Le Livre d’un inconnu/41

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Anonyme ()
Le Livre d’un inconnuAlphonse Lemerre (p. 89-91).


XLI

LA CHAMBRE


Dans l’étrange palais qu’habite
Et que parcourt mon Souvenir,
Il est une chambre où j’évite
Depuis des ans de revenir ;

Un sombre corridor y mène,
Plein de mystérieux détours ;
La porte en est de noir ébène,
La tenture de noir velours.

Elle est profonde et somptueuse,
Et, dans des vases précieux,
J’y vois la pâleur ténébreuse
De fleurs aux parfums dangereux.


Mais ce qui fait l’horreur muette
De cette chambre, et son attrait,
C’est le vivant effroi qu’y jette
Un inoubliable portrait.

Ses cheveux noirs semblent la tache
Funèbre d’un drapeau de deuil,
Et son regard sur moi s’attache
Sitôt que j’ai franchi le seuil.

Ah ! ce regard dur et sans âme
Est glaçant sous ce noir bandeau,
Comme l’acier froid d’une lame
Paraissant derrière un rideau.

Et pourtant ce regard m’attire
Comme un irrésistible aimant,
Et cette bouche qui respire
Et qui sourit en s’animant,

Cette bouche qui fait renaître
Le feu des désirs irrités,
À mes baisers semble promettre
D’enivrantes félicités.


Lèvres fausses, bouche menteuse,
Je sais votre charme trompeur,
Car vous êtes la plaie affreuse,
Rouge et sanglante de mon cœur.

Je veux, s’il en est temps encore,
M’arracher, dussé-je en mourir,
Vous que je hais et que j’adore,
À votre obsédant souvenir.

Et, sans oser tourner la tête,
Éperdu, je fuis au hasard,
Sentant que l’image muette
Me suit encor de son regard.