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Le Livre de Goha le Simple/15

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XV

Parmi les arabesques


— Est-ce qu’il est sorti, ce matin ?

— Oui, je l’ai vu sortir.

— Il est passé sous la fenêtre ?

— Non… comme d’habitude, il s’est dirigé vers le Nil…

— Voilà vingt jours qu’il se rend là-bas… il y reste jusqu’au soir… Pourquoi ? Qui rencontre-t-il, ma sœur ?

Nour-el-Eïn interrogeait Amina. Elle était revêtue d’une tunique verte et s’éventait avec une palme. La journée était chaude. Au milieu de la salle, l’esclave trempait ses jambes dans la vasque où s’effritait un jet d’eau. Parfois un poisson rouge s’approchait, précautionneux, de son pied blanc, l’effleurait du museau, puis, d’un brusque mouvement de queue, s’en écartait. Nour-el-Eïn poursuivit :

— Et pas une fois il ne s’est inquiété de moi… Il ne regarde même pas ma fenêtre lorsqu’il vient chez le cheik… D’ailleurs il y a cinq jours qu’il ne vient plus.

Elle maltraitait une guirlande de jasmins qu’elle portait en sautoir. Les fleurs blanches, traversées d’un fil de soie, commençaient à se flétrir. Ibrahim l’eunuque lui préparait chaque matin une de ces parures. Le caractère patient du Soudanais se complaisait dans les occupations minutieuses et il cherchait dans le jardin les fleurs les plus odorantes pour en faire de fragiles ornements, colliers, bracelets, pendeloques et couronnes.

Amina se leva. Ses pieds laissèrent des empreintes humides sur les dalles, puis ses pas s’étouffèrent dans un tapis de Smyrne. Elle s’adossa un instant contre l’une des colonnes.

— Pourquoi me regardes-tu comme ça ? demanda Nour-el-Eïn en colère. Tu me trouves laide ? Je suis laide, je n’ai jamais été que laide !

L’esclave rit avec ostentation et vint se jeter à genoux auprès du divan. Elle enlaça Nour-el-Eïn et la câlina, la tête appuyée sur sa hanche arrondie.

— Laide ?… Avec ça… Quel est l’imbécile qui t’as vue sans mourir d’amour ?… Tu es légère comme une gazelle qui a soif et belle comme la lumière… Ah ! si j’étais un homme riche, un prince ou un sultan, je t’aurais construit un harem de marbre et d’or… Et pourquoi pas ?

— Tu te moques de moi, dit Nour-el-Eïn.

— Que Dieu m’en préserve. Je te dis la vérité…

— Alors pourquoi ne me veut-il pas ?

Amina haussa les épaules. Elle trouvait indigne de sa maîtresse une telle insistance.

— Il faut que tu sois bien bonne pour penser à lui… Songe, songe, que c’est un idiot !…

— Amina !… Au fond, tu as raison, que la peste le prenne !

— Lui et la négresse…

— Tu es sûre que Goha couche avec sa nourrice ?

— La cuisinière d’Abd-Allah me l’a répété vingt fois.

— Peut-être trouve t-il sa peau plus blanche que la mienne, fit Nour-el-Eïn avec un sourire acerbe.

Par la fenêtre du fond, taillée en ogive, des rayons polychromes s’infiltraient dans la salle. Sur les dalles se reflétait, en teintes passées, le dessin capricieux des vitraux. La jambe d’Amina était marquée d’une dentelle lumineuse. La projection d’une rosace tachait de sang la robe de Nour-el-Eïn.

La chaleur était pesante. Le soleil déclinant atteignait de plus en plus la salle. Le jet d’eau nuancé se brisait en perles fugitives. Contre le mur, un panneau, où figurait un paon, brillait d’un éclat multiple tandis que de l’ombre s’insinuait dans les pendantifs qui atténuaient les angles du plafond. Sur le vase bleu orné de filets blancs, sur le guéridon d’ébène incrusté de nacre et de cuivre, sur le coffret serti d’émeraudes brutes, sur la lampe d’argent, sur les cassolettes au souffle doux, partout se retrouvait le même dessin subtil. Deux lignes s’entre-croisent et les voici mêlées au réseau savant. Chacune d’elles suit un cours immuable comme un destin. Ici elle parfait un hexagone, là une étoile. Elle naît on ne sait où et revient perpétuellement sur elle-même. À son passage des figures s’animent, la rosace se totalise et le cadre du nom d’Allah se ferme.

Nour-el-Eïn ne parvenait pas à se distraire de la pensée de Goha. Envahie de sentiments contradictoires, elle passait de la colère à la mélancolie, du mépris à l’humilité. Depuis la rencontre dans la bibliothèque, Goha n’avait tenté aucun rapprochement. Ses visites étaient devenues rares. Quand il venait, Nour-el-Eïn, derrière les moucharabiehs, essayait en vain de surprendre un signe. Il passait indifférent, resplendissant de santé, et Nour-el-Eïn, pleurant de rage et d’amour, jurait de se venger. Repoussée par Alyçum, oubliée de Goha, elle avait parfois la crainte folle qu’elle ne fût laide ou déjà vieille.

Son orgueil résistait à une explication simple de cet abandon. Elle courait d’hypothèse en hypothèse et, n’en examinant aucune, elle n’en choisissait aucune. Elle imaginait des accidents extravagants, car elle voulait se convaincre que Goha ne s’était pas éloigné d’elle par indifférence.

Étendue toute la journée, elle portait les yeux sur les frises, sur les panneaux… Les arabesques lui semblaient mobiles. Elles fuyaient dès qu’elle cherchait le mouvement. Ces dessins l’obsédaient. Elle se sentait prise dans leur réseau et s’impatientait contre ces liens imaginaires dont elle ne parvenait pas à dégager son esprit.

Ibrahim vint annoncer le cheik. Nour-el-Eïn eut un geste d’irritation et se rendit à sa rencontre.

— La chaleur te fatigue, dit-il en entrant. Pourquoi ne t’assieds-tu pas au balcon du nord ? Viens, tu as besoin de fraîcheur.

— Non, dit Nour-el-Ein d’une voix lasse.

El-Zaki l’observa. Depuis quelque temps déjà, il avait remarqué son humeur sombre, ses caprices et l’effort qu’elle faisait pour le recevoir. Il en avait parlé à Moussa Ibn Youssef, un des meilleurs médecins juifs d’El-Kaïra, qui lui avait prédit la venue d’un enfant. La sage-femme, mandée aussitôt, avait déclaré qu’il n’en était rien et avait été d’avis d’exorciser Nour-el-Eïn.

Retombé dans son inquiétude, le cheik craignait que sa compagne favorite ne fût atteinte d’une maladie de langueur. Il la traita avec tendresse, lui offrit une pièce de velours et des bracelets qu’elle reçut comme toujours en souriant, mais il hésitait à l’interroger, car le mariage n’avait établi entre eux aucune intimité. Aussi voulut-il ce soir-là l’approcher davantage, la mieux connaître.

— La fraîcheur t’est nécessaire, mon enfant, dit-il… viens…

— Si vous me l’ordonnez… balbutia Nour-el-Eïn.

Il s’aperçut alors qu’il ne savait pas lui parler.

« Tout ce que je lui dirait, songea-t-il, ne sera jamais qu’un ordre et sa réponse ne sera jamais qu’une soumission. » Ils traversèrent l’appartement et gagnèrent le balcon qui donnait sur le jardin. Vaste et dallé de marbre, il était entouré d’une moucharabieh. Le cheik ouvrit une fenêtre.

— N’est-ce pas, qu’il fait bon ?

Il s’assit auprès de Nour-el-Eïn et l’admira.

Des ondes de fraîcheur passaient dans l’atmosphère tiède. Elles allaient et venaient, parcimonieuses et rapides. Nour-el-Eïn, les paupières closes, les aspirait jusqu’à défaillir.

— Qu’il fait bon, dit-elle, répétant sans s’en apercevoir les mots d’El-Zaki, avec cet enthousiasme exclusif qui semble dire : ce que vous sentez ne m’importe pas ; voilà ce que je sens.

L’heure était proche du crépuscule. Dans les arbres du jardin, les oiseaux retrouvaient leurs branches. Chaque figuier en accueillait des centaines. Leurs cris de joie, leurs querelles et leurs prières se confondaient en un chant sans mesure. On entendait parfois le rire des domestiques dans la cour. Ils parlaient le patois barbarin du Soudan. Nour-el-Eïn était étourdie et quand, par moments, elle recouvrait la lucidité des sens, elle percevait soudain, comme après un long arrêt, le chœur ininterrompu des oiseaux.