Le Laurier Sanglant/61

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 259-264).

TRIGODET




À Madame Adolphe Brisson.


1915.



Après toute une nuit d’attaques repoussées,
Le corps las, les bras lourds, le cerveau sans pensées,
Au fond de la tranchée, un groupe de lignards,
— Ces conscrits dont la guerre a fait de vieux grognards, —
Se repose… à moitié, redoutant quelque alerte.
Un fin brouillard s’étend sur la plaine déserte…
Et voici que là-bas une forme grandit,
Se précise, s’avance, et, petit à petit,

Arrive, en se courbant sous la balle qui siffle…
« Te dépêcheras-tu ?…
« Te dépêcheras-tu ?…— Crains-tu qu’on t’écornifle ?…
» As-tu peur pour ta boîte ou pour tes os ?
» As-tu peur pour ta boîte ou pour tes os ?— Malheur !
» Un vaguemestre, ça ?… C’est pas même un facteur ! »



Enfin ! voici les chères lettres attendues !…
Vers l’homme, brusquement, trente mains sont tendues.
Mais lui, railleur un peu, ménageant son effet :

« Une seule !… rien qu’une… Elle est pour Trigodet ! »

C’est un petit Normand à tignasse carotte,
Maigre, avec un grand nez badigeonné de crotte,
De la classe « quatorze », un gamin. Il rougit
De se sentir le seul auquel on ait écrit…

Tous ces regards tournés vers lui, dam ! ça le glace…
Il voudrait s’avancer, mais… mais il reste en place.

« Hé ! le gosse !… Pour sûr, t’as les pieds en saindoux ! »
Dit un Parisien loustic, un peu jaloux
Tout de même, de n’avoir rien à son adresse.
Trigodet a rougi plus fort, mais se redresse,
Prend la lettre, sourit, et très naïvement
Regardant l’écriture, il dit :
Regardant l’écriture, il dit :« C’est de maman ! »
Et, comme il va l’ouvrir :
Et, comme il va l’ouvrir :« Voyez le sale gosse !
Fait le Parisien ; « il est seul à la noce,
» Et pour lui seul monsieur veut garder le gâteau…
» Puisque c’est de maman, lis la lettre tout haut…
» Ça nous fera plaisir d’avoir de ses nouvelles ! »
Trigodet, fusillé par soixante prunelles,
Déchire l’enveloppe et très lent, mot à mot,
— Car on n’est pas savant, — il lit :
— Car on n’est pas savant, — il lit :« Mon cher Pierrot,

J’ai bien reçu ta lettre et je t’en remercie,
J’apprends avec plaisir que t’es toujours en vie,
Même que tu vas bien, à ce que tu me dis,
Malgré les froids d’hiver et les Boches maudits.
Les gueux !… en ont-ils fait !… Mets-en beaucoup par terre,
Mais sans risquer par trop ta peau, qui m’est ben chère !
Je t’envoie un tricot de laine, des bas bleus,
Un cache-nez… (On sait combien que t’es frileux !)
C’est tout pour aujourd’hui… J’pouvons point davantage :
Chacun souffre, au pays… J’ai presque plus d’ouvrage…
Depuis qu’ton père est mort, ça n’va guère chez nous,
Tu le sais… Moi, j’ai toujours mal dans les genoux…
Puis, un gros rhume… Enfin, tant pis pour ma carcasse,
Pourvu que t’ailles ben… et pourvu qu’on les chasse !
C’est tout ce que j’demande au bon Dieu, pour l’instant…
Je te bige ben fort, mon Pierrot… mon enfant… »



Tous, ils ont écouté la lettre sans rien dire,
Et, dès les premiers mots, ils ont cessé de rire.
Et quand ce fut fini, rêveurs, silencieux,
Ces fiers « poilus » avaient des larmes dans les yeux,
Car ils croyaient entendre, en ces heures amères,
Par la maman d’un seul, parler toutes leurs mères !

Puis le Parisien s’écria :
Puis le Parisien s’écria :« Nom d’un chien !
» Si ta mère écrit peu, fiston, elle écrit bien !
» Quand tu lui répondras, si tu veux le permettre,
» Au nom des camaros, mets-lui ça dans la lettre ! »

Et le sacré blagueur, dont le cœur débordait,
Sur sa bonne frimousse embrassa Trigodet !