Le Livre d’un inconnu/27

La bibliothèque libre.


XXVII


Je me souviens encor du temps de mon enfance :
J’étais très expansif, très rieur et très blond ;
Paresseux quelquefois, gourmand par occurrence,
Indocile souvent, aimant et doux au fond.

Sans crainte du soleil qui hâle ou de la boue,
J’allais mordre gaîment aux fruits verts des buissons ;
L’âpre bise mettait du rose sur ma joue
Et l’austère forêt me disait des chansons.

Je vivais très heureux, et comme l’on doit vivre,
Sans savoir que l’on vit, sans songer que l’on meurt,
Comme le papillon qui sur la fleur s’enivre,
Comme l’oiseau naïf, ignorant l’oiseleur.


Mais les ans ont passé : l’âge qui tout transforme
A soufflé sur mon front son mortel vent d’hiver,
J’ai vu, réveil affreux, le squelette difforme
Paraître en ricanant sous son masque de chair.

J’ai vu la Mort partout, et l’effrayant emblème
Du Sphinx me regardant de son regard d’acier ;
J’ai senti sous le poids du terrible problème
S’écrouler mon bonheur et ma raison plier.

Et je suis devenu ce rêveur taciturne,
Et j’ai su la longueur de ces nuits sans sommeil
Où le songeur, qu’étreint le cauchemar nocturne,
Appelle éperdument le jour et le soleil.

Ah ! puisque tu reviens dans ma sombre atmosphère,
Fantôme lumineux, fantôme qui fus moi,
Rends-moi mon rire ailé, mon grand jour, ma lumière
Quelques rayons d’amour, d’espérance et de foi !

Tu t’approches, tu vis et ta bouche respire,
Tes yeux ont un éclat qui me fait presque peur !
Ah ! viens, approche encor, dissipe d’un sourire
L’ombre de ce piteux et morose rêveur.


Ton franc regard confond sa sagesse équivoque,
Ta folie a raison et sa raison a tort,
Viens, renais dans mon cœur, fantôme que j’évoque,
Car toi seul es vivant et le vivant est mort.