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Le Livre de Goha le Simple/04

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IV

l’univers de goha


Le plateau fut vendu ainsi que les ustensiles et le reste des victuailles, les fèves, les oignons, les radis desséchés par le soleil et par le vent, fut distribué aux pauvres.

Goha resta cloîtré chez lui toute une semaine. Ses après-midi étaient tranquilles, mais le matin il menait une vie misérable. Poursuivi par le balai de Hawa qui vaquait aux soins du ménage, il errait de pièce en pièce. Dès qu’il s’asseyait sur un divan, il perdait le sentiment de son immobilité présente. Il se retrouvait en marche à travers la rue populeuse, il s’entendait crier : « envoie envoie ! » Entraîné par la réalité de sa vision, il chantait les quatre syllabes voix basse. Alors Hawa se mettait à rire :

— C’est fini, disait-elle, il n’y a plus d’ « envoie ! envoie ! » Maintenant c’est Mohamed-Mostapha qui fait le quartier. Si tu avais été un garçon sérieux tu ne t’ennuierais pas comme tu t’ennuies.

Goha la regardait de ses grands yeux devinant déjà la phrase obsédante, la phrase de toujours :

— Allons, mon maître, il faut que je nettoie. Va t’asseoir dans une autre chambre.

Aucune supplication, aucune menace, aucun argument ne lui permit d’échapper à la tyrannie de la négresse. S’il feignait de ne pas l’entendre, elle s’approchait de lui, le secouait et reprenait plus fort.

— Mon maître, il faut que je nettoie.

Un jour qu’il était particulièrement bien assis, il déclara, la main ouverte sur la poitrine :

— Hawa, cette chambre a été balayée.

Sans même le démentir, la négresse, sa robe relevée sur les hanches, tira le tapis et répandit sur les dalles le contenu de sa bassine.

Cet échec décida Goha à franchir le pas de sa demeure et à s’asseoir au bord de la chaussée. Il trouva dans le spectacle de la rue une plaisante diversion. Des hommes, des ânes, des chameaux passaient qui semblaient exprimer dans leur démarche lente une profonde indifférence à parvenir au but.

Mais il y avait aussi les marchands. Ils surgissaient avec des farces violentes et des rires grossiers aux minutes précises où Goha se sentait le plus satisfait de la vie. L’existence était impossible pour lui sur le seuil de la maison paternelle. Il résolut de s’aventurer très loin.

Par une chaude journée de Chaaban, il se glissait d’un pas rapide entre les charrettes, contournait les groupes, inattentif aux cris des vendeurs, aux jurons des âniers, aux lamentations des estropiés et des aveugles.

— Fils d’une pantoufle, où vas-tu ?

— Je ne t’avais pas vu, balbutia Goha.

— Parbleu ! Quand tu te promènes, tu emportes ta bêtise et tu oublies tes yeux.

— Que ta journée soit propice, dit Goha.

C’était Sayed, le vendeur d’oranges. Vêtu d’une gallabieh de cotonnade bleue qui découvrait ses jambes musclées et bâillait sur sa poitrine, il était avec cinq de ses confrères. Il avait déposé sa couffe encore pleine et son pied boueux s’appuyait négligemment sur les fruits d’un rouge fulgurant sous le soleil de midi.

— Que ta journée soit propice… que ta journée soit propice, imbécile ! fit-il contrefaisant la voix de Goha et encouragé par le rire des marchands, des mendiants accourus pour assister à la scène, et des enfants qui pour mieux voir se faufilaient entre les jambes, complètement nus, avec des ventres rebondis. Il prit la nuque de Goha dans la paume de sa main :

— Tu es un joli garçon, Riazy… Bien potelé, bien rond, bien nourri… Joli garçon, par Allah, joli garçon…

Les assistants ricanaient déjà, réjouis par la mine de Goha et désireux de complaire à Sayed dont la carrure solide les impressionnait. Celui-ci caressa la moustache noire, très fournie qui barrait son visage et qu’il redressait à l’instar des Grecs faisant le commerce des épices dans le quartier. Il cligna de l’œil à ses amis et, se retournant vers sa victime, prit un air terrible :

— Allons ! montre-nous ton derrière.

Un éclat de rire général accueillit la magnifique improvisation du vendeur d’oranges.

— Ha ! ha ! ha !… Ha ! ha ! ha !

Les spectateurs se bourraient de coups pour mieux s’exciter à la gaieté.

— Si tu en as un, pourquoi le caches-tu ? s’écria le porteur d’eau.

— Il n’en a pas, dit un autre.

— Il l’a vendu avec ses boulettes de fèves, expliqua un troisième.

Goha, en proie à un malaise grandissant, restait immobile, les bras ballants, étourdi par le vacarme. Des enfants s’étaient accrochés à ses vêtements, cherchant à le déshabiller. Il se débattait de son mieux contre ces petites étreintes, contre toutes ces petites mains qui s’accrochaient à son corps comme des pincettes d’acier. Sayed se baissa et balaya les enfants d’un tour de bras.

— Merci, merci… bredouilla Goha.

— Maintenant, tu le feras tout seul, ordonna Sayed.

— Laisse-moi partir, supplia Goha avec un sourire navré.

— Par Allah, je ne te lâcherai pas, répondit le marchand en lui appliquant des chiquenaudes sur les joues. Et d’une voix rude, il reprit « Allons ! Dépêche-toi ! Montre-nous ton derrière. »

Goha saisit sa gallabieh, se l’enserra autour des jambes avec rage.

— Non, grogna-t-il.

— Alors, je vais t’étrangler, riposta calmement le vendeur.

Sayed éprouvait une haine invincible pour le fils de Hadj-Mahmoud-Riazy. Une voix lui soufflait « Tue-le ! Tue-le !… Écrase-le donc ! » Et cette voix intérieure on eût dit que les spectateurs l’entendaient, car ils intercédèrent, d’abord faiblement :

— Ça ne fait rien, ça ne fait rien… laisse-le…

— Pourquoi plaisanter avec lui ? Tu vois bien que c’est un idiot.

Autour du cou de Goha, les doigts se desserraient, se refermaient. L’homme était tour à tour séduit et effrayé par l’idée du crime.

— Tu vas te fatiguer pour ce taureau… Viens plutôt boire une tasse de café avec nous…

À cette intervention d’un de ses amis, tout le fiel du fellah se déversa dans un éclat de rire factice. Il lâcha Goha et lui donnant un coup de pied dans le dos :

— Va, cria-t-il, tu es un âne et je me suis moqué de toi !

Libéré, Goha s’éloigna tandis que la foule s’évertuait à consoler le marchand. « J’ai bien fait de ne pas leur montrer mon derrière, songea Goha en souriant, parce qu’ils auraient dit que je suis une fille des rues. »

Le soleil qui dardait sur son échine fouillait les immondices accumulées en tas devant les portes. Parfois un chien rongé d’ulcères, la langue pendante, avide de fraîcheur, rejetait de ses pattes les chiffons, les légumes pourris, les écorces de melons et de pastèques, sèches comme des parchemins et, fébrilement, enfonçait son museau dans les couches d’ordures encore humides. Goha traversait des bazars animés par les cris des enchères, débouchait dans des carrefours qu’égayait le son grêle d’une fontaine auprès de laquelle des buffles sommeillaient. Sur les marches d’une mosquée, deux nègres se battaient. Une triple rangée de spectateurs discutait l’opportunité du combat. Il évita le groupe et poursuivit sa route. Les clameurs des hommes bruissaient à ses oreilles, les vapeurs malsaines de la ville pesaient sur sa poitrine. Il lui fallait respirer librement, s’isoler ou plutôt se perdre dans un monde en harmonie avec lui-même. Mais dépourvu de l’intelligence de son instinct, il n’était tout entier qu’un instinct cherchant à se satisfaire. Esclave d’une force inconsciente, il allait sans direction, avec un aveugle et paisible entêtement. Il s’apprêtait à contourner un mur, d’une blancheur éclatante, lorsqu’un janissaire, la ceinture ornée de yatagans damasquinés, lui barra le chemin et lui asséna un coup de bâton sur l’épaule.

— On ne passe pas, c’est le palais du Mamelouk.

En revenant sur ses pas, Goha butta contre un second mur derrière lequel s’abritait un autre de ces puissants personnages.

— Où t’égares-tu, mulet ? Je vais te briser les os !

« Ils veulent tous me tuer, songea Goha, et l’un m’appelle mulet, et l’autre m’appelle taureau !… »

Il arriva enfin à un petit hameau, situé au bord du Nil. Le visage morne et ruisselant, il s’assit sur la rive du fleuve. Devant lui Ghézireh, l’île de Boulaq, semblait une immense embarcation, arrêtée soudain dans sa course. Sous le ciel phosphorescent, c’était un convoi de palmes immobiles. Les stippes des dattiers qui s’élançaient au-dessus d’une végétation grise, comme les barreaux d’une grille, divisaient l’île dans toute sa longueur. Des nopals, des bananiers en loques ternis par le sable des khamsins, quelques acacias formaient ça et là des coins d’ombre. Ghézireh reposait inerte dans l’atmosphère embrasée. D’un sycomore, avec un cri, un épervier s’envola.

Au delà de l’île, s’étendaient les plaines basses de Ghizeh. Après la triple récolte, durcies par le soleil, elles avaient été envahies par la crue du fleuve, Un vaste lac s’était formé. D’abord épais et jaune, il avait peu à peu déposé son limon. Goha, la main en visière, contemplait la nappe chatoyante et bleutée qui s’allongeait jusqu’aux plaines du désert. Le profil des pyramides s’y reflétait comme dans un miroir. Quelques arbrisseaux aux longues feuilles pendantes, des arecs émergeaient ; des villages entiers étaient pris dans le mouvement des eaux que troublait par instants le pas du fellah, du cheval, du chameau regagnant le foyer. Des becfigues volaient sans bruit.

Un enfant nu, d’une dizaine d’années, portant des avirons sur ses épaules, passa devant Goha et sauta dans une barque. Il s’apprêtait à démarrer quand Goha l’interpella :

— Hé ! cria-t-il, dis-moi si tu connais Abd-el-Akbar ?

— Hadj-Abd-el-Akbar, rectifia l’enfant. Oui, je le connais. C’est mon père.

— Il est ici ?

— Non, il a traversé ; il est là-bas, répondit l’enfant en tendant la main vers Ghézireh. Tu avais besoin de lui ?

— Je voulais aller de l’autre côté. Est-ce que tu peux m’y conduire ?

— Le courant est trop fort pour moi, Sidi, les tourbillons font bou-loum, bou-loum, et entraînent la barque. Mais si tu veux traverser, je puis appeler mon frère aîné.

— Va l’appeler, ordonna Goha.

L’enfant mit pied à terre, courut dans le hameau et revint avec son frère, un grand garçon qui marchait en se dandinant. Celui-ci, sans rien dire, fit signe à Goha d’entrer dans la barque, prit les avirons et démarra. Ils atteignirent péniblement la rive opposée. Goha remercia le rameur, s’étendit sur la berge et ferma les yeux.

Un bruissement dans un arbuste proche attira son attention. Il détourna la tête et vit, à portée de ses doigts, un caméléon vert pâle s’avancer avec précaution, puis s’arrêter et s’accroupir. Il déposa une quarantaine d’œufs contre une pierre. Goha le saisit par la patte. L’animal ne fit aucune résistance. Abandonnant son corps à l’homme qu’il ne craignait pas, il le regarda d’un œil, tandis que de l’autre il explorait l’air où voletaient des moucherons. Goha tirailla ses paupières proéminentes. Agacé par ce jeu, l’animal gonfla sa gorge et saccada son souffle. Soudain il manifesta de l’inquiétude, s’enfuit des mains de Goha et grimpa sur un arbuste. C’est alors seulement que Goha remarqua l’agitation qui régnait dans Ghézireh, les battements d’ailes, les trottinements rapides, les piaillements aigus et qu’il entendit un sifflement strident qui le renseigna sur la cause de cette fiévreuse animation. Un monitor, rampant sur la berge, avertissait les bêtes et les gens de l’approche d’un crocodile. Goha se leva précipitamment, regarda à sa droite, puis à sa gauche et aperçut un paquet sombre qui descendait le fleuve, pareil à un tronc d’arbre flottant à la dérive.

— Allah ! Allah ! cria-t-il, et le caftan relevé pour dégager ses jambes, il s’enfonça dans l’île, courant à perdre haleine, soulevant à son approche des bandes de canards sauvages, d’ibis, de gangas qui s’étaient blottis peureusement dans les buissons.

Tout en courant, il poussait des cris perçants, imitant celui du monitor, battait des mains, chassait des pierres devant lui, heureux du désordre qu’il occasionnait sur son passage.

— Hé ! fils de Mahmoud, hé ! Ta maison est en feu ?

Goha s’était heurté à un vieillard maigre qui se, reposait au pied d’un tamaris. Il s’arrêta, haletant, le visage rouge, les yeux agrandis, avec dans toute sa personne une expression de rayonnement, de force, de jeunesse.

— Un crocodile, Abd-el-Akbar ! un crocodile !

— Ça arrive, ça arrive, répondit le vieillard en hochant la tête, assieds-toi et mange des dattes…

Il tira Goha à ses côtés et reprit :

— Un crocodile… J’en ai vu un le cinquième jour de la dernière lune. Je venais de pêcher un bayad grand… grand comme toi.

Il fit une pause pour juger de l’effet de son exploit, mais Goha ne l’écoutait pas. L’oreille aux aguets, les narines frémissantes, il était attentif à tous les bruits, à tous les mouvements de l’île.

— Tu entends ? insista le pêcheur… il était grand comme un palmier…

Et comme Goha ne répondait pas, il lui conseilla rudement de rajuster son turban qui, s’étant déroulé, lui pendait sur l’épaule et d’aller à la recherche de la babouche qu’il avait dû perdre dans sa course.

— Je ne l’ai pas perdue, riposta Goha, qui croyant être très comique riait aux éclats, c’est le crocodile qui l’a mangée…

Contre son attente, le pêcheur se renfrogna davantage. Il se dressa sur ses jambes maigres et s’éloigna. Goha le suivit. Il retrouva sa babouche et emboîta le pas du pêcheur qui, par moments, l’examinait à la dérobée. Abd-el-Akbar attendait un mot d’encouragement pour poursuivre son récit, tandis que Goha humait goulûment l’arome des broussailles. En débouchant dans un terrain profondément excavé, il s’arrêta brusquement. Il avait devant les yeux le spectacle étonnant d’hommes au visage rasé, portant des perruques, de la dentelle sous le menton, des culottes courtes ; partout sur leurs vêtements étranges scintillaient des boutons de cuivre. Ce qui acheva d’amuser Goha, c’est qu’en parlant, ils haussaient le ton sans remuer les bras.

— Qu’est-ce ? Qu’est-ce ? Abd-el-Akbar ?

— Des Franques.

— Des Franques ?

— Oui…

— Ah !

Les Franques entouraient une statue de granit rose récemment exhumée.

— Une telle hypothèse, s’écria l’un d’eux, me paraît extravagante.

— Mais, monsieur, j’ai pour moi l’autorité d’Hérodote.

— Oh ! les historiens, monsieur, les historiens ! Des imaginatifs !

— Excusez mon insistance… Je maintiens que c’est là une reproduction d’Isis…

— Ces sauvages, là-bas, qui nous observent, pourraient nous départager.

Ils saluèrent la boutade de rires discrets, puis ils se penchèrent sur la statue qui mettait leurs cerveaux à la torture et la considérèrent gravement.

— Et la femme, la femme qui est là, qui est-ce ? demanda Goha.

— Est-ce que je sais ?… Ils disent que c’est une cheika, une cheika en pierre.

— Une cheika ?

— Oui.

— Ah !

Les Franques discutèrent longuement. Lorsque leurs voix s’animaient, Goha avait envie de leur donner des petits coups dans les bras pour leur faire esquisser les gestes correspondants.

— Rentrons, messieurs, dit soudain celui des quatre qui parlait le plus, nous reprendrons nos travaux demain.

— Holà ! maraud. Felouque ! Felouque ! Felouque !

Suivi des Franques, le pêcheur prit la direction de la berge. Goha demeura seul et sa gaieté tomba. Une émotion sans cause s’empara de son être. Il fit le tour de la statue et alla s’étendre à l’ombre d’un acacia gris, dont une partie des racines avait été mise à nu lors des travaux de fouilles. Couché sur le dos, se faisant des mains un écran contre le soleil, il voyait beaucoup de ciel et la cime des arbres.

— Le pauvre ! murmura-t-il dans un long soupir.

Il avait souvent de ces élans inattendus qui le surprenaient lui-même. À peine eut-il prononcé ce mot, comme pris en faute, il se demanda sur qui et à quel propos il venait de s’apitoyer. Il s’égara en recherches qui n’eurent d’autre effet que de l’attrister.

Il voulut penser à Hawa, à Sayed, à Mahmoud, à sa mère ; ce fut impossible. Il ne put penser qu’à lui-même. L’image évoquée des autres se perdait trop infime, trop effacée auprès de la chose grandissante qui était lui.


L’acacia, qui tendait ses branches au-dessus de sa tête, lui parut un ami connu depuis toujours. Il avait le sentiment net qu’en avançant le bras, il toucherait le sommet du dattier qui se trouvait à cent pas de lui. L’acte lui parut si normal qu’il n’éprouva pas le besoin de le tenter.

D’ailleurs ses jambes, ses bras, sa tête se refusaient au moindre mouvement. Et tandis que l’inertie le gagnait, le paysage se transfigurait à ses yeux, des rapports nouveaux se révélaient entre le monde et lui. Il lui sembla que l’acacia lui ressemblait. Les dattiers et les tamaris, la pierre qui se trouvait sous son pied et qu’il ne voyait pas, lui ressemblaient également. Tout ce qui était immobile lui ressemblait… Des oiseaux glissaient en vols silencieux, des hommes marchaient de l’autre côté du fleuve… Et ceux-là, au contraire, étaient différents de son être…

L’immobilité était devenue pour lui l’attitude nécessaire du vivant. Les oiseaux, les hommes n’étaient que des ombres, des passages…

Goha n’était plus pour lui-même qu’un spectacle. Goha se voyait. Il voyait un arbre, il voyait un talus de terre grise, il voyait le ciel, mais l’arbre, le ciel, le talus ne limitaient pas son regard. À travers eux il voyait encore, car ces objets n’étaient plus en dehors de lui, ils étaient en lui, ils étaient l’aspect visible de son âme. À travers eux, il saisissait le reste de lui-même, invisible, infini.

Au crépuscule, Abd-el-Rahman, inquiet de ne pas voir revenir Goha, prit ses avirons et traversa le fleuve. Il était fatigué et durant le trajet ne cessa de se plaindre avec humeur « Hadj-Mahmoud n’a pas eu de chance avec son fils… Ce garçon serait capable de passer la nuit dans Ghézireh. À supposer que je n’aille pas à sa recherche, personne ne penserait à lui… Ce serait bien fait… » Cependant il ramait de toutes ses forces, car malgré sa mine revêche et sa parole dure, Hadj-Abd-el-Akbar avait bon cœur.

Ayant atterri, il alla directement à l’endroit où il avait quitté Goha, près de la statue. Comme l’obscurité s’était épaissie, il ne le vit pas et se mit à l’appeler « Goha ! Goha ! ». Aussitôt une voix lui répondit

— Qu’est-ce que tu veux ?…

— Ce que je veux ?… Je veux te ramener… Cette fois Abd-el-Akbar ne reçut pas de réponse, il appela de nouveau « Goha, Goha », mais Goha ne donna plus signe de vie.

— Je suis bien bon, s’écria le pêcheur, de penser à un imbécile comme toi ! Tu ne veux pas me parler ? Eh bien ! reste, meurs de soif et de faim si ça te fait plaisir, moi je m’en vais…

Il s’éloigna résolument, mais après les premiers pas, il hésita de mettre sa menace à exécution. Il se dit que Goha était fou et que son devoir à lui était de le dépister et de le ramener. Il alla dans la direction que la voix lui avait indiquée et ne tarda guère à découvrir le fils de Mahmoud au pied de l’acacia, étendu sur le dos, les yeux grands ouverts. Il se pencha vers lui, le secoua. Goha se tourna sur le côté et sourit vaguement à Abd-el-Akbar.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda ce dernier non sans une légère inquiétude.

Goha pénétré par l’humidité de l’heure eut un tressaillement, puis il bâilla et s’étira. Le changement de son état d’âme ayant été brusque, il crut qu’il avait dormi et qu’il venait de se réveiller.

Il suivit enfin le pêcheur dans sa barque. Au cours de la traversée, ils échangèrent peu de paroles.

Goha pénétra dans la ville. Des quartiers solitaires, il passa aux quartiers populeux. Bientôt il longea les échoppes, les maisons, les mosquées connues depuis l’enfance, il vit surgir de tous côtés des visages indifférents ou hostiles. Il en éprouva de la déception et du malaise. Au coin d’une rue, des ouvriers, assis en rond par terre, l’interpellèrent.

— Viens nous dire si ce qu’il nous raconte est vrai, s’écria l’un.

Ambar, le maçon, qui était ainsi mis en cause, ajouta :

— Je leur raconte justement l’histoire de la casserole…

Mais Goha ne fit que les saluer de loin. Les ouvriers lui lancèrent des pierres, puis le cercle se resserra.

— Tu nous disais que la veille de Cham-el-Nassim Goha avait besoin d’une casserole…

— Il avait besoin d’une casserole, dit Ambar, et il alla la demander à son voisin Abd-Allah.

— Abd-Allah ! Je le connais, interrompit l’un des ouvriers. Il fait le commerce des peaux de moutons.

— Sa boutique est dans les parages de la mosquée Hassan.

— Mais oui, c’est un borgne.

— Et sa moustache ! Ha ! Ha ! Sa moustache… Dix poils à l’est, dix poils à l’ouest. Continue, Ambar.

— Il emprunta la casserole et revint trois jours après. « Mon voisin, une nouvelle, cria-t-il en frappant à la porte d’Abd-Allah, une bonne nouvelle ! — Qu’est-ce ? demanda celui-ci en tirant les loquets. — Une bonne nouvelle, mon voisin, ta casserole vient d’accoucher. »

— Que Dieu, te coupe en morceaux, Ambar, tu es l’homme le plus plaisant du monde !

Le terrassier, qui avait ri plus fort que les autres, poursuivit les yeux brillants de malice et les bras en mouvement :

— Abd-Allah, qui connaissait la sottise de Goha, flaira une bonne affaire, Il soupira, se frappa la poitrine. « Ah ! ma pauvre casserole, elle a dû bien souffrir… Mais en es-tu sûr, Goha ? — Si j’en suis sûr ! Tu me l’as prêtée vide et, ce matin, je l’ai trouvée chargée de trois petites casseroles. Tout en ce monde est question de destin, ta casserole a eu des petits… »

— Que Dieu t’extermine, Ambar ! Ton histoire est amusante.

— Goha voulut se venger, reprit le maçon. À quelque temps de là, il demanda une autre casserole à son voisin. C’était pour cuire un mouton. Abd-Allah s’empressa de le satisfaire : « Elle est cinq fois plus grande que la première, dit-il, nous verrons combien de petits elle aura… » Après une longue absence, Goha revint les mains vides, la mine allongée. Anxieusement Abd-Allah l’interrogea : « Qu’y a-t-il, mon frère, parle, qu’y a-t-il ? — Hélas, dit Goha, ta casserole est morte. — Morte, dis-tu ? C’est une plaisanterie. — Hélas, répéta Goha, tout en ce monde est question de destin, ta première casserole a eu des petits, la seconde vient de mourir. »

Autour du fils de Mahmoud, une légende se formait peu à peu. Trouvant en lui le type parfait de la fable, les conteurs renonçaient à l’emploi de héros imaginaires. À chaque anecdote qu’ils inventaient était accolé le nom de Goha. La liste de ses exploits et sa popularité croissaient à mesure que les fins esprits de la ville produisaient leurs œuvres. Il était présenté par l’un rusé, par l’autre sot, par l’un méchant, par l’autre pitoyable ; on détaillait les mésaventures de son ménage, on décrivait ses femmes et ses enfants. Enfin, selon les nécessités du récit, Goha était un adolescent ou un vieillard. Certains même le disaient mort.

Régulièrement, dans la matinée, Goha quittait sa maison. Il se perdait dans le dédale des ruelles, des carrefours, des cimetières. Brusquement, au tournant d’une bâtisse, il débouchait dans une plaine de sable ou dans un champ. S’il était fatigué il s’arrêtait là et s’abîmait jusqu’au soir dans une contemplation passionnée ; sinon, il allait plus loin, au bord du Nil, à Ghezireh.

Il rentrait à El-Kaïra, les yeux éblouis de soleil. À mesure qu’il côtoyait les boutiques et les passants, l’homme timide et maladroit renaissait en lui. Il devait se garer contre les dangers de la rue, songer à sa maison, répondre aux questions qu’on lui posait et lutter contre le sarcasme des gens.

La prudence, la mesure, la réflexion étaient nécessaires. Il le savait, il apportait néanmoins dans la ville la même sincérité qu’à Ghézireh. Mal fait pour la vie sociale il en était victime et, couvert de ridicule, il s’isolait pour saisir la portée de ses erreurs. Mais ses méditations étaient vaines, la vie parmi les hommes lui parut mystérieuse. Stupéfait des conséquences de ses actes, incapable de reconnaître les mains qui les avaient habilement transformés, il crut à l’œuvre de monstrueux anonymes. Muni de ces solutions fatalistes, il allait aveuglément vers des catastrophes nouvelles, plantant dans le cerveau de son prochain l’idée de sa sottise.