Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 04/Conte du Loup et du Renard

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 4p. 222-236).


CONTE DU LOUP ET DU RENARD


Sache, ô Roi fortuné, que le renard, fatigué, à la fin, des colères continues de son seigneur le loup, et de sa férocité à tout propos, et de ses empiétements sur les derniers droits qui lui restaient à lui renard, s’assit un jour sur un tronc d’arbre et se mit à réfléchir. Puis il bondit soudain, plein de joie, à une pensée qui lui passa et lui parut être la solution. Et il se mit aussitôt à la recherche du loup qu’il finit par rencontrer, et qu’il trouva les poils hérissés, la face contractée et de fort méchante humeur. Alors du plus loin qu’il l’eut aperçu, il embrassa la terre et arriva devant lui humblement, les yeux baissés, et attendit qu’on l’interrogeât. Et le loup lui cria : « Qu’as-tu, fils de chien ? » Le renard dit : « Seigneur, excuse ma hardiesse, mais j’ai une idée à t’exposer et une prière à te faire, si tu veux bien m’accorder une audience ! » Et le loup lui cria : « Sois peu prolixe en paroles, puis tourne le dos au plus vite, ou sinon je te casse les os ! » Alors le renard dit : « J’ai remarqué, seigneur, que depuis un certain temps Ibn-Adam nous faisait une guerre sans relâche ; par toute la forêt on ne voit plus que trappes, embûches, pièges de toutes sortes ! Un peu plus de ce train-là et la forêt nous deviendrait inhabitable. Aussi que dirais-tu d’une alliance entre tous les loups et tous les renards pour s’opposer en masse aux attaques d’Ibn-Adam et lui défendre l’approche de notre territoire ? »

À ces paroles, le loup cria au renard : « Je dis que tu es bien osé de prétendre à mon alliance et à mon amitié, misérable renard, fourbe et chétif ! Tiens ! attrape ça pour ton insolence ! » Et le loup allongea au renard un coup de patte qui l’aplatit sur le sol, à demi mort.

Alors le renard se ramassa en clopinant, mais se garda bien de montrer du ressentiment ; au contraire ! il prit son air le plus souriant et le plus contrit et dit au loup : « Seigneur, pardonne à ton esclave son manque de savoir-vivre et son peu de tact ! Il reconnaît ses torts qui sont grands ! Et si même il les eût ignorés, le coup terrible et mérité dont tu viens de le gratifier et qui aurait suffi à tuer un éléphant, les lui eût appris aisément ! » Et le loup, calmé un peu par l’attitude du renard, lui dit : « Soit ! mais cela t’apprendra pour une autre fois à ne point te mêler de ce qui ne te concerne pas ! » Le renard dit : « Que cela est juste ! En effet, le sage a dit : « Ne parle pas et ne raconte jamais rien avant que l’on ne t’en prie, et ne réponds jamais avant que l’on ne t’interroge ! Et n’oublie point de donner toute ton attention aux seules choses qui peuvent t’importer. Mais surtout garde-toi bien de prodiguer tes conseils à ceux qui ne les comprendraient pas, comme aussi aux méchants qui t’en voudraient pour le bien que tu leur aurais fait. »

Or, telles étaient les paroles que le renard disait au loup ; mais en lui-même il pensait : « Mon temps à moi viendra à son tour, et ce loup me paiera ses dettes jusqu’à la dernière obole ; car la morgue, la provocation, l’insolence et le sot orgueil appellent tôt ou tard le châtiment ! Humilions-nous donc jusqu’à ce que nous soyons puissant ! » Puis le renard dit au loup : « Ô mon maître, tu n’ignores pas que l’équité est la vertu des puissants et la bonté et la douceur des manières les dons des forts et leur ornement ! Et Allah lui-même pardonne au coupable repentant. Or, moi, mon crime est énorme, je le sais, mais mon repentir ne l’est pas moins ; car ce coup douloureux dont, dans ta bonté, tu as bien voulu me gratifier, m’a, il est vrai, abîmé le corps, mais il a été un remède pour mon âme et une cause de jubilation ; comme nous l’enseigne le sage : « Le goût premier du châtiment que t’impose la main de ton éducateur est d’abord teinté d’une légère amertume, mais son arrière-goût est plus délicieux que le miel clarifié et sa douceur ! »

Alors le loup dit au renard : « J’accepte tes excuses et te pardonne ton faux pas et le dérangement que tu m’as causé en m’obligeant à t’asséner un coup ! Mais encore te faut-il te mettre à genoux la tête dans la poussière ! » Et le renard, sans hésiter, se mit à genoux et adora le loup en lui disant : « Qu’Allah te fasse toujours triompher et qu’il consolide ta domination ! » Alors le loup lui dit : « C’est bon ! Maintenant marche devant moi et sers-moi d’éclaireur. Et si tu vois quelque gibier, reviens vite m’en avertir ! » Et le renard répondit par l’ouïe et l’obéissance et se hâta de prendre les devants.

Or, il arriva à un terrain planté de vignes, où il ne fut pas long à remarquer, sur son passage, un endroit louche qui avait tout l’air d’être un piège ; et il fit un grand détour pour l’éviter, en se disant : « Celui qui marche sans regarder les trous qui sont sous ses pas est appelé à y glisser ! D’ailleurs mon expérience de tous les pièges qu’Ibn-Adam me dresse depuis le temps, doit me mettre sur mes gardes. Ainsi, par exemple, si je voyais une sorte d’effigie de renard dans une vigne, au lieu de m’en approcher, je m’enfuirais à toutes jambes, car ce serait sûrement un appât placé là par la perfidie d’Ibn-Adam ! Or, maintenant je vois, au milieu de ce vignoble, un endroit qui ne m’a pas l’air de bon aloi ! Attention ! retournons voir ce que c’est, mais avec prudence, car la prudence est la moitié de la bravoure ! » Et, ayant ainsi raisonné, le renard se mit à avancer peu à peu, mais en reculant de temps en temps, et en reniflant à chaque pas ; et il rampait et dressait l’oreille, puis avançait pour reculer ; et il finit par arriver de la sorte, sans encombre, jusqu’à la limite même de cet endroit si louche. Et bien lui en prit, car il put voir que c’était une fosse profonde recouverte à sa surface de légers branchages saupoudrés de terre. À cette vue, il s’écria : « Louange à Allah qui m’a doué de l’admirable vertu de la prudence et de bons yeux clairvoyants ! » Puis, à la pensée de voir bientôt le loup y donner tête baissée, il se mit à danser dans sa joie comme s’il était déjà grisé de tous les raisins de la vigne, et il entonna ce chant :

« Loup ! féroce loup ! ta fosse est creusée, et la terre toute prête à la combler.

Loup ! maudit, coureur de filles, mangeur de garçons, désormais tu mangeras les excréments que mon cul dans ta fosse fera pleuvoir sur ta gueule ! »

Et aussitôt il rebroussa chemin et alla retrouver le loup auquel il dit : « Je t’annonce la bonne nouvelle ! Ta fortune est grande et les bonheurs pleuvent sur toi, sans fatigue ! Que la joie soit continuelle dans ta maison et la jouissance également ! » Le loup lui dit : « Et que m’annonces-tu ? dis-le sans toutes ces longueurs ! » Le renard dit : « La vigne est belle aujourd’hui, et tout est dans la joie, car le propriétaire du vignoble est mort, et il est étendu au milieu de son champ sous des branches qui le recouvrent ! » Et le loup lui cria : « Qu’attends-tu alors, vil entremetteur, pour m’y conduire ! marche donc ! » Et le renard se hâta de le conduire au milieu du vignoble et, lui montrant l’endroit en question, lui dit : « C’est là ! » Alors le loup poussa un hurlement et d’un bond sauta sur les branches, qui cédèrent sous son poids. Et il roula au fond du trou. Lorsque le renard vit la chute de son ennemi, il fut dans une telle joie qu’avant de courir à la fosse se délecter de son triomphe, il se mit à bondir et, à la limite de la jubilation, il se récita ces strophes :

« Jubile, mon âme ! Tous mes désirs sont comblés, et la destinée m’apparaît souriante.

À moi les fiertés, la préséance dans les forêts et toutes les gloires de l’autorité !

À moi les vignes belles et les chasses fructueuses ; la bonne graisse des oies, les cuisses élastiques des canards, le derrière suave des poules et la tête rouge des coqs ! »

Et là-dessus, il fut en quelques sauts sur le rebord de la fosse, le cœur battant. Et quel ne fut pas son plaisir de voir le loup geindre et pleurer de sa chute et se désespérer en se lamentant sur sa perte certaine. Alors le renard se mit aussi notoirement à pleurer et à gémir ; et le loup leva la tête et le vit ainsi pleurer et lui dit : « Ô compagnon renard, que tu es bon de pleurer ainsi avec moi ! Aussi je vois que j’ai été parfois dur à ton égard ; mais, de grâce ! laisse pour le moment les larmes de côté et cours avertir mon épouse et mes enfants du danger où je suis et de la mort qui me menace ! » Alors le renard lui dit : « Ah ! chenapan, alors tu es assez stupide pour croire que c’est sur toi que je verse ces larmes ? Détrompe-toi, ô maudit ! Si je pleure, c’est parce que tu as vécu jusqu’aujourd’hui en sécurité, c’est parce que je regrette amèrement que cette calamité ne t’ait pas atteint avant aujourd’hui ! Meurs donc, loup de malheur ! Que j’aille enfin pisser sur ta tombe, et danser avec tous les renards sur la terre qui t’enfouira ! »

À ces paroles, le loup se dit en lui-même : « Il ne s’agit plus maintenant de le menacer ; lui seul peut encore me tirer de là ! » Alors il lui dit : « Ô compagnon, il n’y a encore qu’un moment, tu me jurais fidélité et tu me donnais mille marques de ta soumission ! Pourquoi donc ce changement ? Il est vrai que je t’ai un peu brusqué ! mais ne me garde pas rancune, et rappelle-toi ce qu’a dit le poète :

« Sème généreusement les grains de ta bonté, même sur les terrains qui te semblent stériles. Tôt ou tard le semeur récoltera les fruits de son grain multiplié au-delà de ses espérances. »

Mais le renard lui dit en ricanant : « Ô le plus insensé de tous les loups et de toutes les bêtes sauvages, oublies-tu donc toute l’horreur de ta conduite ? Et pourquoi ne connais-tu point ce conseil si sage du poète :

« N’opprimez point, car toute oppression appelle la vengeance, et toute injustice le contre-coup.

Car, si vous vous endormez une fois votre acte commis, l’opprimé ne dort que d’un œil, cependant que son autre œil vous guette sans cesse ; et l’œil d’Allah ne se ferme jamais !

« Or, tu m’as opprimé assez longtemps pour que maintenant à bon droit je me réjouisse de tes malheurs et me délecte de ton humiliation ! » Alors le loup dit : « Ô renard sage aux idées fertiles, à l’esprit inventif, tu es au-dessus de ces paroles, et sûrement tu ne les penses pas ; mais tu les dis seulement pour plaisanter. Or, en vérité, ce n’est point le moment ! Prends, je t’en prie, une corde quelconque et tâche d’en attacher un bout à un arbre pour me tendre l’autre bout ; et moi je grimperai par ce moyen et sortirai de ce fossé ! » Mais le renard se mit à rire et lui dit : « Tout doux, ô loup, tout doux ! Ton âme sortira d’abord la première, et ton corps le second ! Et les pierres et les cailloux dont on va te lapider feront fort bien cette séparation ! Ô grossier animal, aux idées lourdes et à l’esprit si peu perspicace, je compare volontiers ton sort à celui du faucon et de la perdrix ! »

À ces paroles, le loup s’exclama : « Je ne comprends guère ce que tu veux me dire par là ! » Alors le renard dit au loup :

« Sache, ô toi le loup, qu’un jour j’étais allé manger quelques grains de raisin dans une vigne. Pendant que j’étais là, à l’ombre du feuillage, je vis soudain fondre du haut des airs un grand faucon sur une petite perdrix. Mais la perdrix réussit à s’échapper des griffes du faucon et elle courut au plus vite se réfugier dans son gîte. Alors le faucon, qui l’avait poursuivie et n’avait pu la rattraper, s’arrêta devant le petit trou qui servait d’entrée au gîte et cria à la perdrix : « Petite folle qui me fuis ! Ignores-tu donc ma vigilance à ton égard et le bien que je te voulais ! Le seul motif pour lequel je t’avais attrapée, c’était que je te savais affamée depuis longtemps et que je voulais te donner du grain par moi amassé à ton intention. Viens donc, ma petite perdrix, ma gentille petite perdrix, sors de ton gîte sans crainte et viens manger ce grain ! Et que cela te soit agréable et de délicieuse digestion sur ton cœur, perdrix, mon œil, mon âme ! » Lorsque la perdrix eut entendu ce langage, confiante elle sortit de sa cachette ; mais aussitôt le faucon fondit sur elle et lui enfonça ses griffes terribles dans les chairs et d’un coup de bec l’éventra. Alors la perdrix, avant d’expirer lui dit : « Ô traître maudit, fasse Allah que ma chair se change en poison dans ton ventre ! » et elle mourut. Quant au faucon, il la dévora en un clin d’œil ; mais ce fut aussitôt sa punition par la volonté d’Allah ; car à peine la perdrix était-elle dans le ventre du traître que celui-ci vit tomber toutes ses plumes comme sous l’effet d’une flamme intérieure, et il roula lui-même inanimé sur le sol !

« Et toi, ô loup, continua le renard, tu es tombé dans la fosse, pour m’avoir rendu la vie bien dure et avoir humilié mon âme à la limite de l’humiliation ! »

Alors le loup dit au renard : « Ô compagnon, de grâce ! laisse de côté tous ces exemples que tu me cites et oublions le passé. Je suis bien assez puni comme ça, puisque me voilà dans ce trou, où je suis tombé au risque de me casser une jambe ou de me pocher un œil ou deux ! Cherchons à me tirer de ce mauvais pas, car tu n’ignores pas que l’amitié la plus solide est celle qui naît après un malheur secouru, et que l’ami vrai est plus près du cœur que le frère ! Aide-moi donc à me tirer de là et je serai pour toi le meilleur des amis et le plus sage des conseillers ! »

Mais le renard se mit à rire de plus belle et dit au loup : « Je vois que tu ignores les paroles des sages ! » Et le loup étonné lui demanda : « Quelles paroles et quels sages ? » Et le renard dit :

« Les sages, ô loup d’infection, nous enseignent que les gens comme toi, les gens au masque de laideur, à l’aspect grossier et au corps mal bâti, ont également une âme grossière et totalement dénuée de finesse ! » Or, que cela est vrai en ce qui te concerne ! Ce que tu m’as dit sur l’amitié est bien juste et ne supporte pas de contradiction, mais comme tu te leurres en voulant appliquer à ton âme de traître des paroles si belles ! Car, ô loup stupide, si vraiment tu étais si fertile en conseils judicieux, pourquoi ne trouverais-tu pas à toi seul le moyen de sortir de là-dedans ? Et si vraiment tu es aussi puissant que tu le dis, essaie donc de sauver ton âme d’une mort certaine ! Ah ! comme tu me rappelles l’histoire du médecin ! » — « Quel médecin encore ? » s’écria le loup. Et le renard dit :

« Il y avait un paysan qui était atteint d’une grosse tumeur à la main droite ; et cela l’empêchait de travailler. Aussi, à bout de moyens, il fit appeler un homme qu’on disait versé dans les sciences médicales. Et cet homme savant vint chez le malade, et il avait un bandeau sur un œil. Et le malade lui demanda : « Qu’as-tu à ton œil, ô médecin ? » Il répondit : « Une tumeur qui m’empêche de voir. » Alors le malade lui cria : « Tu as cette tumeur, et tu ne la guéris pas ? Et tu viens maintenant pour guérir ma tumeur à moi ? Tourne le dos et fais-moi voir la largeur de tes épaules ! »

« Et toi, ô loup de malédiction, avant de songer à me donner des conseils et à m’enseigner la finesse, sois donc assez fin pour te sauver de la fosse et te garder de ce qui va pleuvoir sur ta tête ! Sinon, reste à jamais là où tu es ! »

Alors le loup se mit à pleurer et, avant de se désespérer tout à fait, dit au renard : « Ô compagnon, je t’en prie, tire-moi de là, en l’approchant, par exemple, du rebord de la fosse et en me tendant le bout de la queue ! Et moi je m’y accrocherai et je sortirai de ce trou ! Et alors je te promets devant Allah de me repentir de toutes mes férocités passées, et je limerai mes griffes et je casserai mes grosses dents, pour ne même plus être tenté d’attaquer mes voisins ; après quoi je vêtirai la robe dure d’ascète et je me retirerai dans la solitude faire pénitence en ne mangeant plus que de l’herbe et en ne buvant plus que de l’eau ! » Mais le renard, loin de se laisser attendrir, dit au loup : « Et depuis quand peut-on si aisément changer sa nature ? Tu es loup et tu resteras loup, et ce n’est pas à moi que tu réussiras à faire croire à ton repentir ! Et d’ailleurs il faudrait que je fusse bien naïf pour te confier ma queue ! Je veux donc te voir mourir, car les sages ont dit : « La mort du méchant est un bien pour l’humanité, car elle purifie la terre !… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT CINQUANTIÈME NUIT

Elle dit :

« La mort du méchant est un bien pour l’humanité, car elle purifie la terre ! »

À ces paroles le loup se mordit la patte de désespoir et de rage contenue ; mais il adoucit encore davantage sa voix et dit au renard : « Ô renard, la race à laquelle tu appartiens est réputée chez tous les animaux de toute la terre pour ses manières exquises, sa finesse, son éloquence et la douceur de son tempérament. Cesse donc ce jeu qui ne peut être sérieux de ta part, et souviens-toi des traditions de ta famille ! » Mais le renard, à ces paroles, se mit à rire tellement qu’il s’évanouit. Mais il ne tarda pas à revenir à lui et dit au loup : « Je vois, ô brute merveilleuse, que ton éducation est entièrement à faire. Mais je n’ai guère le temps d’assumer une telle besogne, et veux seulement, avant que tu ne crèves, faire entrer dans tes oreilles quelques-unes des paroles des sages. Sache donc qu’il y a remède à tout, excepté à la mort ; qu’on peut tout corrompre, excepté le diamant ; et enfin qu’on peut échapper à tout, excepté à sa destinée !

« Quant à toi, tu m’as parlé tout à l’heure, je crois, de me récompenser au sortir de la fosse et de m’accorder ton amitié. Or, je te soupçonne fort semblable à ce serpent dont, sans doute, dans ton ignorance, tu ne connais guère l’histoire ! » Et, le loup ayant reconnu son ignorance à ce sujet, le renard dit :

« Oui, ô loup, il y avait une fois un serpent qui avait réussi à s’échapper d’entre les mains du jongleur. Et ce serpent, déshabitué du mouvement pour être resté si longtemps roulé dans le sac du jongleur, se traînait péniblement sur le sol, et il aurait certainement été repris par le jongleur ou écrasé, quand un passant charitable se trouva qui l’aperçut, le crut malade et, par pitié, le ramassa et le réchauffa. Or, le premier soin qu’eut le serpent en recouvrant sa vivacité fut de chercher l’endroit le plus délicat du corps de son sauveur et d’y enfoncer sa dent chargée de venin. Et l’homme tomba aussitôt mort sur le sol ! — Et d’ailleurs le poète avait déjà dit :

« Méfie-toi, joueur ! Quand la vipère adoucit son attouchement et se love câlinement, recule ! Elle va se détendre et son venin est dans ta chair avec la mort !

« Et puis, ô loup, il y a également ce vers admirable qui s’applique si bien à mon cas :

« Quand un jeune garçon a été si gentil avec toi et que tu le brusques, ne t’étonne pas s’il te garde rancune au fond de son foie, et s’il t’estropie un jour quand son bras s’est fait poilu !

« Or, moi, ô maudit, pour commencer ton châtiment et te donner un avant-goût des douceurs qui t’attendent et des belles pierres lisses qui vont te caresser la tête, au fond du trou, et en attendant que j’aille arroser ta tombe sans parcimonie, voici ce que je t’offre ! Lève donc la tête et regarde ! »

Et, ayant dit ces paroles, le renard tourna le dos, s’appuya de ses deux jambes de derrière sur le rebord de la fosse, et fit pleuvoir sur le visage du loup de quoi l’oindre et l’embaumer jusqu’à ses derniers instants.

Puis, cela fait, le renard monta sur le haut du talus, et il se mit à glapir avec rage pour appeler les maîtres et les gardions, qui ne tardèrent pas à accourir ; à leur approche, le renard se hâta de déguerpir et de se cacher, mais assez près pour voir les pierres énormes que lançaient dans la fosse les propriétaires contents, et pour entendre les hurlements d’agonie du loup, son ennemi ! »


— Ici Schahrazade se tut un moment pour boire un verre de sorbet que lui tendait la petite Doniazade, et le roi Schahriar s’écria : « Ah ! je brûlais d’impatience de voir la mort du loup ! Maintenant que c’est fait, je voudrais t’entendre me dire quelque chose sur la confiance naïve et irréfléchie et ses conséquences ! » Et Schahrazade dit : « J’écoute et j’obéis ! »