Le Livre de Goha le Simple/13

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XIII

autour d’une mort.


Ô nuit ! Ô nuit ! Ô nuit !
Ô ma nuit !
Ô nuit ! Ô nuit ! Ô nuit !

Khalil, le vieux portier, chantait une complainte amoureuse. Accroupi contre un bananier dans la cour, il levait au ciel des prunelles extatiques. À cette voix qui parlait si bien à son cœur Nour-el-Eïn, les yeux clos, sentait ses forces l’abandonner.

Lorsque le chant cessa, elle demeura inerte.

Le bourdonnement des insectes, le bruit des pieds nus sur les dalles, les cris étouffés des esclaves entretenaient sa torpeur. Des pas se rapprochèrent. Elle sentit un visage se pencher sur le sien et un regard la scruter avec insistance. Ses paupières s’ouvrirent d’elles-mêmes, comme si elles seules eussent été animées.

Elle fut effrayée en voyant une masse de chair énorme et broussailleuse au-dessus de sa tête.

— Dors… Je ne voulais pas te réveiller…

Elle reconnut la voix d’El-Zaki. Il se redressa. Elle put le considérer à loisir. Que lui voulait cet homme ? Tout en lui était ridicule, les bouts d’oreilles qui s’échappaient de son turban, sa bouche d’où tombaient des paroles qu’elle ne comprenait pas, ses rides en mouvement qui modifiaient sans cesse le dessin de sa face. Elle s’attarda complaisamment sur le nez qui s’avançait vers elle. Jamais elle n’avait remarqué qu’il fût si grand, que la peau en fût si rugueuse.

— Pourquoi restes-tu muette ?

Nour-el-Eïn n’écoutait pas. Ayant détaillé les traits de cet homme, elle le regardait maintenant calmement et songeait qu’elle pourrait aussi bien lui percer le cœur d’un stylet.

— J’ai un gros chagrin ce soir, reprit El-Zaki en s’asseyant sur le divan… Et toi, serais-tu souffrante ?

Il ajouta, poursuivant sa première pensée :

— Allah est grand ! Il détient les destinées…

« Que m’importe son chagrin ? songeait Nour-el-Eïn. Se doute-t-il que moi aussi je souffre et par sa faute ? Warda m’assure que j’aurai Alyçum, elle me jure qu’il m’aime… Que ne donnerais-je pas pour savoir si c’est vrai ! »

— Je m’aperçois, ma chérie, que tu es aussi triste que moi, dit El-Zaki.

« Ah que ces phrases onctueuses m’exaspèrent ! » songeait Nour-el-Eïn. Mais une pensée lui vint qui lui donna une joie malicieuse… « J’aime Alyçum, se dit-elle, et tu ne le sais pas… Il est ici, sur mon lit… Je l’enlace, il m’étreint dans ses bras et tu ne le sais pas… Tu es peut-être très intelligent, je te trompe cependant sous ton nez énorme… »

Pour dissimuler son sourire, elle se pencha sur le tapis, chercha sa mule de velours.

— Avez-vous rendu visite à Mabrouka ? demanda-t-elle.

— Hier…

— Est-elle satisfaite de sa petite maison ?

— Je crois… elle m’a demandé de tes nouvelles.

Nour-el-Eïn glissa ses pieds dans les mules et, relevant sa robe, se frotta lentement les genoux.

— J’ai mal, là, dans les os, dit-elle.

— Dis à Mirmah de te faire des frictions avec de l’huile chaude, répondit El-Zaki.

Il recouvrit les jambes de la jeune femme surprise de ce geste pudique et reprit :

— Il faut que je te dise mon chagrin, ma chérie… J’ai perdu mon ami, mon meilleur ami… Je l’aimais comme un frère et la mort l’a emporté…

— Un de vos collègues d’El-Azhar ?

— Non, un élève… Il venait ici souvent, presque tous les jours…

Nour-el-Eïn eut la sensation qu’une main de fer s’était appliquée sur son crâne. La phrase était passée devant ses yeux, ses yeux l’avaient vue, douée d’un prodigieux relief. Elle voulut détourner le malheur qui tombait sur elle, par des mots, par des signes, avec la pensée folle que le malheur étourdi par elle déserterait le seuil qu’il était sur le point de franchir.

— Je devine, c’est Saleh-el-Benna… Il laisse trois enfants en bas âge… Ah ! les pauvres petits !… Non ? ce n’est pas lui ? Alors… Alors, c’est Ahmed-Abou-Zeid ? Ils sont tous faibles dans la famille…

Cheik-el-Zaki l’interrompit :

— Ce n’est ni l’un ni l’autre, pourquoi nommes-tu El-Benna et Abou-Zeid ? Ils ne sont ni vieux, ni malades, ni méchants pour que tu songes à eux en cette circonstance. Comment deviner l’intime volonté d’Allah ?

Il fit une pause et d’une voix douce reprit :

— Celui que je pleure, ma chérie, s’appelait Waddah-Alyçum… Il était jeune et beau… On l’a trouvé noyé, le corps dans un sac, mains et jambes liées… Le Nil l’a rejeté sur la berge… Il doit être mort depuis deux ou trois jours… On a eu peine à le reconnaître, car il est gonflé comme une outre…

À ce détail, elle eut un geste de répulsion et lorsqu’elle comprit que depuis trois jours elle aimait un cadavre, elle frissonna d’épouvante. Les bras si passionnément et vainement désirés, elle les sentait maintenant enserrés autour d’elle.

— C’est le dénouement d’une aventure galante, poursuivit El-Zaki… On raconte qu’il délaissait sa maîtresse et que, pour se venger, elle l’a fait précipiter dans le fleuve, par ses esclaves.

— Que Dieu le recueille dans sa main ! balbutia Nour-el-Eïn.

Elle était livide, ses tempes étaient mouillées de sueur. Un mysticisme macabre avait envahi son cerveau. Une outre gonflée, la mort. L’image et l’idée, deux aspects différents d’une même chose. Elle n’avait jamais réfléchi à la mort, mais elle avait cru confusément que c’était l’anéantissement de l’individu dans une forme plus belle. Elle venait d’apprendre ce qu’il y avait là de monstrueux. Elle considéra El-Zaki et ce fut presque une détente. Ses rides, son nez rugueux, le dessin mobile de son visage, tout en cet homme lui parut extraordinaire. L’autre était inanimé, horrible, lui vivait. Elle le regardait, elle l’entendait respirer. Ils étaient donc, elle et lui, de la même famille des vivants et vivre lui semblait maintenant miraculeux.

— Je dois te quitter, dit le Cheik en se levant… Le temps presse… Le convoi passera sous ta fenêtre… Nous nous reverrons ce soir…

Un cri montait aux lèvres de Nour-el-Eïn : « Ne m’abandonne pas ! j’ai peur ! » Auprès de cet homme qui pouvait se mouvoir librement et qui, au contact de la mort, gardait son assurance coutumière, elle se sentait protégée. Il s’éloigna et Nour-el-Eïn le vit sortir avec terreur. Elle examina la salle. Le plafond, les murs lui parurent à une distance vertigineuse ; Elle se crut seule irrémédiablement :

— Mirmah !… Amina !… Amina !…

La Syrienne et la Tcherkesse accoururent.

— Amina… Mirmah… où étiez-vous ?

— Nous étions assises à la porte…

— Venez sur le divan…

— Nous avons entendu, dit Amina en tapotant la main de sa maîtresse… Ne t’attriste pas.

— Veux-tu que je te raconte une histoire ? demanda Mirmah. Je te dirai l’histoire de Mélek.

— Non… non…

— Ne t’attriste pas, reprit Amina. Choisis un autre… Ils sont mille qui pourront te consoler.

À travers les vitraux, des lueurs violettes se répandaient dans la salle et dans les coins de l’ombre se condensait. Les meubles, les frises des murailles que Nour-el-Eïn jusque-là avait connus inertes, s’animaient et semblaient en attente. L’ombre qui s’avançait allait peut-être l’emporter ? Pour la première fois, elle sentait dans les choses du mystère. Les deux esclaves étaient à ses pieds. Elle les voyait comme d’un autre monde. La Tcherkesse était accroupie, la tête posée sur la main. La Syrienne était accroupie, la tête posée sur la main. Elles étaient petites, petites comme des enfants, et légères comme des fumées. Soumises, elles aussi, à des forces qui consument, elles se réduisaient visiblement.

Peu à peu, des bruits montent. Ils ne viennent pas de loin, mais ils viennent d’un ailleurs inconnu, Amina et Mirmah relèvent la tête et disent qu’elles ont entendu.

— La Illah el Allah !… Mohamed rassoul Allah !…

Les deux esclaves bougent et semblent grandir.

— Il n’est d’autre Dieu que Dieu et Mohamed est l’envoyé de Dieu.

Les femmes interpellent Nour-el-Eïn.

— Viens voir… le convoi passe.

— Allons à la fenêtre.

Des rumeurs se précisent. Il fait plus clair.

— Allons à la fenêtre… Viens voir…

Elle marche. À travers le grillage de la moucharabieh, elle entrevoit la rue qui fourmille de centaines d’êtres agités. Des lueurs rougissent la foule et les murs. C’est le soleil couchant, mais Nour-el-Eïn est éblouie. Les hommes crient, les femmes crient et Nour-el-Eïn, qui n’est pas encore en communication immédiate avec la vie, croit que la lumière s’interpose entre elle et les clameurs.

— Il n’est d’autre Dieu que Dieu et Mohamed est l’envoyé de Dieu.

— Voici les aveugles et les mendiants, dit Mirmah.

— Ah !… pauvre ! Ô toi qui portais de jolis souliers et de jolis vêtements, dit Amina.

— Ah !… qui les portera tes jolis souliers ?

— Voici le cercueil.

— Cheik-el-Zaki… Il aide à porter le cercueil.

— Je vois, deux jeunes gens au visage voilé. Ce sont les amis du défunt. Comme ils ont l’air triste et comme ils ont une belle taille !

— L’un s’appelle Mokawa Kendi, l’autre s’appelle Akr-Zeid-Taï.

— Oh ! combien de pleureuses !… Et leurs cheveux, regarde comme ils sont couverts de cendre.

— Nour-el-Eïn est sans pensée. Cependant, lentement, la foule bariolée captive son attention. La terreur passe. Elle assiste avec curiosité au spectacle qui se déroule sous sa fenêtre. La caisse où sont les restes d’Alyçum ne se distingue pas des autres caisses qui, tant de fois, ont traversé les rues d’El-Kaïra, précédées d’une bande de pleureuses. Des funérailles comme toujours… Cette scène familière la tranquillise, car elle s’attendait à une révélation atroce de la mort. Alors le souvenir lui vint de sa beauté méprisée.

— Va, va, dit-elle, va dans la terre, toi qui m’as repoussée.

Ces mots la font pleurer. Elle n’a plus de panique et ce n’est point de la douleur… C’est une petite émotion fugitive où il y a moins de regret que de satisfaction. Aucun danger ne la menace. Le cadavre sera placé sur le sable, dans une tombe, mais elle, elle vivra.

— Va dans la terre, toi qui m’as repoussée.

Elle songe au talisman qui devait l’unir à Waddah-Alyçum dans un même amour, dans un même sort. Si l’effet des écritures persiste ? Vite, vite, qu’on l’emporte et que tout entre eux soit rompu.

— Déchirez vos voiles, pleureuses, déchirez vos voiles ! s’écrie Mirmah en se portant des coups sur les seins.

— Tu avais des maisons et des jardins. Nous t’avons tiré de ton lit pour te mettre dans une caisse… Mais que ton esprit ne se désole pas, nous avons enveloppé ton corps de châles de cachemire, dit Amina.