Le Livre de Goha le Simple/03

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III

la famille de hag-nahmoud


Le lendemain, aux premières lueurs de l’aube, Hag Mahmoud Riazy pénétra dans la chambre de son fils.

Goha se réveilla en sursaut. La face convulsée de son père lui fit pressentir un malheur. Il regarda autour de lui. Le plafond était intact, les murs également ; le guéridon, sous la fenêtre, n’avait pas été dérangé. Ce décor familier le rassura. Il sourit à tous les meubles paisibles, il sourit à son père :

— Que ta journée soit bénie, dit-il.

— Lève-toi ! hurla Mahmoud.

Il saisit son fils par les épaules et le fit rouler sur le tapis. À ce moment Zeinab, sa plus ancienne épouse, et Hawa, la négresse, parurent à la porte. Elles poussèrent des cris de stupeur.

— Ne le connais-tu pas ? s’écria Zeinab en se jetant entre son fils et son mari.
— Ne le connais-tu pas ? reprit l’esclave en saisissant son maître par le bas de son caftan.

De nouvelles venues se glissèrent dans la chambre. D’abord Hellal et Nassim, les plus jeunes femmes de Hag-Mahmoud qui intercédèrent aussitôt en faveur de Goha, puis, l’une à la suite de l’autre, les neuf filles de la maison dont aucune n’était d’âge à porter le voile, et qui envahirent tous les meubles, tous les coins de la pièce.

Mahmoud, par souci de sa dignité, avait maîtrisé sa colère. Mais les femmes qui le croyaient encore dans un état d’exaspération furieuse le retenaient de toutes leurs forces. Plus il cherchait à se dégager, plus elles s’agrippaient à lui, en le conjurant de se calmer. « Mais je suis calme, criait-il, je suis calme, laissez-moi !… »

— Ne te fais pas de mauvais sang, calme-toi ! gémit Zeinab accrochée à sa jambe.

— Ne te fais pas de mauvais sang, reprit Nassim éclatant en sanglots, je crains pour ta santé !

— Je suis calme, puisque je vous dis que je suis calme !

— Regarde comme tu es rouge !

Mahmoud se tut un moment, sourit, et d’une voix qui voulait être douce :

Eh bien ! voilà ! dit-il, pour vous faire plaisir, je me suis calmé.

À contre-cœur, elles desserrèrent leur étreinte tout en le surveillant de près. Il passa la main sur son front mouillé de sueur, aspira une longue bouffée d’air, et, affectant de négliger la présence des femmes, revint auprès de Goha qui s’était accroupi à l’endroit même où il était tombé. Il le considéra avec amertume :

— Rassure-toi, dit-il après un silence, je ne compte pas te faire du mal, mais j’ai à t’apprendre que désormais tu vivras comme ta mère.

Un murmure d’étonnement accueillit cette sentence. Goha, les yeux fixés sur Hawa, sa vieille nourrice, implora, du regard, le secours de son intelligence. Que son père fût en colère, il n’en pouvait douter. Mais la cause de cette colère qui s’achevait sur une phrase incompréhensible, lui échappait complètement.

— Je me demande quelquefois ce que j’ai de commun avec toi pour que tu sois mon fils, reprit Mahmoud. Il trouvait dans le contraste entre son fils et lui une satisfaction d’orgueil qu’il avait cherchée vainement dans sa paternité. — Il faut, reprit-il, que j’aie commis un terrible péché pour que le Juste m’ait frappé de ta naissance.

Les femmes se regardèrent en hochant la tête. Les filles, déjà fatiguées de se tenir tranquilles, se mirent à faire des grimaces, à cligner leurs yeux cernés de kohl, à gonfler leurs joues maigres, sans qu’on vît se déplacer les mouches qui noircissaient leurs visages et qu’elles promenaient, du matin au soir, à travers la maison. D’une voix énergique, Mahmoud rétablit l’ordre et poursuivit :

— Dès tes premières années, tu t’es fait un renom de bêtise. Au Kouttab, tu étais le désespoir des maîtres les plus habiles… Avec les feuillets de ton Coran tu enveloppais ta ration de fromage… Tu ne sais ni lire, ni écrire !

Goha fixait sur Mahmoud un regard triste et passionnément sincère. Il n’aspirait qu’à se soumettre, mais il avait besoin de savoir ce qu’on lui demandait et il souffrait de ne pas comprendre.

— À vingt-cinq ans, tu n’as ni position, ni considération dans le monde ! s’écria Mahmoud. Ce n’est pas de toi qu’on pourra dire que tu es le fils de ton père

Tandis que les femmes répétaient en chœur : « Non, on ne pourra pas le dire, non, vraiment, on ne pourra pas le dire », il ajouta :

— Et cela me chagrine… Pourquoi faut-il que tu sois un être spécial et étrange ? J’ai fait ce que j’ai pu pour toi sans résultat. Aujourd’hui même, je serais peut-être encore disposé à te conseiller, à te guider dans la bonne voie… mais comment ?

Prenant ses épouses, Hawa, ses filles elles-mêmes à témoin, il demanda plaintivement :

— Est-ce qu’il n’a pas essayé tous les métiers ? Elles approuvèrent, en chœur :

— Oui, notre maître, il a essayé tous les métiers.

— Est-ce que je n’ai pas toujours été patient avec lui ?

— Oui, notre maître, tu as toujours été patient.

Mahmoud haussa les épaules et une bouffée de sang lui colora les joues au souvenir des humiliations quotidiennes que ce fils unique lui imposait. Il avait salué la naissance de Goha par des repas plantureux, des prières et des distributions de farine ; heureux de s’être assuré une descendance mâle, il avait suivi avec intérêt le développement de son fils qui l’avait inquiété de bonne heure. « Toutes mes amies le trouvent beau, tout le monde l’admire », s’exclamait invariablement Zéinab quand Riazy lui faisait part de ses appréhensions, et, afin de dérouter les puissances maléfiques que son enthousiasme de mère avait mises en éveil, elle ajoutait précipitamment : « qu’Allah le préserve, c’est l’enfant le plus laid du quartier ».

Cependant, Goha, parvenu à sa douzième année, éprouvait à comprendre et à parler une grande difficulté. Dans une longue phrase, il prononçait distinctement deux ou trois mots. Mais la perfection de ses traits, l’élégance de sa tournure éblouissaient sa mère et sa nourrice « C’est l’enfant le plus laid d’El-Kaïra », disait Zeinab… « C’est l’enfant le plus laid du monde », disait Hawa. Elles cousaient à ses vêtements des amulettes qu’elles achetaient chez les sorcières et, tous les soirs, Hawa crachait sur la tête de l’enfant pour le soustraire aux sortilèges des nourrices du voisinage qu’elle savait envieuses.

Les études confirmèrent l’angoisse de Mahmoud. Jamais Goha ne parvint à déchiffrer le Coran.

En cinquante-six mois, il apprit à réciter de courtes prières avec les différentes attitudes qui les accompagnent. Renonçant à l’espoir d’en faire un uléma, un imam ou un médecin, Mahmoud, qui possédait une entreprise de céramique, associa son fils à ses affaires. L’entrée de Goha dans les ateliers se signala par des dégâts considérables et Mahmoud dut en rabattre encore sur son ambition. Tout à tour mercier, marchand de tabac, repasseur de fez, bimbelotier, Goha avait accumulé les désastres pécuniaires, jusqu’au jour où, pour ne pas se déshonorer totalement par l’oisiveté, il tomba dans la situation de restaurateur ambulant.

— Même cela… Même cela… dit Mahmoud en portant la main à son front.

Son regard se posa sur les filles, les neuf filles qui avec Goha et ses trois épouses représentaient sa famille. Le sort de sa maison ne s’annonçait pas prospère. Il se rappela l’ironie de ses clients chaque fois qu’un enfant lui naissait :

— Alors Mahmoud ?

— Une fille…

— Ah ! une fille ?… et on lui donnait des tapes amicales sur l’épaule.

Aux premières on l’avait plaint… À la douzième, trois étaient mortes, on s’était abordé dans les rues pour se communiquer la nouvelle avec des sarcasmes et d’hypocrites consternations.

Mahmoud songea douloureusement à l’orgueil que ses amis dissimulaient mal en lui présentant leurs grands fils déjà cheiks ou à la tête d’un commerce. Il espérait quand même dans la miséricorde du Tout-Puissant pour obtenir un digne continuateur de ses œuvres. Mais devant toutes ces petites tresses, tous ces visages qui se ressemblaient, il se demandait s’il n’était pas maudit dans sa descendance. Étaient-elles bien à lui toutes ces créatures qui n’avaient pas répondu à son vœu ? Elles ne lui inspiraient aucun sentiment, il les connaissait à peine, il confondait même leurs âges et leurs noms. Quel qu’il fût, Goha lui appartenait davantage par la joie initiale qui avait marqué sa venue… Il fit une dernière tentative et s’adressant à son fils :

— Allons, explique-toi, lui dit-il. Ton plateau est cabossé, les bols sont en morceaux, les boulettes de fèves sont couvertes de boue, le quartier de mouton manque, et tu n’as pas rapporté d’argent. Explique-toi.

Goha ne gardait qu’un souvenir imprécis de ses démêlés avec un épervier et l’attitude menaçante de son père rendait plus pénible son effort de mémoire.

— Tu ne veux rien dire ? Tu es peut-être tombé ? Réponds. Tu as peut-être dansé avec ton plateau sur la tête ?

— La volonté de Dieu, hasarda Goha.

— Que le diable t’emporte ! riposta Mahmoud.

Avant de quitter la chambre il conclut, tourné vers son fils :

— J’étais assez naïf pour espérer t’entendre dire un mot sensé… Malheureusement la chose est impossible… Il ne te reste plus qu’à vivre comme ta mère.

Goha tressaillit. Que lui voulait-on ? Au, lieu de lui expliquer la sentence de Hag-Mahmoud, Zeinab se jeta sur son fils et, d’une voix assez forte pour que son mari pût l’entendre, lui reprocha son ingratitude :

— Ton, pauvre père me fend le cœur, criait-elle, il a fait pour toi tout ce qu’il a pu, il a donné le sang de ses entrailles pour pouvoir s’enorgueillir de toi !

— Je n’en dors pas la nuit, dit Hellal.

— Je le jure par la prunelle de cet œil, dit Nassim en se tirant la paupière du bout des doigts, je n’ai plus envie de manger, ni d’aller, ni de venir…

Pour s’attirer les bonnes grâces de Mahmoud, elles s’indignaient contre ce mauvais fils qui avait affligé leur seigneur :

— Tu ne vaux pas l’ongle de ton père !…

— Même pas la rognure de son ongle !…

— La rognure de son ongle ! s’indigna Nassim. Êtes-vous fâchées contre Mahmoud pour comparer la rognure de son ongle à cet imbécile ?

Elles s’en allèrent enfin, satisfaites d’elles-mêmes, leurs gros ventres en avant et balançant les hanches. Dans l’antichambre, elles jetèrent un coup d’œil sur Mahmoud, cherchant à deviner s’il avait apprécié leur appui.

Les neuf sœurs de Goha s’ébranlèrent à leur tour. Prudemment elles sortirent de leurs coins, se mirent en file et, accrochées l’une à la robe de l’autre, longeant les murs, leurs yeux écarquillés braqués sur leur frère, elles se dirigèrent vers la porte. Leurs pieds se dégageaient nus, des gallabiehs droites, aux couleurs violentes. Un mouchoir bordé de paillettes recouvrait leurs cheveux crépus. Une petite tresse, que des fils de laine prolongeaient jusqu’à la taille, s’en échappait noire et chétive. Chacun de leurs mouvements agitait la turquoise et la gousse d’ail qu’elles portaient sur le front pour conjurer le mauvais sort.

— Où allez-vous ? demanda Goha.

Elles répondirent toutes ensemble par des cris de terreur, puis elles tirèrent la langue, firent des gestes effarés, et s’enfuirent de la chambre en désordre, hurlant et riant à la fois, heureuses d’être bruyantes.

— Naturellement, dit Hawa très bas pour ne pas être entendue de ses maîtres et se rapprochant de Goha qu’elle seule n’avait pas quitté, naturellement ce n’est pas un métier pour toi. Est-ce qu’on a jamais vu des Riazy marcher dans la rue avec un plateau sur la tête ?

— J’étais plus content quand j’étais repasseur de fez, dit Goha en haussant les épaules.

— Oui, mais tu as brûlé tous les fez du quartier, répondit Hawa… Ce métier aussi n’était pas digne de toi.

Elle ajouta :

— Ils disent que tu n’es pas intelligent, moi, je te trouve très intelligent. Hag-Mahmoud devrait te reprendre dans ses affaires maintenant que tu as un peu d’expérience.

Goha lui fit signe de s’asseoir auprès de lui et lui demanda quelles étaient les décisions de son père. Elle s’assit et lui expliqua posément qu’il devait renoncer à son plateau de victuailles et vivre dans l’inaction.

— Hé là ! ma nourrice, s’exclama Goha le visage épanoui, mon père n’avait pas besoin de se fâcher pour cela !

Toutes les visions redoutables que le discours de Mahmoud avait éveillées dans son esprit disparurent. Il avait compris, il était sauvé. Il attira contre lui sa nourrice dont la face plate et noire exprimait infiniment de bonté :

— Hawa !… Hawa !…

— Mon maître !… mon maître ! répondit-elle.

Étendue sur la natte, ses grosses formes étalées, elle s’abandonna à une joie puérile. Elle était heureuse d’avoir libéré Goha de son angoisse et de petits rires la secouaient. Goha lui prodigua mille caresses, lui pinça les bras et les cuisses, lui tirailla les cheveux. Elle avait, avec des mots simples, dissipé ses craintes. Il avait pour elle de la gratitude et aussi de l’admiration :

— Hawa, tu es une cheika !

— Et toi, tu es un cheik !

Et tous deux riaient, riaient, riaient.