Le Livre d’un inconnu/30

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XXX


Ainsi je te revois, ô mystique grande Ourse !
Ainsi tu m’as suivi jusqu’ici dans ma course,
Moi qui depuis trois jours, et sans m’être arrêté,
Voyageais par les trains haletants emporté ;
Moi qui croyais avoir changé de ciel, de terre,
Moi qui sentant le vent, âpre, mais salutaire

Battre mon front fiévreux, croyais avoir chassé
Loin de moi le fantôme obsédant du Passé !
Mais non, tu me poursuis, te voilà, morne emblème !
Signe mystérieux cloué sur le ciel blême :
Tel là-bas tu venais te placer chaque soir
Devant moi, quand j’allais, désespéré, m’asseoir,
La tête entre mes mains auprès de ma fenêtre,
En proie au mal secret qui minait tout mon être,
Et tu sembles me dire : Hélas ! pauvre insensé,
De quel naïf espoir ton cœur s’est-il bercé !
Tu portes dans ton sein le souci qui te ronge,
Tu crois rompre ta chaîne, et ta chaîne s’allonge
Sans être pour cela moins pesante à porter :
Semblable au condamné que l’on voit escorter
Par les gendarmes galopant à la portière,
Tu vas, mais ta sinistre escorte tout entière
T’accompagne ; elle est là, prête à te ressaisir.
Tu veux la paix, l’oubli, le repos, — vain désir :
Tu trouveras partout l’énigme de la Vie,
Partout la Mort, terrible pieuvre inassouvie,
La Nature implacable et faisant s’entr’ouvrir
L’exquise et délicate fleur pour la flétrir,
Le Passé, l’Avenir, le Regret et la Crainte
Étouffant le Présent dans leur funèbre étreinte ;

Les hommes, vain troupeau, s’agitant sans savoir
Où, pourquoi, dans quel but, quel dieu les fait mouvoir ;
Du Mal avec le Bien l’accouplement étrange ;
L’âme unie à la chair, l’or perdu dans la fange ;
Le rire aux pleurs mêlés, les jours mêlés aux nuits,
Jusqu’à la tombe enfin, terme de tes ennuis.