi ! j’la vois,
» Quand je lui reviendrai bancal… Et ma gossette !…
— Une femme… un enfant… Je te plains…
— Une femme… un enfant… Je te plains…— C’est pas chouette,
» D’êt’ comm’ça… Mais fallait s’défend’ cont’ ces gueux-là…
» Nous n’voulions pas la guerre… Ils nous la font !… Voilà !
» Ah ! quand je reviendrai, comme ce sera triste !…
— Qu’es-tu de ton métier ?
— Qu’es-tu de ton métier ?— Tapissier-ébéniste.
— À Paris ?
— À Paris ?— À Paris, j’crois bien… J’suis Parigot…
— Je suis Parisien aussi…
— Je suis Parisien aussi…— T’es mon frérot !
» T’habites ?
» T’habites ?— Quai d’Orsay…
» T’habites ? — Quai d’Orsay…— Tiens ! vois comm’ c’est cocasse !

» On est voisins, tout près… Moi j’travaill’ ru’ d’Bell’chasse.
» Au coin du boulevard Saint-Germain… Mon patron
» C’est monsieur Tricotel… Un’ grand’ boutique marron…
» Tu vois ça ?…
» Tu vois ça ?…— Non.
» Tu vois ça ?… — Non.— Et toi, qué qu’tu fais ?
» Tu vois ça ?… — Non. — Et toi, qué qu’tu fais ?— J’étudie.
— Tu veux rentrer quéqu’part ?
— Tu veux rentrer quéqu’part ?— Dans la diplomatie.
— Mazette !… ambassadeur !… Tu t’mets bien, mon fiston !
Faut pas beaucoup d’travail, hein ? mais rud’ment d’piston…
— Un peu des deux, je crois… Mais à présent, qu’importe ?
» Puisque je vais…
» Puisque je vais…— Tais-toi !…
» Puisque je vais… — Tais-toi !…— Ma douleur est trop forte…
» Je ne peux plus parler… Je…
» Je ne peux plus parler… Je…— Bon Dieu de bon Dieu !
» Ils n’viendront donc jamais, ces fainéants ?
» Ils n’viendront donc jamais, ces fainéants ?— Au lieu
» De jurer comme ça, de te mettre en colère,

» Fais comme moi…
» Fais comme moi…— Quoi qu’c’est qu’tu fais donc ?
» Fais comme moi… — Quoi qu’c’est qu’tu fais donc ?— Ma prière !
— Ah ! j’aurais ben trop peur d’m’arrêter en chemin…
— Tu l’as sue autrefois ?…
— Tu l’as sue autrefois ?…— Oui ! quand j’étais gamin…
» Ma premièr’communion, j’l’ai faite à Saint-Sulpice…
» Des fois mêm’, j’ai servi m’sieu l’curé pour l’office…
» Mais dam ! voilà longtemps… J’ai trent’-deux ans bientôt…
» Tant que maman vivait, sans êt’ pour ça bigot,
» J’ai rempli mes devoirs gentiment, à la douce…
» Mais quand je l’ai perdue… Alors, va comm’j'te pousse !…
» On grandit, on travaille, on s’amuse, et, ma foi,
» Vous comprenez…
» Vous comprenez…— Pourquoi ne me dis-tu plus « toi ? »
— C’est vrai… j’te d’mand’ pardon…
— C’est vrai… j’te d’mand’ pardon…— Mais tu crois tout de même
» Au bon Dieu ?…
» Au bon Dieu ?…— Ça, pour sûr, que j’y crois… Et que j’l’aime !
» Faut pas qu’on l’blague de trop devant moi, j’te l’promets…

» Mais j’y pens’ pas souvent… pour ainsi dir’, jamais !
— Pourtant, si tu devais mourir de ta blessure ?…
— Oh ! j’demand’rais un prêtre aussitôt… Ça, j’te l’jure !
» J’voudrais pas ficher l’camp comme un chien, salement…
— Si tu n’as pas de prêtre à ton dernier moment ?
— Quand on est le bon Dieu, que diable ! l’on pardonne…
— Oui… Mais il ne faut être impoli pour personne,
» Et, quand on a besoin du bon Dieu pour appui,
» Sans attendre qu’il vienne, il faut aller à lui !
— C’est juste, au fond, tout ça… Tu parles comme un livre…
— Non !… mais comme un chrétien qui va cesser de vivre
» Et qui, te voyant bon, — c’est là l’essentiel, —
» Voudrait te ramener sur la route du Ciel !
— J’m’y plairais ben au Ciel… mais le plus tard possible…
» J’ai ma femm’… ma p’tit’gosse… On a le cœur sensible…
» Pourtant, le jour venu, j’s’rais tout à fait content
» D’t’y r’trouver… Car, pour sûr, t’es un type épatant…
» J’ai compris tout de suit’ que t’étais de la haute,
» Mais brav’ garçon tout plein… Vois-tu, c’est pas not’faute,
» Mais on se connaît mal à Paris… comme ailleurs !

» Ceux qu’on s’figur’ mauvais sont parfois les meilleurs.
» Ent’ les bourgeois et nous, s’dress’ toujours comm’ un’ crête.
» Qui grimpera l’premier ?… On hésite, on s’arrête…
» On reste bêtement chacun de son côté,
» Par orgueil quelquefois… ou par timidité…
» Faudrait s’fréquenter plus, se causer davantage…
» Mais j’te fatigu’ sans doute avec mon bavardage…
» Tu disais ?…
» Tu disais ?…— Je disais… je… je n’en sais plus rien…
» Ah ! si ! si !… Je disais : ça me ferait du bien…
» Je mourrais plus tranquille… enfin… c’est une idée…
— Parle donc !
— Parle donc !— Si c’était chose bien décidée…
» Bien promise par toi…
» Bien promise par toi…— Va, parle !
» Bien promise par toi… — Va, parle !— Je voudrais
» Que, quand tu seras mieux, — plutôt avant qu’après, —
» Tu demandes un prêtre… et que tu communies…
» En temps de guerre, il faut peu de cérémonies :
» Le premier aumônier venu, ce sera fait !…

— Que j’aille… moi ? Vraiment, ça m’f’rait un drôl’ d’effet…
— Peut-être… Mais très bon, aussi ; très doux, très tendre…
» Écoute… je sens bien… que la mort va me prendre…
» C’est… mon dernier souhait ; c’est mon plus cher désir…
— Eh ben, oui ! je l’ferai…, puisque c’est ton plaisir…
» Et sérieusement, je n’ai qu’une parole…
» Les choses du bon Dieu, faut pas qu’on en rigole !
— Merci… Je vais mourir… très content…
— Merci… Je vais mourir… très content…— Toi !… mourir !…
» On va venir, mon p’tit !… on va nous secourir…
— Non !… personne ne vient… il est trop tard… Approche…
» Un peu plus près de moi, si tu peux… Dans ma poche,
» Prends un petit carnet…
» Prends un petit carnet…— Je le sens… le voici…
— Quand tu retourneras, dans quelque temps d’ici,
» À Paris, je voudrais, que tout droit tu t’en ailles
» Chez ma mère… chez la comtesse de Morailles…
— Au neuf du quai d’Orsay ?
— Au neuf du quai d’Orsay ?— Comment sais-tu ?
— Au neuf du quai d’Orsay ? — Comment sais-tu ?— Comment ?…

» Mais c’est une cliente à nous, que ta maman !
» J’ai souvent travaillé chez elle, à des bricoles…
» Dans le grand vestibule, à deux vieilles consoles…
» Dans la salle à manger à… je n’sais plus trop quoi…
» Ah ! pour sûr, mon fiston, y a du beau meubl’, chez toi !
» Et ta maman !… En v’la z’un’ dam’ rud’ment jolie !…
» Et douce avec le monde… et pas fière… et polie !…
» Ben sûr qu’ j’y porterai ton p’tit carnet, sitôt
» Que je pourrai le faire… Eh ! ben, qué qu’tas, mon p’tiot ?
» T’es tout blanc, t’es tout froid. Réponds-moi donc, tonnerre !
— Je… je… Viens près de moi, plus près… Fais ta prière !
» Dis avec moi : Je crois en Dieu
» Dis avec moi : Je crois en DieuJe crois en Dieu
Le Père tout-puissant
Le Père tout-puissantLe Père… Ah ! vois… ce feu…
» Il vient vers nous… Holà !… Par ici, l’ambulance !…
» Au secours… les amis… »



 » Au secours… les amis… »On entend… On s’élance…
Deux brancardiers, avec un jeune aide-major.


« Occupez-vous de lui… Moi, j’peux attendre encor… »
Un grand, un long soupir : « Mon Dieu !… maman chérie !… »
Et le joli dragon est mort… pour la patrie…


« Enlevez le blessé, dit le major… Allons !…
» Sur le brancard… Les Boches viennent… Détalons !…
— Dites ! À l’ambulance, on peut trouver un prêtre ?…
— Il n’en a plus besoin… je m’y connais, peut-être !…
— C’est pour moi…
— C’est pour moi…— Nous avons un abbé, très gentil…
« Filons, morbleu !… filons !
« Filons, morbleu !… filons !— Adieu, mon pauv’petit ! »