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Le Livre de Goha le Simple/05

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V

le cortège de la mariée


Un mois s’était écoulé depuis que Cheik-el-Zaki avait confié à Waddah-Alyçum ses souffrances morales. Le professeur d’El-Azhar n’avait pas encore modifié sa manière de vivre. Il se rendait régulièrement à ses cours, s’entretenait avec ses collègues et poursuivait au pied de sa colonne ses travaux d’exégèse. Ses enseignements toutefois avaient perdu de leur vigueur. Il n’avait plus dans la voix ces inflexions ardentes qui intimidaient ses contradicteurs et lui gagnaient les hésitants. Le regard terne, les bras croisés sur les genoux, il tombait dans de longs mutismes et reprenait machinalement la phrase interrompue lorsque le murmure discret de ses élèves pénétrait sa torpeur.

Il avait cru facile de rompre avec son passé et de s’abandonner à la vie, simplement, pour y puiser, comme ses frères d’Égypte, l’insouciance heureuse. Mais une tradition d’effort lui interdit ce jeu d’expansion naturelle.

Dans son harem végétaient quelques femmes sans attrait : Mabrouka, son épouse depuis vingt ans et des esclaves dont il avait dédaigné la virginité. Il résolut une nuit d’approcher ces dernières. Sur son ordre, Ibrahim, l’eunuque, les amena dans la bibliothèque où il avait coutume de se tenir. Il les vit s’avancer haletantes. Le caprice de leur maître les épouvantait. Durant des années, elles avaient fiévreusement attendu de s’immoler dans ses bras et lorsqu’elles virent leurs seins s’allonger et leur taille s’épaissir, énervées par l’abstinence et désespérant d’être prises, elles s’étaient données à des ouvriers du voisinage. Cheik-el-Zaki étudiait tranquillement leur visage grimaçant, sans se douter de leur angoisse. Il les trouva laides et vulgaires, et, d’un geste, les congédia.

De belles Syriennes étaient offertes sur le marché ; il s’y rendit aussitôt. Sur des tapis de Smyrne, des jeunes filles nues étaient exposées. Cheik-el-Zaki en marchanda quelques-unes distraitement. Une enfant aux jambes fines, aux hanches larges, attira son attention. Sur un signe du marchand, debout à ses côtés, elle prit des poses lascives. Le philosophe qui avait surpris ce manège détourna la tête et s’éloigna. Au contact de ces créatures éduquées exclusivement pour donner à l’homme la joie des sens, il comprit qu’il recherchait dans l’amour autre chose que le grossier assouvissement d’un désir.

— Mabrouka, ma chérie, dit-il à son épouse, j’ai l’intention de me remarier.

— Tu as raison, répondit-elle docilement.

— J’ai entendu parler d’une fille d’Abd-el-Rahman, elle s’appelle Nour-el-Eïn. On dit qu’elle est bien. »

— Comme tu voudras, Sidi. Si tu l’ordonnes, j’irai la voir.

Le lendemain, montée sur un âne et suivie de trois esclaves, elle se rendit chez Abd-el-Rahman. Il habitait sur les bords du Nil une propriété délabrée. Mabrouka ne revint que fort tard et d’un air solennel rendit compte de ses impressions à son mari.

— Tu peux l’épouser, lui dit-elle, mais par Allah je ne saurais quoi te dire.

Pénétrée de la gravité de son rôle, elle s’était installée confortablement sur un divan et s’était mise à bourrer de tabac un chibouk en ébène incrusté d’argent. C’était un objet de valeur qu’El-Zaki lui avait offert pour la consoler de la perte du seul fils qu’elle avait eu.

— N’est-elle pas jolie ? demanda le cheik.

— Tu feras comme il te plaira, Sidi…

— Mais ton avis ?

— Mon avis ? Je n’ai qu’un seul avis… La fille, tu peux l’épouser

— Enfin, tu as vu Nour-el-Eïn, tu sais comment elle est…

— Et qui t’a dit qu’elle n’est pas jolie ? protesta-t-elle, la main sur la poitrine.

Le cheik ne s’impatienta pas. Il était accoutumé à ces préliminaires qui cachaient assurément une idée nette. Il flatta sa femme de la main.

— Allons, ma chérie, allons, dis-moi ce que tu en penses.

— Qu’importe ce que j’en pense ? Est-ce que tu n’es pas le maître ? Est ce que ce n’est pas toi qui décides, et non seulement en cela, mais en tout ?

À son air malicieux, Cheik-el-Zaki comprit qu’elle était sur le point de céder et la sollicita davantage.

— Parle, ma chérie, parle.

— Je te dirai un mot, murmura-t-elle en posant le fourneau de son chibouk sur le tapis. Elle est vieille.

— Vieille ?

— Elle est vieille.

El-Zaki lui demanda des explications. Elle refusa tout d’abord d’en donner.

— Ce que j’ai vu, maintenant tu le sais… Fais comme tu voudras, répondait-elle invariablement.

— Vieille ? Mais quel âge ?

— Dix-sept ans.

Le cheik s’était rapproché de la fenêtre. Le front contre les vitres, il réfléchissait aux inconvénients d’être uni à une fille si près de se flétrir.

— Oui… dit-il en se retournant vers Mabrouka. Dix-sept ans, c’est beaucoup… Je comprends que tu hésites.

— Alors, pourquoi en prendre une autre ? Dans trois ans, elle sera comme moi.

El-Zaki eut un faible sourire. À cette femme affalée en tas sur le divan et absorbée par son chibouk, il opposa l’image d’une vierge au corps ferme qui mordrait à la vie à pleines dents. On savait à El-Kaïra par des indiscrétions que Nour-el-Eïn était une belle fille et que son père avait repoussé maints prétendants, la destinant à quelque homme illustre par sa science et sa fortune.

— Ma chérie, dit El-Zaki, je crois que j’épouserai la fille d’Abd-el-Rahman malgré son âge.

Mabrouka fut acculée à donner son dernier argument.

— Écoute, s’écria-t-elle, je t’aime, Sidi, et je ne veux pas que ton harem te donne du souci. Choisis une femme de douze ou treize ans. Je l’élèverai comme ma fille. Je la soignerai, je l’habillerai, elle sera docile avec toi et avec moi. Il faut que ta seconde femme me respecte… sinon, je ne serai plus contente… Les paroles amènent les discussions, les discussions amènent les disputes… L’homme a besoin de calme.

Cheik-el-Zaki qui s’était assis à ses côtés, lui entoura la taille et, affectueusement, la rassura. Il lui promit de veiller sur sa tranquillité et lui offrit comme prix de son consentement une grosse émeraude sertie dans un anneau en filigrane d’or qu’il retira de son doigt.


Un matin, les tapissiers s’emparèrent de la maison de Cheik-el-Zaki. Des charrettes grinçantes, traînées par des buffles, encombraient la rue étroite. D’un brusque mouvement de reins, les portefaix projetaient sur le sol des matelas, des coussins et des tentures. La chute d’une échelle tira Goha de son sommeil.

Il allait se rendormir lorsqu’un rayon de soleil, filtrant à travers les persiennes mal jointes, joua sur son visage. Il voulut de la main le déplacer. Tout en grognant, il répéta son geste. Il se dressa enfin sur son séant, les yeux ouverts, bouffis de sommeil :

— Et après ? cria-t-il.

Au dehors l’agitation croissait. Les ouvriers hissaient d’immenses tentures autour du jardin de Cheik-el-Zaki. D’une voix traînante, ils chantaient une invocation à Dieu, moins pour implorer de la force que pour cadencer leurs gestes. Parfois un éclat de rire, suivi de jurons, interrompait la manœuvre. Les muscles se détendaient, mais il suffisait qu’un passant reprît la litanie pour que les hommes se remissent au travail, entraînés par ce rythme obsesseur, plus impérieux qu’un ordre.

Goha entr’ouvrit la croisée, avança la tête.

— Que faites-vous ? demanda-t-il.

— C’est aujourd’hui que Cheik-el-Zaki se marie, répondit un ouvrier à la face anguleuse.

Mais un cri s’éleva de toutes parts « Goha ! Goha ! » et des quolibets saluèrent l’apparition.

Les trois femmes de Hag-Mahmoud avaient décidé de se rendre, accompagnées de Hawa et de leurs filles, chez une de leurs amies, voisine d’Abd-el-Rahman, pour assister à la formation du cortège nuptial. Au moment du départ, il fut impossible de refermer la porte ; la clef ne fonctionnait pas et le temps manquait pour chercher un serrurier. Parée de ses plus beaux atours, la famille se lamentait.

— Je resterai à la maison ! dit Zeinab avec humeur.

— Nous resterons toutes à la maison ! répliquèrent Hellal et Nassim.

— Et pourquoi, madame ? protesta Hawa.

— Tu veux, ingrate, qu’on vole mon coffret ? gémit Zeinab. Tu veux qu’on prenne mes bijoux ?

Mahmoud allait lui proposer de les emporter, mais il s’aperçut qu’elle avait déjà un sautoir et un collier à son cou, une quinzaine de bagues à ses doigts, des bracelets tout le long de l’avant-bras et des broches sur les seins…

— Qu’est-ce qui te reste dans le coffret ? demanda-t-il.

— Mon collier de seize perles, trois broches, vingt bracelets, mes voiles brodés d’or, mes cachemires… Non ! non ! Allez, vous autres. Je resterai.

— Tes paroles sont fades comme de la salive ! cria Mahmoud à bout de patience.

Hawa tapotait son maître sur le dos pour calmer sa colère. Cependant les enfants pleuraient, les femmes s’énervaient et les efforts de la négresse semblaient vains, lorsqu’elle posa les yeux sur Goha qui, seul, demeurait impassible :

— Que Goha garde la maison ! s’exclama-t-elle.

Cette proposition qui conciliait les intérêts de tous, reçut un accueil enthousiaste. Zeinab, réconfortée, fit des recommandations pressantes :

— Mon fils, dit-elle. Prends garde au coffret. Je te le confie.

Et Mahmoud accentua :

— Il renferme des choses précieuses.

— Nous sommes en retard, glapit Hawa. Nous n’arriverons jamais !

— Partons, dit Mahmoud, et toi, reste, mon fils.

Goha ne se plaignit pas de cet injuste traitement. Peu lui eût importé que son attente se prolongeât jusqu’au lendemain. Les heures s’écoulaient, sans lui laisser le souvenir de leur durée.

Le temps passe. On dit à Goha : « Le temps passe » et lui ne comprend pas, car il ne voit rien passer. On dit à Goha « Notre heure viendra », et lui, dans le ciel constamment bleu, ne trouve rien d’inquiétant et ne voit rien venir. Les hommes qu’il interroge l’entraînent en face d’une montre « Vois-tu, lorsque cette petite aiguille a fait le tour du cadran, une journée a fui. » Goha dit : « Est-ce donc là le temps et quel est son effet sur moi ? L’aiguille tourne sans me toucher. Elle ne m’importe pas plus que la roue du chariot qui tourne. » On lui dit : « À chaque tour de roue, à chaque parole que tu prononces, le temps passe. — Et si je me tais ? — Le temps passe quand même. — Pour les autres, mais non pas pour moi. — Pour toi et pour les autres. — Et si je vais dormir dans le désert ? — Le temps passerait, car dans ta poitrine ton cœur battrait encore. — Et si j’arrêtais mon cœur ? — Tu arrêterais le temps… »

Il fallut pour tirer Goha de sa torpeur, la voix grave de Cheik-el-Zaki :

— Comment, mon fils, tu restes ici au lieu d’escorter la mariée ?

Vivement impressionné par le reproche d’un savant éminent, Goha, sans rien dire, sans même rajuster son turban, se précipita dans la rue. Cependant la recommandation de ses parents lui revint à l’esprit. Il rentra chez lui et, pour concilier le désir de Cheik-el-Zaki et l’ordre de Mahmoud, il ferma à double tour le petit coffret, encerclé de cuivre et en emporta la clef.

Goha se hâtait vers la maison d’Abd-el-Rahman, père de l’épousée. Le soleil de midi tombait sur la cité comme un métal incandescent. De temps à autre, on apercevait un fellah couché au pied d’un mur, le visage couvert, les jambes nues. Plus rarement, une femme ramassée dans les plis sombres d’une mélaïa, reposait, semblable à une énorme volaille carbonisée. Une ombre humaine, noyée de lumière, disparaissait en silence par l’entrebâillement d’une porte. Tout ce qui vivait semblait une révolte, tout ce qui s’éloignait semblait disparaître à jamais.

La traînée de feu s’immobilise sur la ville ; les maisons ne respirent pas ; aucun geste dans la nature… El-Kaïra avec ses milliers de bâtisses blanches, avec ses ruines, ses cimetières, avec ses dômes innombrables, avec ses minarets flamboyants est touchée de mort et d’éternité, la minute embrasée s’est figée sur elle.

Soudain, venant on ne sait d’où, un bruissement vous enveloppe… Il est comme une chose lointaine, la rumeur confuse des étendues. Plus que le silence total, il plonge la pensée dans un sentiment funèbre. On se retourne, et c’est un petit point obscur, qui vibre et sillonne l’espace. Dans cette parcelle de mystère s’est ramassé le dernier soubresaut des vies éparses, en elle se concentre tout le mouvement de l’univers.

On regarde mieux… Et, sublime immensité des petites choses, présence du tout dans un corps minime… l’émotion puissante a possédé nos cœurs avec le bourdonnement d’un insecte qui vole.

Goha s’était endormi à l’ombre d’un pan de mur. Il sommeillait encore lorsque apparut la caravane nuptiale. En tête du cortège, dans une charrette, des musiciennes, de leurs mains teintes, choquaient des cymbales ou agitaient des tambourins. Des chameaux chargés de clochettes portaient les femmes. Au centre, deux dromadaires blancs, ornés de miroirs, de colliers étincelants, le naseau percé d’un anneau de corail, balançaient un vaste palanquin entièrement recouvert d’étoffes précieuses. Sur les coussins, au fond du véhicule, Nour-el-Eïn, reine isolée du cortège, drapée d’un voile pesant, lamé d’or, penchait la tête.

Des équilibristes, des acrobates égayaient de leurs tours les assistants. Par intervalles, d’un chœur de femmes, montait la zaglouta, ce cri à la fois strident et chevrotant qui simule un vertigineux appel de cloches, et va s’éteindre au seuil du septième ciel.

Un vigoureux coup de babouche projeta la conscience de Goha dans la joyeuse réalité. Il se trouva mêlé à une foule compacte et exclusivement composée d’hommes. De riches propriétaires terriens, des négociants, des ouvriers, amis d’Abd-el-Rahman ou à son service, marchaient coude à coude sans distinction de rang. Un groupe se tenait à l’écart, c’étaient des étudiants d’El-Azhar que leurs camarades avaient délégués auprès de Cheik-el-Zaki pour lui exprimer la part qu’ils prenaient à son bonheur. La foule les considérait avec une respectueuse bienveillance, car elle avait reconnu dans ces jeunes gens, sobres de gestes, et qui s’entretenaient à voix basse, l’élite religieuse de la jeunesse musulmane.

Lorsque vint la nuit, le jardin d’El-Zaki était en fête. Des nègres portant des torches et des échelles se frayaient péniblement un chemin à travers la masse des invités, accroupis sur des nattes. Un à un, les lampions colorés, suspendus en guirlandes aux tentures, furent allumés, tandis que les assistants faisaient retentir de leurs acclamations l’atmosphère lourde d’encens.

— Par ici, Mohamed, par ici… Il y en a trois d’éteintes.

L’esclave interpellé s’avança, éleva sa torche, mais si maladroitement que l’huile du lampion se répandit sur lui. Honteux de sa maladresse et troublé par les rires qui de toutes parts bondissaient, il se retira précipitamment.

Des eunuques étaient postés autour de la maison de Cheik-el-Zaki. Derrière les moucharabiehs, les femmes entassées regardaient avidement dans le jardin. Nour-el-Eïn, débarrassée enfin de ses voiles, la gorge nue, le visage enlaidi par les fards, les paupières closes, laissait pendre ses bras chargés de pierreries. Elle portait, piquée dans son corsage, la fléchette d’or traditionnelle qui était un rappel du rite conjugal auquel elle allait se soumettre. Elle attendait avec une égale indifférence le geste brutal de son époux et sa première étreinte et répondait par un sourire figé aux paroles obscènes que les femmes chuchotaient à ses oreilles. Depuis dix heures que durait la cérémonie, elle s’abstenait de faire effort sur elle-même, de se recueillir, de s’interroger. Elle éprouvait une sorte de volupté à se sentir le jouet d’un destin contre lequel il eût été vain de réagir. Elle s’était conformée sans répugnance à la volonté de son père qui l’unissait à un homme dont jusque-là elle avait même ignoré qu’il existât. Elle s’était livrée aux mains des esclaves pour tous les préparatifs qui précèdent la nuit nuptiale. On avait décidé pour elle, et pour que le sentiment de son impuissance fût total, elle avait exagéré l’abandon d’elle-même, jusqu’à ne plus vouloir là où sa volonté aurait trouvé à se manifester. Au bain, elle se laissa épiler par des mains expertes, n’exprimant son impatience que par une imperceptible crispation des lèvres. On avait parfumé son corps, relié ses sourcils d’un trait noir et gras, on l’avait revêtue d’étoffes damassées, de voiles épais qui gênaient ses mouvements. Elle avait traversé El-Kaïra, étourdie par la chaleur, presque somnolente. On lui avait recommandé d’être aimable pour Mabrouka qu’elle supplantait dans le cœur de Cheik-el-Zaki. Elle lui avait baisé les doigts, les mâchoires rivées, avec dans les yeux une lueur mauvaise. Bientôt elle allait offrir à la main osseuse et desséchée de l’homme qu’elle avait entrevu à travers les moucharabiehs, la preuve sanglante de sa virginité et, puisque les usages voulaient qu’on criât, elle avait décidé de crier, quelque légère que fût sa douleur. Cependant, sous son masque d’indifférence se dissimulait une hostilité latente, prête à sourdre au moment opportun. Loin de se sacrifier à une règle impérieuse, elle se renfermait en elle-même. Le jour viendrait où elle aurait à lutter contre un maître. Jusque-là elle devait se taire, s’interdire comme une faiblesse toute complaisance pour le luxe déployé afin de la griser et de l’asservir. Et nul ne put distinguer, à travers la nonchalance de cette femme, le calcul terriblement lucide.

— Relève tes paupières, montre-nous tes yeux de lune, minaudait Zeinab.

Elle avait convoité le privilège rare d’être assise auprès de la mariée. Elle y était parvenue au prix de mille stratagèmes et par des paroles mielleuses cherchait à se montrer digne de la place qu’elle avait conquise.

— Ce n’est pas tes jolis seins qu’il faut regarder, mais là-bas. Et se penchant sur Nour-el-Eïn : C’est là-bas qu’il se trouve le vénérable cheik, ton mari, ton seigneur.

— Qu’il est beau ! dit Nour-el-Eïn machinalement. Qu’Allah me le protège !

— Tu vois, reprit Zeinab avec orgueil, le tien cause avec Hadj-Mahmoud, le mien.

Soulevant un peu la moucharabieh, au mépris de la bienséance, elle cherchait à fixer sur Cheik-el-Zaki le regard distrait de Nour-el-Eïn. Un eunuque s’avança, et cingla les épaules de Zeinab d’une badine flexible.

— Baissez ça ! clama-t-il.

Elle se couvrit le visage et courut se réfugier dans le vestibule où se trouvaient réunis les enfants des invités. Épuisés par les jeux bruyants, ils s’étaient assoupis sur les nattes, fillettes et garçons entremêlés. Contre les murs, un nourrisson dans les bras, quelques négresses oscillaient la tête en chantonnant des complaintes sauvages. Les sœurs de Goha, qui s’étaient distinguées par leur surexcitation et leur gloutonnerie, dormaient entrelacées sous la garde de l’aînée accroupie à leur côté et gagnée elle-même par le sommeil.

De fortes clameurs accueillirent les almées. Tandis que les nègres continuaient à circuler avec des tasses de cannelle et des gâteaux fourrés de dattes, elles occupèrent des tapis étroits qu’on avait préalablement étendus au milieu du jardin.

Aux premiers accords du luth, elles se placèrent à distance égale l’une de l’autre. Sur leurs jambes nues flottait un voile tissé d’or. D’un mouvement brusque, elles se découvrirent le ventre, et, rejetant la tête en arrière, elles tendirent aux hommes leur chair luisante et brune.

— Allons, Goha, dit Alyçum, choisis, laquelle veux-tu ?

— Toutes ! répliqua Goha. Toutes !

Il était assis auprès de Waddah-Alyçum et de ses deux amis. La richesse de leurs vêtements attirait l’attention de la foule, leur attitude hautaine imposait le respect. Aussi Goha éprouva-t-il un sentiment complexe où se mêlaient la crainte et la vanité, lorsque Waddah-Alyçum qui l’avait aperçu tranquillement occupé à sucer une orange, le fit mander auprès de lui. Il accepta l’invitation de la même manière qu’il se soumettait à un ordre et fut tout surpris de l’accueil magnifique qu’on lui réserva. Son étonnement ne fut que momentané. Incapable de discerner ce qu’il y avait d’ironie dans les discours emphatiques que les jeunes gens lui adressaient, il ne tarda pas à se considérer très naturellement leur égal. Mokawa-Kendi et Akr-Zeid-Taï, pour ne point contrarier leur ami et trouvant d’ailleurs le jeu plaisant, s’empressaient autour de Goha, le gavaient de friandises et l’accablaient de flatteries. Le fils de Hadj-Mahmoud-Riazy éprouvait un bien-être indicible. Jamais auprès de Hawa, jamais même auprès des bêtes, il ne s’était senti aussi maître de lui. Pour la première fois, il était en harmonie avec les hommes, il pouvait s’abandonner à eux sans réserve. Aucune prudence, aucune contrainte n’étaient nécessaires. Il répondait spontanément à toutes les questions qu’on lui posait, riant avec ceux qu’il faisait rire, comme s’il pénétrait après coup le comique de ses paroles. Sûr de lui-même. il n’hésitait pas à interrompre ses élégants compagnons, pour émettre la pensée que dans leurs phrases lui suggérait par moments, un mot, le seul qu’il eût compris.

— Supposons, dit Alyçum, qu’une Bédouine, montée sur un chameau, soit arrêtée en route par un pont, parce que sa tête dépasse… Que doit-elle faire ?

— Démolir le pont, formula gravement Mokawa-Kendi.

— Couper les jambes du chameau, répliqua sur le même ton Akr-Zeid-Taï.

— Pourquoi, protesta Goha, pourquoi ? Elle n’a qu’à baisser la tête !

À ces mots, les jeunes gens s’emparèrent de Goha. Ils lui baisèrent les joues, l’étreignirent violemment.

— Ô fleur d’intelligence ! Toi le plus beau d’entre nous !

Goha prenait les mains qu’on lui tendait et, la gorge serrée d’émotion, ne put que répéter :

— Elle n’a qu’à baisser la tête…

— Viens, Mohamed ! criait Alyçum en s’adressant à un esclave. Le fils de Hadj-Mahmoud a parlé ! Il meurt de soif ! Apporte des sirops !

— Le fils de Hadj-Mahmoud a parlé ! Il meurt de faim ! Apporte de la viande et du fromage !

Goha se débattait contre ces délicates attentions, assurait ses amis qu’il n’avait ni soif, ni faim et dut se taire, car Mokawa-Kendi lui avait enfoncé dans la bouche le bec d’un chibouk, avec un courtois :

— Daigne nous honorer.

— Fume pour me faire plaisir, supplia Akr-Zeid-Taï.

Et Waddah-Alyçum d’ajouter :

— La fumée t’enivrera et des paroles d’or tomberont de ta bouche.

Après avoir simulé le spasme final les almées s’éloignèrent… Soudain, d’une fenêtre partirent des cris déchirants et l’on vit apparaître à la porte de la maison un vieillard dont la face terreuse et ravagée était éclairée d’un sourire juvénile. C’était Abd-el-Rahman. Lentement il descendit le perron et traversa le jardin, le bras levé, agitant glorieusement au-dessus de la foule, comme un étendard, un linge ensanglanté. Alors dans le désert retentirent des coups de feu. Les bédouins se livraient à une fantasia nocturne pour saluer l’honneur de Nour-el-Eïn.