Le Littré de la Grand’Côte/3e éd., 1903/Lettre I

La bibliothèque libre.
Chez l’imprimeur juré de l’académie (p. 198-201).
◄  H
J  ►

I


IDÉE. — J’ai idée que Pocasson viendra ce tantôt… Y a un tableau, à l’encan, que s’est vendu cinq cent mille francs. A-t-on idée ! Beaumarchais fait dire à Bartholo : « J’ai idée, moi, qu’il l’a tirée (la lettre) de la sienne (poche). »

Ben maintenant, me disait le bon père Avangoulard, après un diner à fumer partout, si je change pas d’idée, je ne mangerai jamais plus. Mais voilà, on change d’idée.

Une idée, Un scrupule, un tantinet. Veux-tu de poivre ? — Donne-me n’en une idée, Donne-moi une toute petite pincée de poivre.

IMAGE. — Sage comme une image. Compliment que l’on adresse aux enfants bien sages. En effet, on n’a jamais vu une image turbulente.

IMBERLINE, s. f. — Sorte d’étoffe pour ameublement, en soie tramée coton. Suivant Molard il faut dire iberline. J’ai toujours entendu dire imberline, et ne trouve ni l’une ni l’autre des deux formes dans aucun dictionnaire. « J’ai idée » que le mot doit venir d’un fabricant, nommé Imbert, qui aura donné son nom à une étoffe inventée par lui.

IMITER. — Peut-on dire : Imitez l’exemple de Joset que laissa sa roupe entre les mains de la Putiphar plutôt que de faire de gognandises avec elle ? Molard tient que non, et qu’il faut dire : Suivez l’exemple. Pourtant l’Académie écrit : « Exemple… ce qui peut être imité, » Conclusion : Imitez l’exemple de Joset !

IMPANISSURE, s. f. — Ternissure, par manque de soin de l’ouvrier, à une pièce tissée. — D’impanir, ternir, verbe inusité, mais qu’on retrouve en dauphinois, et qui a été fait sur pannum.

INCAMEAUX, s. m. pl. — Bruit, plaintes, criailleries. Y a le père Bradurre qu’a cogné sa fenne un petit peu trop fort. I z’ont fa de z’incameaux pour ça, qu’i vont le mener en correctionnelle ! — Ben, s’y a plus moyen de battre sa fenne, maintenant ! C’est ça, le progrès ?

INCARCÉRER. — I n’ont fait incarcérer un article dans le journal, qu’i paraît qu’avè des socialisses, gn’y aura plus d’impositions et qu’avè les z’économies qu’on fera, on donnera à tous les cetoyens et cetoyennes mille écus de rente.

INCENDIER. — Incendier quelqu’un de sottises, L’agonir, lui dire de mauvaises raisons. L’image est singulièrement énergique.

INCOGNITO. — Un bon vieux canut me disait un jour : À cete époque, i gn’avait pas encore de chemin de fer, le prince est arrivé en coquenito.

INCONTRAIRE. — Contraire. À l’incontraire… C’est ben tout l’incontraire.

INCUITS, s. m. pl. — Se dit de petits morceaux de pierre restés durs, faute de cuisson, dans la chaux, et qui ne peuvent fuser. On trouve, au moyen âge, le mot de matières incuites dans une citation d’un traité de médecine, faite par M. Godefroy, mais je ne crois pas qu’il s’agisse de chaux.

INCUTI, IE, adj. — Forme d’acuti.

INDUSES. — Rentrer à des heures induses. Induses est ici par analogie avec le féminin des adjectifs en us : confus, confuse, perclus, percluse.

INFESTINS. — Ganivet : Y a la bourgeoise qu’a mal dans les infestins.Pontiaux : Faut lui mettre sur le domaine un cataplâme humiliant, arrosé d’eau d’anum. — Quand le canut emploie des mots savants rien d’étonnant qu’il les outrage. Si Ganivet avait dit : La bourgeoise a mal à la bredouille, et si Pontiaux avait répondu : Faut lui mettre sur la basane une omelette à l’huile, toute chaude, il n’y aurait rien à reprendre.

INFUSION. — Infusion de gravier. Voy. gravier.

INNOCENTS. — Donner les innocents, Donner le fouet. Cette expression que j’ai entendue dans mon enfance, quand ma mère menaçait de me donner les innocents, est tombée en désuétude. C’était une expression parfaitement française, mais déjà devenue archaïque.

Autrefois on donnait les innocents pour punition, non seulement aux enfants mais aux domestiques des deux sexes. C’était un souvenir des corrections de l’esclave. On ne voyait du reste pas à cette punition le caractère indécent et humiliant que nous y attachons. Dans la nouvelle XLV de l’Heptaméron, un mari et sa femme décident de donner les innocents à leur chambrière, pour la punir de sa paresse et c’est le mari qui se charge de ce soin, car la femme confesse qu’ « elle n’a ni le cœur, ni la force pour la battre ». — « Le mari… fit acheter des verges des plus fines qu’il put trouver… et les fit tremper dedans la saumure, » etc. On sait la suite. — Le bon Brantôme raconte que Marguerite de Navarre, voulant tout voir par elle-même dans 84 maison, faisait fouetter ses pages devant elle. « La même raison qui nous faict fouetter un laquay, tumbant en un roy, lui faict ruyner une province, » dit Montaigne. Et Racine :

Un valet manque-t-il à rendre un verre net,
Condamnez-l’à l’amende et s’il le casse au fouet.

Cette tradition se continuait en plein xviiie siècle, et Laurès, dans son Supplément aux Lyonnais dignes de mémoire, raconte de Mme Gena, qui habitait en rue Grenette, que parvenue sur l’âge et « n’ayant pas assez de force pour les corriger (ses servantes), elle appeloit un de ses garçons tourneurs et les faisoit fouetter devant elle ». Encore aujourd’hui, en Angleterre, on punit du fouet les écoliers, même de dix-sept ou dix-huit ans. Ceux-ci n’y voient rien d’humiliant et au contraire, en vrais Spartiates, ils mettent leur orgueil à supporter les coups sans tressaillir, car la punition s’inflige devant les élèves réunis. Tout est affaire d’opinion.

En France, le jour des Innocents, 28 de décembre, l’usage autorisait les jeunes gens à donner les innocents aux jeunes filles (mais non aux femmes, comme le dit à tort le bibliophile Jacob). Elles se débattaient comme de beaux diables. Aujourd’hui cette plaisanterie serait considérée comme « un attentat à la pudeur avec violence » et conduirait son auteur droit en Cour d’assises. Peine : la réclusion ! — Pourtant il n’y a aucune comparaison entre la quantité de crimes et de naissances illégitimes que l’on voit aujourd’hui et le faible criminalité d’alors (ce qui prouve que la liberté des mœurs n’implique pas toujours la corruption). Celle qui les recevait le plus fort se mariait infailliblement l’année suivante, parfois même avec son bourreau.

L’usage du jour des Innocents se perdit au xviie siècle, sous les sévères admonitions du clergé. Pourtant mon père me disait qu’il existait encore à Lyon au milieu du xviiie siècle, mais seulement dans le peuple. En ce temps il y avait, me disait-il, une confrérie dont j’ai oublié le nom et qui accompagnait les enterrements chaque confrère portant un cierge avec une grosse plaque sur laquelle était peinte, sur fond noir, une tête de mort avec deux tibias en sautoir. La veille des Innocents, la fille d’un de ces bons confrères, qui demeurait à Saint-Just, déroba la plaque du cierge de son père et la cacha dans son lit. Au lieu de s’enfermer à triple tour, comme les autres jeunes filles (elles n’y perdaient rien, on les attendait, à la porte) elle laissa l’huis au loquet. Le matin venu, elle plaça la plaque en façon de bouclier et attendit avec résignation l’heure du sacrifice. Le jeune homme entrant à l’aube, et un peu surpris de ne trouver aucune résistance fut tellement saisi en rencontrant une tête de mort à la place de ce à quoi il avait le droit de s’attendre, qu’il s’enfuit épouvanté.

INSOLENTER. — Mme de Hautpané : Pourquoi avez-vous mis votre bonne à la porte, ma chère amie ?Mme de Grandpignon : Elle m’avait insolentée. — Encore bien que non admis, le mot est ancien. On le trouve dans Saint-Simon.

INSPECTEUR. — Que fait l’Alessis ? — Oh ! il a une bonne place, il est inspecteur des pavés. Pour dire que l’Alessis est un bras-neufs, un musard, qui passe sa vie à se lentibardaner par les rues.

INSTAR, s. m. — Habileté, goût. M. Galupiau a bien monté ce métier ! — Oh ! c’est un homme qu’a de l’instar ! Mot savamment tiré de la préposition à l’instar de. — Instar, précédé de l’article, a, naturablement, été pris pour un substantif. J’ai vu le magasin d’un merlan qui avait pour enseigne : À l’instar de Paris, et au-dessus d’une petite porte : on lisait : Entrée de l’instar.

INTÉRESSÉ, ÉE. — Avide, avare, mais dans un sens un peu moins péjoratif.

INTÉRÊTS. — Être près de ses intérêts, Être sur ses intérêts. — Duroide, est-ce un homme de se fier ? — C’est pas un filou, mais il est près de ses intérêts. Tournure piquante pour dire Il ne passe sur rien, il ne fait aucune concession, il exige jusqu’au dernier liard.

INTERLOQUER. — « Il m’e dit une chose qui m’a interloqué ; dites qui m’a interdit, étonné, déconcerté. Interloquer n’est français que lorsqu’on l’emploie en parlant d’un jugement interlocutoire… C’est un terme de pratique ; mais dans tout autre cas, c’est un barbarisme. » Ces maitres d’école ont l’outrecuidance désagréable. Interloquer en ce sens est si peu un barbarisme que l’Académie disait déjà en 1798 : « Interloquer, signifie encore dans le langage familier, Embarrasser, étourdir, interdir. Cette plaisanterie m’a interloqué. »

INVÊTISON, s. f., terme de pratique. — Bande de terrain qu’un propriétaire a réservée au delà d’un mur séparatif qu’a fait construire. Nous disons aussi le Tour d’échelle. Le terme technique est évertison. — D’investir, comme d’ailleurs évertizon. Vieux franç. investizon, investiture.

IRAGNE, s. f. — Araignée. Ma fenne est si tellement acutie que les iragnes lui font leurs toiles entremi les genoux ! — Bas latin hiranea, forme d’aranea.

ISIAU, s. m. — Oiseau. Si vous achetez un isiau pour l’offrir à votre bonne amie, ne manquez pas de vous faire donner un sou pour payer l’objet, car lorsqu’on fait cadeau d’un isiau l’amour s’envole, et l’on se brouille. Il en est de même avec les objets pointus ou coupants.

IVROGNE, s. m. — Pivoine. — De sa belle couleur nez de buveur au soleil.

Ivrogne du Pipelu. Terme injurieux tel que l’on s’en donnait autrefois de quartier à quartier. Comparez les Jardus de la Grenette, les Cornards du Bourchanin, les Innocents de la Platière, les Malins de la rue de la Plume. Dans les pièces de l’ancien répertoire de Guignol, on s’appelle encore ivrogne du Pipelu.