Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 04/Histoire de la princesse Donia

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 4p. 75-127).


HISTOIRE DE LA PRINCESSE DONIA AVEC LE PRINCE DIADÈME


Lorsque le prince Diadème eut entendu cette histoire admirable et qu’il eut appris combien la princesse Donia, si mystérieuse, était désirable et combien elle avait en elle de qualités de beauté et était experte dans l’art du dessin sur soie et des broderies, il fut pris, à l’heure même, d’une passion qui fit travailler son cœur énormément. Et il résolut de tout faire pour parvenir jusqu’à elle.

Il emmena donc avec lui le jeune Aziz, dont il ne voulait plus se séparer, remonta sur son cheval et reprit le chemin de la ville de son père, le roi Soleïmân-Schah, maître de la Ville-Verte et des montagnes d’Ispahân.

La première chose qu’il fit fut de mettre à la disposition de son ami Aziz une très belle maison où rien ne manquait. Et lorsqu’il se fut assuré de la sorte qu’Aziz avait tout ce qui pouvait lui convenir, il retourna au palais du roi son père, et courut s’enfermer dans son appartement en refusant de voir qui que ce fût et en pleurant passionnément. Car les choses que l’on entend font autant d’impression que celles que l’on voit ou que l’on sent.

Lorsque le roi Soleïmân-Schah, son père, le vit dans cet état de changement de teint, il comprit que Diadème avait du chagrin dans l’âme et des soucis. Il lui demanda donc : « Qu’as-tu, ô mon enfant, pour changer ainsi de teint et être si affligé ? »

Alors le prince Diadème lui raconta qu’il était amoureux de Sett-Donia, passionnément amoureux d’elle sans l’avoir jamais vue, rien qu’en entendant Aziz lui dépeindre sa démarche gracieuse, ses yeux, ses perfections et son art merveilleux dans le dessin des fleurs et des animaux.

À cette nouvelle, le roi Soleïmân-Schah fut à la limite de la perplexité et dit à son fils : « Mon enfant, ces Îles du Camphre et du Cristal sont un pays bien éloigné du nôtre ; et quoique Sett-Donia soit une princesse merveilleuse, ici, dans notre ville et dans le palais de ta mère nous ne manquons pas de filles magnifiques et de belles esclaves de toute la terre. Entre donc dans l’appartement des femmes, ô mon enfant, et choisis toutes celles qui t’agréeront parmi les cinq cents esclaves belles comme des lunes. Et si, malgré tout ce choix, aucune de ces femmes n’arrivait à te plaire, je prendrais pour toi, comme épouse, une fille d’entre les filles des rois des pays voisins ; et je te promets qu’elle sera bien plus belle et plus ingénieuse que Sett-Donia elle-même ! » Il répondit : « Mon père, je ne souhaite avoir comme épouse que la princesse Donia, celle-là même qui sait si bien peindre des gazelles sur les brocarts. Il me la faut absolument ; sinon je fuirai mon pays, mes amis et ma maison et je me tuerai à cause d’elle ! »

Alors son père vit qu’il était nuisible de le contrarier et lui dit : « Alors, mon fils, prends un peu patience, que j’aie le temps d’envoyer une députation au roi des Îles du Camphre et du Cristal pour lui demander régulièrement, et selon le cérémonial que j’employai anciennement pour moi-même quand je me mariai avec ta mère, de te donner sa fille en mariage. Et s’il refuse, j’ébranlerai sous lui la terre et ferai tomber en ruines sur sa tête son royaume tout entier, après avoir dévasté ses contrées avec une armée si nombreuse, qu’en se déployant elle atteindrait les Îles du Camphre par son avant-garde, tandis que l’arrière-garde serait encore derrière les montagnes d’Ispahân, frontières de mon empire ! »

Cela dit, le roi fit mander l’ami de Diadème, le jeune marchand Aziz, et lui dit : « Connais-tu la route qui mène aux Îles du Camphre et du Cristal ? » Il répondit : « Je la connais. » Le roi dit : « Je souhaiterais fort te voir accompagner là-bas mon grand-vizir que je vais envoyer auprès du roi de cette contrée. » Aziz répondit : « J’écoute et j’obéis, ô roi du temps ! »

Alors le roi Soleïmân-Schah fit appeler son grand-vizir et lui dit : « Arrange-moi cette affaire de mon fils comme tu le jugeras utile ; mais il te faut pour cela aller aux Îles du Camphre et du Cristal demander la fille du roi comme épouse pour Diadème. » Et le vizir répondit par l’ouïe et l’obéissance, tandis que le prince Diadème, impatient, se retirait dans son appartement, récitant ces vers du poète sur les peines d’amour :

« Interrogez la nuit ! Elle vous dira ma douleur et l’élégie pleine de larmes que ma tristesse module sur mon cœur.

Interrogez la nuit ! Elle vous dira que je suis le berger dont les yeux comptent les étoiles des nuits, alors que sur ses joues tombe la grêle des larmes.

Sur la terre je me sens seul, bien que mon cœur soit débordant de désirs, comme la femme aux flancs féconds qui ne trouve point la semence de gloire. »

Et il resta songeur toute la nuit, refusant la nourriture et le sommeil.

Mais, sitôt le jour levé, le roi son père se hâta de venir le trouver, et vit que son teint était encore plus pâle que la veille et son changement plus accentué ; alors pour le consoler et lui faire prendre patience, il fit hâter les préparatifs du départ d’Aziz et du vizir, et n’oublia pas de les charger de riches cadeaux pour le roi des Îles du Camphre et du Cristal et tous ceux de son entourage. Et aussitôt ils se mirent en route.

Et ils voyagèrent et voyagèrent des jours et des nuits, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés en vue des Îles du Camphre et du Cristal. Alors ils dressèrent leurs tentes sur les bords d’un fleuve ; et le vizir dépêcha un courrier annoncer au roi leur arrivée. Et la journée n’était pas encore à sa fin qu’ils virent venir à leur rencontre les chambellans et les émirs du roi, qui se mirent aussitôt à leur disposition après les salams et les souhaits de bienvenue, et les accompagnèrent jusqu’au palais du roi.

Alors Aziz et le vizir entrèrent au palais et se présentèrent entre les mains du roi auquel ils remirent les présents de leur maître Soleïmân-Schah ; et il les en remercia, leur disant : « Je les agrée de tout cœur amical, sur ma tête et dans mes yeux ! » Et aussitôt Aziz et le vizir, selon l’usage, se retirèrent et restèrent cinq jours dans le palais à se reposer des fatigues de leur voyage.

Mais au matin du cinquième jour, le vizir s’habilla de sa robe d’honneur et alla, seul cette fois, se présenter devant le trône du roi. Et il lui soumit la demande de son maître et se tut respectueusement, attendant la réponse.

En entendant les paroles du vizir, le roi devint soudain fort soucieux et baissa la tête, et, tout perplexe et songeur, il resta longtemps ne sachant comment faire une réponse à l’envoyé du puissant roi de la Ville-Verte et des montagnes d’Ispahân.

Car il savait, par expérience, combien sa fille avait le mariage en horreur, et que la demande du roi allait être repoussée avec indignation comme toutes celles qui lui avaient été déjà faites par les principaux princes des royaumes avoisinants et de toutes les parties des terres autour et alentour.

Enfin le roi finit par relever la tête et fit signe au chef des eunuques de s’approcher et lui dit : « Va trouver immédiatement ta maîtresse Sett-Donia, présente-lui les hommages du vizir et les cadeaux qu’il nous apporte, et répète-lui exactement ce que tu viens d’entendre de sa bouche. » Et l’eunuque baisa la terre entre les mains du roi, et disparut.

Au bout d’une heure, il revint et il avait le nez allongé jusqu’à ses pieds ; et il dit au roi : « Ô roi des siècles et du temps, je me suis présenté devant ma maîtresse Sett-Donia ; mais à peine lui avais-je formulé la demande du seigneur vizir, que ses yeux furent pleins de colère, et elle se leva sur son séant et saisit une masse et courut à moi pour me casser la tête. Alors moi je me hâtai de fuir au plus vite ; mais elle me poursuivit à travers les portes en me criant : « Si mon père veut, malgré tout, me forcer quand même à me marier, qu’il sache bien que mon époux n’aura pas le temps de voir mon visage à découvert : je le tuerai de ma propre main et je me tuerai moi-même après ! »

À ces paroles du chef eunuque…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, comme elle était discrète, elle ne voulut pas prolonger davantage le récit, cette nuit-là.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT TRENTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’à ces paroles du chef eunuque, le roi, père de Sett-Donia, dit au vizir et à Aziz : « Vous venez d’entendre de vos propres oreilles. Vous transmettrez donc mes salams au roi Soleïmân-Schah et vous lui rapporterez la chose en lui disant l’horreur que ma fille éprouve pour le mariage. Et qu’Allah vous fasse parvenir dans votre pays en toute sécurité ! »

Alors le vizir et Aziz, ayant vu le résultat négatif de leur mission, se hâtèrent de retourner dans la Ville-Verte et de rapporter au roi Soleïmân-Schah ce qu’ils avaient entendu.

À cette nouvelle, le roi entra dans une grande colère et voulut donner immédiatement l’ordre à ses émirs et à ses lieutenants de rassembler les troupes et d’aller envahir les contrées des Îles du Camphre et du Cristal.

Mais le vizir demanda la permission de parler et dit : « Ô roi, il ne faut point faire cela, car vraiment la faute n’est guère au père, mais à la fille ; et l’empêchement ne vient que d’elle seule. Et son père lui-même est aussi contrarié que nous tous. Et d’ailleurs je t’ai rapporté les paroles terribles qu’elle a dites à l’effaré chef eunuque ! »

Lorsque le roi Soleïmân-Schah eut entendu son vizir, il lui donna raison et fut fort effrayé pour son fils de la vengeance de la princesse. Et il se dit en lui-même : « Même si j’envahissais leur pays et réduisais la jeune fille en esclavage, cela ne nous servirait de rien, puisqu’elle a juré de se tuer ! »

Il fit alors monter le prince Diadème et, affligé d’avance de la peine qu’il allait lui causer, il le mit au courant de la vérité. Mais le prince Diadème loin de se désespérer, dit d’un ton ferme à son père : « Ô mon père, ne crois point que je vais laisser les choses en leur état : je le jure devant Allah, Sett-Donia sera mon épouse, ou je ne suis plus ton fils Diadème ! Au risque de ma vie, je parviendrai jusqu’à elle ! » Le roi dit : « Et comment cela ? » Il répondit : « J’irai en qualité de marchand ! » Le roi dit : « Dans ce cas, prends avec toi le vizir et Aziz. » Et aussitôt il fit acheter pour cent mille dinars de riches marchandises, qu’il lui offrit, et fit même vider dans les ballots des trésors contenus dans ses propres armoires. Et il lui donna cent mille dinars en or et des chevaux et des chameaux et des mulets et des tentes fastueuses doublées de soie aux couleurs agréables.

Alors Diadème baisa les mains de son père et mit ses habits de voyage et alla trouver sa mère et lui baisa les mains ; et sa mère lui donna cent mille dinars et pleura beaucoup et appela sur lui la bénédiction d’Allah et fit des vœux pour la satisfaction de son âme et pour son retour en sécurité au milieu des siens. Et les cinq cents femmes du palais se mirent aussi notoirement à pleurer, en entourant la mère de Diadème, et en le regardant, silencieuses, avec respect et tendresse.

Mais Diadème sortit bientôt de l’appartement de sa mère et emmena son ami Aziz et le vieux vizir et donna l’ordre du départ. Et comme Aziz pleurait, il lui dit : « Pourquoi pleures-tu, mon frère Aziz ? » Il dit : « Mon frère, je sens bien que je ne puis plus me séparer de toi ; mais il y a si longtemps que j’ai quitté ma pauvre mère ! Et maintenant que ma caravane va arriver dans mon pays, que deviendra ma mère quand elle ne me verra pas avec les marchands ? » Diadème dit : « Sois tranquille, Aziz ! Tu retourneras dans ton pays sitôt qu’Allah le voudra après nous avoir facilité les moyens de parvenir à notre but. » Et ils se mirent en route.

Ils ne cessèrent donc de voyager en compagnie du sage vizir qui, pour les distraire et faire prendre patience à Diadème, leur racontait des histoires admirables. Et Aziz aussi récitait à Diadème des poèmes sublimes et improvisait des vers pleins de charme sur l’attente d’amour et sur les amants, — tels que ceux-ci entre mille :

« Je viens, amis, vous conter ma folie et comme l’amour a su me rendre enfant et jeune à la vie.

Toi que je pleure ! la nuit ravive en mon âme ton souvenir, et le matin jaillit sur mon front qui n’a point connu le sommeil. Oh ! quand donc, après l’absence, viendra le retour ! »

Or, au bout d’un mois de voyage, ils arrivèrent dans la capitale des Îles du Camphre et du Cristal, et, en entrant dans le grand souk des marchands, Diadème sentit déjà s’alléger le poids de ses soucis, et des battements joyeux animèrent son cœur. Ils descendirent, sur l’avis d’Aziz dans le grand khân, et louèrent pour eux seuls tous les magasins du bas et toutes les chambres du haut, en attendant que le vizir allât leur louer une maison dans la ville. Et ils rangèrent dans les magasins leurs ballots de marchandises et, après s’être reposés quatre jours dans le khân, ils allèrent visiter les marchands du grand souk des soieries.

En chemin, le vizir dit à Diadème et à Aziz : « Je pense à une chose qu’il nous faudra faire avant tout, sans laquelle nous ne pourrions jamais atteindre le but souhaité. » Ils répondirent : « Nous sommes prêts à t’écouter, car les vieillards sont féconds en inspirations, surtout quand ils ont, comme toi, l’expérience des affaires. » Il dit : « Mon idée est que, au lieu de laisser les marchandises enfermées dans le khân où les clients ne peuvent les voir, nous ouvrions pour toi, prince Diadème, en qualité de marchand, une grande boutique dans le souk même des soieries. Et tu resteras toi-même à l’entrée de la boutique pour vendre et montrer, alors qu’Aziz se tiendra au fond de la boutique pour te passer les étoffes et les dérouler. Et, de la sorte, comme tu es parfaitement beau, et qu’Aziz ne l’est pas moins, en peu de temps la boutique sera la plus achalandée de tout le souk. » Et Diadème répondit : « L’idée est admirable ! » Et vêtu, comme il était, de sa belle robe de riche marchand, il pénétra dans le grand souk des soieries suivi d’Aziz, du vizir et de tous ses serviteurs.

Lorsque les marchands du souk virent passer Diadème, ils furent complètement éblouis de sa beauté et cessèrent de s’occuper de leurs clients ; et ceux qui coupaient les étoffes tinrent leurs ciseaux en l’air ; et ceux qui achetaient négligeaient leurs achats. Et tous à la fois se demandaient : « Est-ce que, par hasard, le portier Radouân, qui a les clefs des jardins du ciel, aurait oublié de fermer les portes, que soit ainsi descendu sur terre ce céleste adolescent ? » Et d’autres s’exclamaient sur son passage : « Ya Allah ! que tes anges sont beaux ! »

Arrivés au milieu du souk, ils s’informèrent de l’endroit où se tenait le grand cheikh des marchands, et se dirigèrent vers la boutique qu’on se hâta de leur montrer. Lorsqu’ils y arrivèrent, tous ceux qui étaient assis se levèrent en leur honneur, en pensant : « Ce vieillard vénérable est le père de ces deux adolescents si beaux ! » Et le vizir, après les salams, demanda : « Ô marchands, quel est d’entre vous celui qui est le grand cheikh du souk ? » Ils répondirent : « Le voici ! » Et le vizir regarda le marchand qu’on lui désignait, et vit que c’était un grand vieillard à la barbe blanche, à la mine respectable et à la figure souriante, qui se hâta aussitôt de leur faire les honneurs de sa boutique, avec de cordiaux souhaits de bienvenue, et qui les invita à s’asseoir sur le tapis, à ses côtés, et leur dit : « Je suis prêt à vous rendre tout service souhaité ! »

Alors le vizir dit : « Ô cheikh plein d’urbanité, voilà déjà des années que moi, avec ces deux enfants, je voyage par les villes et les contrées pour leur faire voir les peuples divers, compléter leur instruction, leur apprendre à vendre et à acheter et à tirer leur profit des usages et des mœurs des habitants. Et c’est dans ce but que nous venons nous établir ici pour quelque temps ; afin que mes enfants se réjouissent la vue de toutes les belles choses de cette ville et apprennent de ceux qui l’habitent la douceur des manières et la politesse. Nous te prions donc de nous faire louer une boutique spacieuse, bien située, pour que nous y exposions les marchandises de notre pays lointain. »

À ces paroles, le cheikh du souk répondit : « Certes ! il m’est fort agréable de vous satisfaire. » Et il se tourna vers les adolescents pour les mieux regarder et de ce seul coup d’œil il fut dans un saisissement sans bornes, tant leur beauté l’avait ému. Car ce cheikh du souk adorait ouvertement et à la folie les beaux yeux des adolescents, et sa prédilection allait à l’amour des jeunes garçons plutôt qu’à celui des jeunes filles ; et il préférait de beaucoup le goût acide des petits.

Donc il pensa en lui-même : « Gloire et louange à Celui qui les a créés et les a modelés, et d’une matière sans vie a formé pareille beauté ! » Et il se leva et les servit mieux qu’un esclave ne l’eût fait pour ses maîtres, et se consacra entièrement à leurs ordres. Et il se hâta de les emmener tous trois et de leur faire visiter les boutiques disponibles, et il finit par leur en choisir une au milieu même du souk. Cette boutique était la plus belle de toutes, la plus claire, le plus vaste et la mieux exposée aux regards ; elle était coquettement bâtie, ornée de devantures en bois ouvragé et d’étagères superposées et alternées, en ivoire, en ébène et en cristal ; et la rue à l’entour était bien balayée et bien arrosée ; et, la nuit, le gardien du souk stationnait de préférence devant sa porte. Et le cheikh, aussitôt le prix débattu, remit les clefs de la boutique au vizir, en lui disant : « Qu’Allah la rende une boutique prospère et bénie, sous les auspices de ce jour de blancheur, entre les mains de tes enfants ! »

Alors le vizir fit porter et ranger dans la boutique les marchandises de valeur, les belles étoffes, les brocarts et tous les trésors inestimables qui sortaient des armoires du roi Soleïmân-Schah. Et, ce travail une fois terminé, il emmena les deux adolescents prendre un bain au hammam situé à quelques pas, près de la grande porte du souk, hammam fameux pour sa propreté et ses marbres luisants et où l’on accédait par cinq marches où étaient rangées les socques de bois, en bon ordre.

Les deux amis, ayant vite fini de prendre leur bain, ne voulurent pas attendre que le vizir eût fini de prendre le sien, tant ils avaient hâte d’aller occuper leur poste dans la boutique. Ils sortirent donc joyeux, et la première personne qu’ils virent fut le vieux cheikh du souk, qui attendait passionnément sur les marches leur sortie du hammam. Or, le bain avait donné beaucoup plus d’éclat à leur beauté et de fraîcheur à leur teint ; et…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT TRENTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

Or, le bain avait encore donné beaucoup plus d’éclat à leur beauté et de fraîcheur à leur teint ; et le vieillard les compara, en son âme, à deux jeunes faons sveltes et gentils. Et il vit combien leurs joues étaient devenues roses, et comme leurs yeux noirs s’étaient foncés et leur visage éclairé ; et ils étaient devenus aussi tendres que deux rameaux colorés de leurs fruits ou comme deux lunes lactées et douces ; et il pensa à ce vers du poète :

À toucher sa main seulement, tous mes sens s’érigent, et je frissonne ! Comment ferais-je si je voyais son corps où se marient la limpidité de l’eau et l’or de la lumière !

Il alla donc au devant d’eux et leur dit : « Enfants, puissiez-vous vous être délectés de ce bain ! Et qu’Allah ne vous en prive jamais et vous le renouvelle éternellement ! » Et Diadème répondit de sa manière la plus charmante et avec une intonation parfaitement gentille : « Nous eussions souhaité partager avec toi ce plaisir ! » Et tous deux l’entourèrent respectueusement et, par déférence pour son âge et pour son rang de cheikh du souk, ils marchèrent devant lui, lui ouvrant la route, et prirent le chemin de leur boutique.

Or, comme ils marchaient ainsi les premiers, le vieux cheikh remarquait combien gracieuse était leur démarche et comme leur croupe frémissait sous la robe et tressaillait de leurs pas. Alors il ne put plus comprimer ses élans, et ses yeux étincelèrent, et il souffla et renifla, et il récita ces strophes au sens compliqué :

« Il n’y a point à s’étonner si, examinant les formes qui charment notre cœur, nous les voyons frémir, bien que massives de poids.

Car toutes les sphères du ciel tressaillent en tournoyant et tous les globes frémissent au mouvement. »

Lorsque les deux adolescents eurent entendu ces vers, ils furent loin d’en deviner le sens et de soupçonner la lubricité du vieux cheikh. Au contraire ! Ils crurent y saisir une délicate louange à leur intention, et ils en furent très touchés et le remercièrent et voulurent à toute force l’entraîner avec eux au hammam, pour lui faire plaisir, puisque c’était là la plus grande marque d’amitié. Et le vieux du souk, après quelques difficultés pour la forme, accepta en étincelant de désir dans son âme et reprit avec eux le chemin du hammam.

Lorsqu’ils furent entrés, le vizir, qui se séchait dans une des salles privées, les vit ; et, en apercevant le cheikh, il sortit au devant d’eux et s’avança vers le bassin central, où ils s’étaient arrêtés, et invita chaleureusement le cheikh à entrer dans sa salle à lui ; mais le vieillard ne voulait point, disait-il, abuser de tant de bonté, d’autant que Diadème et Aziz le tenaient chacun par une main et l’entraînaient déjà vers la salle qu’ils s’étaient réservée. Alors le vizir n’insista pas et rentra se sécher.

Une fois seuls, Aziz et Diadème déshabillèrent le vénérable cheikh et se dévêtirent eux-mêmes complètement et commencèrent par le masser énergiquement, pendant qu’il coulait vers eux, d’en dessous, des regards furtifs ; puis Diadème jura que c’était à lui seul que revenait l’honneur de le savonner, et Aziz jura qu’il lui restait, à lui, le plaisir de lui verser l’eau avec le petit bassin de cuivre. Et, entre eux deux, le vieux cheikh se croyait transporté au paradis.

Et ils ne cessèrent de la sorte de le frictionner, savonner et de lui verser l’eau, qu’une fois le vizir arrivé au milieu d’eux, à la grande désolation du vieux cheikh. Alors ils l’épongèrent avec les grandes serviettes chaudes, puis avec les serviettes fraîches et parfumées, et l’habillèrent et l’assirent sur l’estrade où ils lui offrirent des sorbets au musc et à l’eau de roses.

Alors le cheikh fit semblant de prendre intérêt à la conversation du vizir, mais en réalité il n’avait d’attention et de regards que pour les deux adolescents qui allaient et venaient, gracieux, pour le servir. Et, comme le vizir lui faisait les souhaits d’usage après le bain, il répondit : « Quelle bénédiction est entrée avec vous autres dans notre ville ! Et quel bonheur que votre arrivée ! » Et il leur récita cette strophe :

« À leur venue, nos collines ont reverdi et notre sol a tressailli et refleuri. Et la terre et les habitants de la terre ensemble se sont écriés : « Aisance douce et amitié aux hôtes charmants ! »

Et tous les trois le remercièrent pour son exquise urbanité ; et il répliqua : « Qu’Allah vous assure à tous la vie la plus agréable et préserve, ô marchand illustre, tes beaux enfants du mauvais œil ! » Le vizir dit : « Et que le bain te soit, par la grâce d’Allah, un redoublement de force et de santé ! Car, ô vénérable cheikh, n’est-ce point que l’eau est le vrai bien de la vie en ce monde et le hammam un séjour de délices ? » Le cheikh du souk dit : « Certes, par Allah ! Aussi que de poèmes admirables le hammam n’a-t-il pas inspirés aux grands poètes ! N’en connaissez-vous point quelques-uns ? » Diadème, le premier, s’écria : « Si j’en connais ? Écoutez ceux-ci :

« Vie du hammam, ta douceur est merveilleuse ! Ô hammam, ta durée est si brève ! Et que ne puis-je, dans ton sein, écouler ma vie toute ! hammam admirable, hammam de mes sens !

Quand tu existes, le Paradis lui-même devient exécrable ; et si tu étais l’Enfer, je m’y précipiterais, avec quel bonheur ! »

Lorsque Diadème eut récité ce poème, Aziz s’écria : « Moi aussi je sais des vers sur le hammam ! » Le cheikh du souk dit : « Réjouis-en notre goût ! » Aziz récita rythmiquement :

« C’est une demeure qui a pris aux roches fleuries leurs broderies. Sa chaleur te le ferait prendre pour une bouche d’enfer, si bientôt tu n’en éprouvais les délices, et si tu ne voyais en son milieu tant de lunes et de soleils ! »

Lorsqu’il eut fini cette strophe, Aziz s’assit à côté de Diadème. Alors le cheikh du souk fut extrêmement émerveillé de leur gentillesse et de leur talent et s’écria : « Par Allah ! vous avez su unir en vous l’éloquence et la beauté ! Laissez-moi maintenant vous dire à mon tour quelques vers délicieux. Ou plutôt, je vais vous les chanter, car nos chants seuls peuvent rendre la beauté de ces rythmes ! » Et le cheikh du souk appuya sa main contre sa joue, ferma les yeux à demi, dodelina de la tête et chanta avec mélodie :

« Feu du hammam, ta chaleur est notre vie. Ô feu, tu rends la force à nos corps ; et nos âmes par toi s’allègent et se refont.

Ô hammam, mon ami ! Ah ! tiédeur d’air, fraîcheur de bassins, bruit d’eau, lumière de haut, marbres purs, salles d’ombre, odeurs d’encens et de corps parfumés, je vous adore !

Tu brûles sans cesse d’une flamme qui jamais ne s’éteint, et tu restes frais à la surface et plein de ténèbres douces ! Tu es sombre, hammam, malgré le feu, comme mon âme et mes désirs. Ô hammam ! »

Puis il regarda les adolescents, laissa un instant son âme vagabonder dans le jardin de leur beauté et, s’en étant inspiré, il récita ces deux strophes à leur intention :

« J’allai à leur demeure, et, dès la porte, je fus reçu d’un visage gentil et d’un œil plein de sourires.

Je goûtai toutes les délices de leur hospitalité et sentis la douceur de leur feu ! Comment ne serais-je pas l’esclave de leurs charmes ! »

À l’audition de ces vers et de ce chant, ils furent extrêmement charmés et émerveillés de l’art du cheikh. Aussi le remercièrent-ils avec effusion et, comme le soir tombait, ils l’accompagnèrent jusqu’à la porte du hammam et, bien qu’il eût beaucoup insisté auprès d’eux pour leur faire accepter son invitation à un repas dans sa maison, ils s’excusèrent et, ayant pris congé de lui, ils s’éloignèrent, tandis que le vieux cheikh s’immobilisait à les regarder encore.

Ils rentrèrent donc chez eux où ils mangèrent et burent et se couchèrent ensemble dans un bonheur parfait, jusqu’au matin. Alors ils se levèrent, firent leurs ablutions et remplirent le devoir de la prière ; puis, à l’ouverture des portes du souk, ils se dirigèrent vers leur boutique qu’ils ouvrirent pour la première fois.

Or, les serviteurs avaient bien arrangé la boutique, car ils avaient du goût, et l’avaient tendue de draperies de soie et avaient placé à l’endroit qu’il fallait deux tapis royaux, qui pouvaient valoir chacun mille dinars, et deux coussins bordés de filets et brodés d’or, qui pouvaient valoir chacun cent dinars. Et sur les étagères, d’ivoire, d’ébène et de cristal étaient rangées en bon ordre les marchandises de prix et les trésors inestimables.

Alors Diadème s’assit sur l’un des tapis, Aziz sur l’autre et le vizir se plaça au milieu, entre eux, au centre même de la boutique ; et les serviteurs les entourèrent, rivalisant d’empressement dans l’exécution de leurs ordres.

Aussi bientôt tous les habitants entendirent parler de cette boutique admirable, et les clients y affluèrent de toutes parts, et c’était à qui recevrait ses emplettes de la main de cet adolescent qu’on nommait Diadème, et dont la réputation de beauté faisait tourner toutes les têtes et s’envoler toutes les raisons. De son côté, le vizir, ayant constaté que les affaires allaient à merveille, recommanda encore une fois à Diadème et à Aziz une grande discrétion, et rentra tranquillement se reposer à la maison.

Or, cet état dura de la sorte un certain temps, au bout duquel Diadème, ne voyant rien s’annoncer du côté de la princesse Donia, commençait à s’impatienter et même à se désespérer jusqu’à en perdre le sommeil, lorsqu’un jour, comme il s’entretenait de ses peines avec son ami Aziz, sur le devant de leur boutique…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT TRENTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

Un jour, comme il s’entretenait de ses peines avec son ami Aziz sur le devant de leur boutique, une vieille femme, très dignement drapée d’un grand voile de satin noir, vint à passer dans le souk ; et son attention ne tarda pas à être attirée par la boutique merveilleuse et la beauté du jeune marchand assis sur le tapis. Et elle fut tellement saisie d’émotion qu’elle en mouilla ses culottes. Puis elle attacha ses regards sur le jeune homme et pensa en son âme : « Ce n’est certes pas un homme, mais un ange ou quelque roi d’un pays de rêve ! » Alors elle s’approcha de la boutique et salua le jeune marchand qui lui rendit son salut et, sur les signes que lui fit Aziz du fond de la boutique, se leva en son honneur et lui sourit de son plus agréable sourire. Puis il l’invita à s’asseoir sur le tapis, et s’assit à côté d’elle et se mit à lui faire de l’air avec son éventail jusqu’à ce qu’elle se fût bien reposée dans la fraîcheur.

Alors la vieille dit à Diadème : « Mon enfant, ô toi qui réunis toutes les perfections et toutes les grâces, es-tu de ce pays ? » Et Diadème, de son parler gentil et pur et plein d’attirance dit : « Par Allah ! ô ma maîtresse, jamais avant cette fois je n’ai mis le pied dans ces contrées où je viens dans le simple but de me distraire en les visitant. Et, pour occuper une partie de mon temps, je vends et j’achète. » La vieille dit : « Bienvenu soit l’hôte gracieux de notre ville ! Et qu’apportes-tu avec toi en fait de marchandises des pays lointains ? Fais-moi voir ce que tu as de plus beau, car le beau attire la beauté ! » Diadème fut très touché de ses paroles exquises et lui sourit pour la remercier et dit : « Je n’ai dans ma boutique que des choses qui puissent te plaire, car elles sont dignes des filles des rois et des personnes comme toi ! » La vieille dit : « Justement je désirerais faire l’achat de quelque très belle étoffe pour une robe destinée à la princesse Donia, fille de notre roi Schahramân. »

En entendant prononcer le nom de celle qu’il aimait tant, Diadème ne se posséda plus d’émotion et cria à Aziz : « Aziz, apporte-moi vite ce qu’il y a de plus beau et de plus riche d’entre nos marchandises ! » Alors Aziz ouvrit une armoire ménagée dans le mur et où il n’y avait qu’un seul paquet, mais quel paquet ! L’étoffe extérieure, frangée de glands d’or, était d’un velours de Damas où couraient, légers et colorés, des dessins de fleurs et d’oiseaux avec, au milieu, un éléphant qui dansait enivré. Et de tout ce paquet se dégageait un parfum qui exaltait l’âme. Aziz l’apporta à Diadème qui le défit et en tira l’unique étoffe qui s’y trouvait et qui avait été sertie pour ne faire qu’une seule robe destinée à quelque houri ou à quelque princesse merveilleuse. Quant à la décrire, ou à énumérer les pierreries dont elle était enrichie ou les broderies sous lesquelles la trame disparaissait, les poètes seuls, inspirés d’Allah, pourraient le faire, en vers cadencés. Pour le moins, elle devait valoir, sans l’enveloppe, cent mille dinars d’or.

Alors Diadème déroula lentement l’étoffe devant la vieille qui ne savait plus que regarder de préférence, — la beauté de la robe ou la figure adorable aux yeux noirs de l’adolescent. Et à regarder ainsi les jeunes charmes du marchand, elle sentait sa vieille chair se réchauffer et ses cuisses se serrer avec fièvre ; et elle avait une envie considérable de se gratter là où çà la démangeait.

Donc, lorsqu’elle put parler, elle dit à Diadème en le regardant avec des yeux humides de passion : « L’étoffe convient. Combien dois-je te la payer ? » Il répondit en s’inclinant : « Je suis payé plus que mon dû par le bonheur de t’avoir connue ! » Alors la vieille s’écria : « Ô adorable garçon, heureuse la femme qui peut s’étendre dans ton giron et t’enlacer la taille de ses bras ! Mais où sont les femmes qui peuvent te mériter ! Pour ma part, je n’en connais qu’une seule sur la terre ! Dis-moi, ô jeune faon, quel est ton nom ? » Il répondit : « Je m’appelle Diadème ! » Alors la vieille dit : « Mais c’est là un nom qui n’est donné qu’aux fils de rois ! Comment un marchand peut-il s’appeler Couronne-des-rois ? »

À ces paroles, Aziz, qui jusque-là n’avait dit mot, intervint à propos pour tirer son ami d’embarras. Il répondit à la vieille : » Il est le fils unique de ses parents qui l’aiment tant, qu’ils ont voulu lui donner un nom comme on en donne aux fils de rois ! » Elle dit : « Certes ! si la Beauté devait élire un roi, c’est Diadème qu’elle choisirait ! Eh bien ! ô Diadème, sache que la vieille désormais est ton esclave ! Et Allah est garant de sa dévotion à ta personne ! Bientôt tu te ressentiras de ce qu’elle va faire pour toi. Et qu’Allah te protège et te garde du mauvais sort et de l’œil des curieux ! » Puis elle prit le précieux paquet et s’en alla.

Et elle arriva, encore tout émue chez Sett-Donia qu’elle avait allaitée, enfant, et à qui elle tenait lieu de mère. Et, en entrant, elle tenait le paquet sous le bras, gravement. Alors Donia lui demanda : « Ô nourrice, que m’apportes-tu encore ? Fais voir ! » Elle dit : « Ô ma maîtresse Donia, prends et regarde ! » Et elle déroula soudain l’étoffe. Alors Donia toute heureuse et les yeux en joie s’écria : « Ma bonne Doudou, oh ! la belle robe ! Ce n’est point là une étoffe de nos pays ! » La vieille dit : « Certes, elle est belle ! Mais que dirais-tu alors si tu voyais le jeune marchand qui me l’a donnée pour toi ? Allah ! qu’il est beau ! C’est le portier Radouân qui a oublié de fermer les portes d’Éden pour ainsi le laisser descendre réjouir le foie des créatures ! Ô maîtresse, combien souhaiterais-je voir cet adolescent radieux s’endormir sur tes seins et… » Mais Donia s’écria : « Ô nourrice, assez ! Comment oses-tu me parler d’un homme, et quelle fumée te noircit la raison ? Ah ! tais-toi ! Et donne-moi cette robe, que je la touche et que je la voie de plus près ». Et elle prit l’étoffe et se mit à la caresser et à la draper sur sa taille en se tournant vers sa nourrice qui lui dit : « Maîtresse, tu es belle ainsi, mais comme un couple de beauté est préférable à l’unité ! Ô Diadème… ! » Mais Sett-Donia s’écria : « Ah ! possédée Doudou, perfide Doudou ! ne dis plus rien. Mais va chez ce marchand et demande-lui s’il a un souhait à formuler ou un service à demander ; et aussitôt le roi mon père lui donnera satisfaction ! » La vieille se mit à rire et dit, en clignant de l’œil : « Un souhait ? par Allah ! je crois bien ! Qui n’a pas de souhait ? » Et elle se leva en toute hâte et courut à la boutique de Diadème.

En la voyant arriver, Diadème sentit son cœur s’envoler de joie, et il lui prit la main et la fit s’asseoir à côté de lui, et lui fit servir des sorbets et des confitures. Alors la vieille lui dit : « Je t’annonce la bonne nouvelle ! Ma maîtresse Donia te salue et te dit : « Tu as honoré notre ville de ta venue et tu l’as illuminée. Et si tu as un souhait à faire, formule-le ! »

À ces paroles Diadème se réjouit à la limite de la réjouissance, et sa poitrine se dilata d’aise et d’épanouissement et il pensa en son âme : « L’affaire est faite ! » Et il dit à la vieille : « Je n’ai qu’un vœu : que tu fasses parvenir à Sett-Donia une lettre que je vais lui écrire et m’en apportes la réponse ! » Elle répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Alors Diadème cria à Aziz : « Donne-moi l’écritoire de cuivre, le papier et le calam ! » Et, Aziz les lui ayant apportés, il écrivit cette lettre en vers cadencés :

« Le papier que voici te porte, ô très haute, les choses multiples, les choses diverses que j’ai trouvées en fouillant un cœur atteint du mal de l’attente !

« Je mets en première ligne les signes du feu qui me brûle au dedans ; en seconde ligne mon désir et mon amour ;

« En troisième ligne ma vie et ma patience ; en quatrième ligne mon ardeur entière ; en cinquième ligne l’extrême envie de mes yeux à se réjouir ;

« Et en sixième ligne une demande de rendez-vous ! »

Puis, au bas de la lettre, il mit ceci en guise de signature :

« Cet écrit en vers rythmés et sertis à ta beauté est de la main de l’esclave de ses longs désirs, de l’enfermé dans la prison de sa douleur, du malade de ses tortures, du postulant de tes regards,le marchand diadème. »

Alors il relut sa lettre, la sabla, la plia, la cacheta et la remit à la vieille en lui glissant dans la main une bourse contenant mille dinars pour ses bons services. Et la vieille, après ses vœux pour la réussite revint en toute hâte près de sa maîtresse qui lui demanda : « Eh bien ! ma bonne Doudou, dis-moi ce qu’a demandé ce marchand, que j’aille aussitôt prier mon père de le satisfaire ! » La vieille dit : « En vérité, ô maîtresse, je ne sais ce qu’il demande, car voici une lettre dont j’ignore le contenu. » Et elle lui remit la lettre.

Lorsque la princesse Donia eut pris connaissance du contenu, elle s’écria : « Oh ! l’effronté marchand ! Comment ose-t-il lever les yeux jusqu’à moi ? » Et de rage elle se frappa les joues de ses mains et dit : « Je devrais le faire pendre à la porte de sa boutique, ce misérable ! » Alors la vieille, d’un air innocent, demanda : « Qu’y a-t-il donc de si effroyable dans cette lettre ? Le marchand réclamerait-il par hasard un prix exorbitant pour la robe en question ? » Elle dit : « Malheur ! il ne s’agit là que d’amour et de passion ! » La vieille répliqua : « C’est de l’audace, vraiment ; aussi devrais-tu, ô maîtresse, répondre à cet insolent pour le menacer, s’il continue ! » Elle dit : « Oui ! mais j’ai peur que cela ne contribue à l’enhardir encore ! » La vieille répondit : « Que non ! cela le fera rentrer en lui-même ! » Alors Sett-Donia dit : « Donne-moi mon écritoire et mon calam ! » Et elle écrivit ceci en construction de vers :

« Aveugle qui t’illusionnes, tu demandes à parvenir à l’astre, comme si jamais mortel a pu attendre à l’astre des nuits !

« Or, moi, pour t’ouvrir les yeux, je jure, par la vérité de Celui qui t’a formé d’un ver de terre et a créé de l’infini la virginité des astres immaculés,

« Que si tu oses répéter ton acte effronté, on te crucifiera sur une planche coupée dans le tronc de quelque arbre maudit. Et tu serviras d’exemple à tous les insolents ! »

Puis, ayant cacheté la lettre, elle la remit à la vieille ; celle-ci courut aussitôt la porter à Diadème, qui brûlait dans l’attente. Et Diadème, après l’avoir remerciée, ouvrit la lettre et, sitôt qu’il l’eut parcourue, fut pris d’un chagrin extrême et dit tristement à la vieille : « Elle me menace de la mort, mais je ne crains point la mort, car la vie m’est plus pénible. Et, au risque de mourir, je veux lui répondre ! » La vieille dit : « Par ta vie qui m’est chère ! je veux t’aider de tout mon pouvoir et partager avec toi tous les risques ! Écris donc ta lettre et me la donne ! » Alors Diadème cria à Aziz : « Donne à notre bonne mère mille dinars ! Et confions-nous à Allah le Tout-Puissant ! » Et il écrivit sur le papier les strophes suivantes :

« Voici que, pour mon souhait du soir, Elle me menace du deuil et de la mort, ignorant que la mort c’est le repos et que les choses n’arrivent qu’au signe du Destin.

« Par Allah ! Sa pitié ne devrait-elle pas un peu aller à ceux dont l’amour est voué aux très pures et très hautes que les yeux des humains n’osent regarder ?

« Ô mes désirs ! mes vains désirs ! ne souhaitez plus rien, et laissez mon âme s’ensevelir dans sa passion sans espérance !

» Mais toi, femme au cœur dur, ne crois point que je laisserai l’oppression devenir ma dominatrice. Et plutôt que de souffrir d’une vie sans but désormais et toute de douleur, je laisserai mon âme s’envoler avec mes espoirs ! »

Et il remit, les larmes aux yeux, la lettre à la vieille, en lui disant : « Nous te dérangeons inutilement, hélas ! je sens bien que je n’ai plus qu’à mourir ! » Elle lui dit : « Laisse-là ces tristes et faux pressentiments, et regarde-toi, ô bel adolescent ! N’es-tu point le soleil lui-même ? Et n’est-elle pas la lune ? El comment veux-tu que moi, celle dont la vie entière s’est écoulée dans les intrigues d’amour, je ne sache pas unir vos beautés ? Tranquillise donc ton âme et calme les soucis qui te désolent ! Bientôt je t’apporterai des nouvelles de joie ! » Et, sur ces paroles, elle le quitta…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT TRENTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… Et sur ces paroles, elle le quitta et, après avoir caché le billet dans ses cheveux, elle alla trouver sa maîtresse. Elle entra chez elle et lui baisa la main et s’assit, sans dire une parole. Mais au bout de quelques instants elle dit : « Ma fille bien-aimée, mes vieux cheveux sont défaits et je n’ai plus la force de les tresser. Ordonne, je te prie, à l’une de tes esclaves de venir me les peigner. » Mais Sett-Donia s’écria : « Ma bonne Doudou, je vais moi-même te les peigner, office que tant de fois tu as rempli à mon égard ! » Et la princesse Donia dénoua les tresses blanches de sa nourrice et se disposa à les peigner ; et le billet aussitôt glissa sur le tapis.

Alors Sett-Donia, surprise, voulut le ramasser, mais la vieille s’écria : « Ma fille, rends-moi ce papier ! Il a dû se prendre dans mes cheveux chez le jeune marchand. Je vais courir le lui rendre ! » Mais Donia se hâta de l’ouvrir et d’en lire le contenu ; et elle fronça les sourcils et s’écria : « Ah ! Doudou scélérate, c’est là une de tes ruses ! Mais qui m’a envoyé ce marchand calamiteux et effronté, et de quelle terre ose-t-il ainsi venir jusqu’à moi ? Et comment, moi, Donia, me résoudre à regarder cet homme qui n’est ni de ma race ni de mon sang ? Ah ! Doudou, ne t’avais-je pas dit que cet insolent allait s’enhardir ? » La vieille dit : « En vérité, c’est un vrai Cheitân ! Et son audace est une audace d’enfer ! Mais, ô ma fille et ma maîtresse, écris-lui pour la dernière fois, et je me porte garante de sa soumission à tes volontés ! Sinon, qu’il soit sacrifié, et moi avec lui ! » Aussitôt la princesse Donia prit le calam et rangea ces paroles rythmiquement :

« Insensé qui sommeilles, quand le malheur et le danger sont planants dans l’air que tu respires,

« Ignores-tu qu’il est des fleuves dont il est défendu de remonter le cours, et des solitudes interdites que nul pied humain ne foulera jamais ?…

« Et penses-tu toucher aux étoiles de l’infini, quand tous les hommes unis ne peuvent de la main atteindre aux premiers astres de la nuit ?…

« Alors !… oseras-tu encore en tes rêves, caresser ou faire plier dans tes bras la taille des houris ?…

» Tu te leurres, ô naïf, crois ta reine ! Ou sinon les corbeaux de l’épouvante obscure croasseront bientôt la mort sur ta tête et, battant de leurs ailes de nuit, autour de la tombe où l’on t’étendra, tournoieront !

Puis, ayant plié et cacheté le papier, elle le remit à la vieille qui, le lendemain, au matin, se hâta de courir le remettre à Diadème.

À la lecture de ces paroles si dures, Diadème comprit que jamais plus l’espérance ne devait vivifier son cœur, et, se tournant vers Aziz, il lui dit : « Mon frère Aziz, dis-moi, que faire maintenant ? Je n’ai plus assez d’inspiration pour lui écrire une réponse décisive ! » Aziz dit : « Je vais essayer à ta place et en ton nom ! » Diadème dit : « Oui, Aziz, écris-lui en utilisant tout ton art ! » Alors Aziz prit un papier et y disposa ces strophes :

« Seigneur Dieu, par les cinq Justes ! aide-moi dans l’excès de mes chagrins et allège mon cœur assombri de la suie de mes soucis !

« Tu connais le secret dont la flamme me brûle au dedans, et la tyrannie de la jeune cruelle qui se refuse à la miséricorde.

« Je branle la tête, les yeux fermés, et je songe à l’adversité où je plonge sans espoir jamais de délivrance.

« Ma patience et mon courage sont finis, consumés dans l’attente d’un amour qui se refuse !

« Ô l’impitoyable aux cheveux de nuit, es-tu donc si assurée contre les coups du Destin et les accidents du sort capricieux, pour ainsi te plaire à torturer le malheureux qui t’appelle ?…

» Comprends ! Un malheureux qui pour ta beauté a quitté son père, sa maison, sa patrie et les yeux des favorites ! »

Puis Aziz tendit à Diadème le papier sur lequel il venait de tracer cette construction rimée. Et Diadème ayant récité les vers pour en apprécier la tonalité, se déclara satisfait de leur allure générale et dit à Aziz : « C’est excellent ! » Et il remit la lettre à la vieille nourrice qui courut aussitôt la porter à Donia.

Lorsque la princesse eut pris connaissance de la missive, sa colère bouillonna contre la vieille, et elle s’écria : « Maudite nourrice, Doudou de calamité, c’est toi seule qui es la cause de toutes ces humiliations que je subis ! Ah ! vieille de malheur, je ne veux plus te voir devant mes yeux ! Sors vite d’ici, ou je vais te faire mettre le corps en lambeaux sous les lanières des esclaves ! Et je te casserai moi-même les os avec mes talons ! » Alors la vieille nourrice sortit précipitamment, comme Donia se disposait, en effet, à appeler les esclaves ; et elle se hâta d’aller raconter son malheur aux deux amis et se mettre sous leur protection.

À cette nouvelle, Diadème fut très affecté et il dit à la vieille en lui touchant gentiment le menton : « Par Allah ! ô notre mère, je sens à cette heure doubler mes chagrins à te voir supporter de la sorte les conséquences de ma faute ! » Mais elle répondit : « Sois tranquille, mon fils, je suis loin de renoncer à la réussite. Car il ne sera jamais dit que j’aie été, une fois dans ma vie, impuissante à unir les amoureux ! Et la difficulté ici m’incite encore davantage à user de toute ma rouerie pour te faire parvenir au but de tes désirs ! » Alors Diadème demanda : « Mais dismoi enfin, ô notre mère, quelle est donc la cause qui a poussé Sett-Donia à prendre ainsi tous les hommes en horreur ? » La vieille dit : « C’est un songe qu’elle a eu ! » Il s’écria : « Un songe, pas plus ? » Elle dit : « Simplement ! Le voici :

« Une nuit que la princesse Donia était endormie, elle vit en rêve un oiseleur qui tendait des filets dans une clairière, et qui, après avoir semé des grains de blé tout autour, sur le sol, s’éloigna et se tint à l’affût à attendre la chance.

« Or, bientôt, de tous les points de la forêt accoururent les oiseaux et s’abattirent sur les filets. Et, parmi tous ces oiseaux qui becquetaient les grains de blé, il y avait deux pigeons, le mâle et la femelle. Et le mâle tout en becquetant, faisait de temps en temps la roue autour de son épouse, sans prendre garde aux lacs qui le guettaient : aussi, dans un de ces mouvements, sa patte fut prise dans les mailles, qui se rétrécirent et s’embrouillèrent et le firent prisonnier. Et les oiseaux, effrayés de ses coups d’aile, s’envolèrent tous avec bruit.

« Mais la femelle laissa là éparse la nourriture et, courageusement, n’eût d’autre souci que de délivrer son époux. Et du bec et de la tête elle travailla si bien qu’elle lacéra le filet et finit par délivrer son mâle imprudent, avant que l’oiseleur eût le temps de venir s’en emparer. Et elle s’envola avec lui, fit une promenade dans l’air, pour revenir becqueter les grains, autour des lacets.

« De nouveau, le mâle se met à tourner autour de la femelle qui, en reculant pour éviter ses déclarations sans répit, s’approcha trop, par inadvertance, des mailles, où elle fut prise à son tour. Alors le mâle, loin de se préoccuper du sort de sa compagne, s’envola à tire d’aile avec tous les oiseaux et laissa de la sorte l’oiseleur courir s’emparer de la captive, qui fut sur l’heure égorgée !

« À ce songe, qui la saisit d’émotion, la princesse Donia se réveilla tout en larmes et m’appela pour me raconter, tremblante, sa vision, et conclure en s’écriant : « Tous les mâles se ressemblent, et les hommes doivent être pires que les animaux : il n’y a, pour une femme, rien de bon à espérer de leur égoïsme ! Aussi, je jure devant Allah que jamais je ne connaîtrai l’horreur de leur approche ! »

Lorsque le prince Diadème entendit ces paroles de la vieille, il lui dit : « Mais, ô notre mère, ne lui as-tu donc pas dit que les hommes n’étaient pas tous comme ce traître de pigeon, et que les femmes n’étaient pas toutes comme sa fidèle et malheureuse compagne ? » Elle répondit : « Rien de tout cela ne put depuis la fléchir ; et elle vit solitaire dans l’adoration de sa seule beauté ! » Diadème dit : « Ô ma mère, je t’en prie, il me faut tout de même, au risque de mourir, la voir, ne fût-ce qu’une fois, et me pénétrer l’âme d’un seul de ses regards ! Ô vieille bénie, fais cela pour moi, en tirant quelque moyen de ta fertile sagesse ! »

Alors la vieille dit : « Sache, ô lumière de mes yeux, qu’au bas du palais où habite la princesse Donia, il y a un jardin, réservé à ses seules promenades, et où elle vient une fois par mois seulement, accompagnée de ses suivantes, et après avoir pris la précaution, pour éviter les regards des passants, d’y pénétrer par une porte secrète. Or, c’est justement dans une semaine le jour de promenade de la princesse. Et c’est moi-même qui viendrai te servir de guide et le mettre en présence de l’objet aimé. Et je suis persuadée que, malgré toutes ses préventions » lorsque la princesse t’aura seulement vu, elle ne pourra qu’être vaincue par ta beauté : car l’amour est un don d’Allah et vient quand Il lui plaît ! »

Alors Diadème respira un peu plus à son aise et remercia la vieille et l’invita, puisqu’elle ne pouvait plus se présenter devant sa maîtresse, à accepter l’hospitalité de sa maison. Et il ferma la boutique ; et tous trois prirent le chemin du logis.

En route, Diadème se tourna vers Aziz et lui dit : « Mon frère Aziz, comme je ne vais plus avoir le loisir d’aller à la boutique, je te la cède entièrement. Et tu en feras ce que bon te semble ! » Et Aziz répondit par l’ouïe et l’obéissance.

Sur ces entrefaites, ils arrivèrent à leur maison et se hâtèrent de mettre le vizir au courant de toute l’histoire, et lui parlèrent aussi du songe de la princesse et du jardin où l’on devait tenter de la rencontrer. Et ils lui demandèrent son avis sur la question.

Alors le vizir réfléchit pendant un bon moment, puis il releva tête et leur dit : « J’ai trouvé la solution ! Allons d’abord au jardin pour bien examiner les lieux. » Et il laissa la vieille au logis et se dirigea aussitôt avec Diadème et Aziz vers le jardin de la princesse. Lorsqu’ils y arrivèrent, ils virent, assis à la porte, le vieux gardien qu’ils saluèrent et qui leur rendit leur salut. Alors le vizir, avant tout, commença par glisser dans la main du vieux cent dinars en lui disant : « Brave oncle, nous désirerions tant entrer nous rafraîchir l’âme dans ce beau jardin et manger un morceau près des fleurs et de l’eau ! Car nous sommes des étrangers qui cherchons partout les beaux endroits où se réjouir ! » Alors le vieux prit l’argent et dit : « Entrez donc, mes hôtes, et prenez vos aises en attendant que je coure vous acheter ce qu’il faut pour manger. » Et il les fit pénétrer dans le jardin, pour aller au souk leur acheter les provisions de bouche et revenir bientôt avec un mouton rôti et des pâtisseries. Et ils s’assirent tous en rond sur le bord d’un ruisseau, et mangèrent leur plein. Alors le vizir dit au gardien : « Ô cheikh, ce palais qui est là, devant nous, a l’air en bien mauvais état. Pourquoi donc ne le fais-tu pas réparer ? » Alors le gardien s’écria : « Par Allah ! ce palais est celui de la princesse Donia, qui le laisserait tomber en ruines plutôt que de s’en occuper : elle vit trop retirée pour prêter son attention à ces choses-là. » Le vizir dit : « Que c’est dommage, ô brave cheikh ! Le rez-de-chaussée, au moins, devrait être un peu blanchi, ne fût-ce que pour tes propres yeux. Si tu veux, je ferai moi-même tous les frais de la réparation. » Le gardien dit : « Qu’Allah t’écoute ! » Le vizir dit : « Prends alors ces cent dinars pour ta peine, et va chercher les maçons, et aussi un peintre qui soit fort versé dans la délicatesse du coloris. »

Alors le gardien se hâta d’aller chercher les maçons et le peintre, auxquels le vizir donna les instructions nécessaires. En effet, une fois la grande salle du rez-de-chaussée bien réparée et bien blanchie, le peintre se mit au travail et, suivant les ordres du vizir, il peignit une forêt et, au cœur de la forêt, des filets tendus où un pigeon était pris et battait des ailes. Et lorsqu’il eut fini, le vizir lui dit : « Peins maintenant de l’autre côté la même chose, mais en figurant un pigeon mâle qui vient délivrer sa compagne et qui alors est capturé par l’oiseleur et sacrifié, victime de son dévouement. » Et le peintre exécuta le dessin en question ; puis, largement, rétribué, il s’en alla.

Alors le vizir et les deux jeunes gens et le gardien s’assirent un instant pour bien juger de l’effet et du ton. Et Diadème, malgré tout, était triste ; et il regardait cela, tout songeur ; puis il dit à Aziz : « Mon frère, dis-moi encore quelques vers pour faire diversion aux tortures de mes pensées. » Et Aziz dit :

« Ibn-Sina, dans ses écrits sur la médecine, prescrit ceci comme remède suprême :

La souffrance d’amour n’a d’autre remède que le chant bien rythmé et la coupe légère dans les jardins !

J’ai suivi les paroles d’Ibn-Sina, mais sans résultat, hélas ! Alors, pour essayer, je courus à d’autres amours, et je vis le Destin me sourire et me dispenser la guérison.

Ibn-Sina ! tu t’es trompé ! La seule médecine à l’amour, c’est encore l’amour ! »

Alors Diadème dit à Aziz : « Le poète a peut-être raison. Mais, comme c’est difficile, quand la volonté s’en est allée ! » Puis ils se levèrent et saluèrent le vieux gardien et rentrèrent à la maison, retrouver la vieille nourrice.

Or, comme la semaine était écoulée, Sett-Donia voulut, selon son habitude, faire sa promenade dans le jardin. Mais alors elle sentit combien sa vieille nourrice lui manquait, et elle se désola et fit un retour sur elle-même et s’aperçut qu’elle avait été inhumaine à l’égard de celle qui lui avait tenu lieu de mère ; et aussitôt elle envoya un esclave au souk et un autre esclave chez toutes les connaissances de Doudou pour la chercher et la ramener. Et justement Doudou, après avoir fait à Diadème toutes les recommandations nécessaires pour ce jour, qui était celui de la rencontre au jardin, se dirigeait seule du côté du palais, et l’un des esclaves l’aborda respectueusement et la pria, au nom de sa maîtresse, qui la pleurait, de rentrer pour la réconciliation. Ce qui fut fait, après quelques difficultés pour la forme : et Donia l’embrassa sur les joues, et Doudou lui baisa les mains, et toutes deux, suivies des esclaves femmes, franchirent la porte secrète et entrèrent au jardin.

Or, de son côté, Diadème s’était conformé aux instructions de sa protectrice. En effet, après le départ de Doudou, le vizir et Aziz se levèrent et l’habillèrent d’une magnifique robe vraiment royale et qui pouvait certainement valoir cinq mille dinars, et lui ceignirent la taille d’une ceinture d’or filigrané, toute incrustée de pierreries, avec une agrafe d’émeraudes, et autour du front ils lui mirent un turban de soie blanche avec de fins dessins d’or et une aigrette de diamants ; puis ils appelèrent sur lui les bénédictions d’Allah et, après l’avoir accompagné jusqu’en vue du jardin, ils s’en retournèrent pour l’y laisser pénétrer plus facilement.

Diadème donc, en arrivant à la porte, trouva assis le bon vieux gardien qui, en le voyant, se leva aussitôt en son honneur et lui rendit son salam avec respect et cordialité. Et, comme il ignorait que la princesse Donia fût entrée dans le jardin par la porte secrète, il dit à Diadème : « Le jardin est ton jardin, et je suis ton esclave ! » Et il lui ouvrit la porte en le priant de la franchir. Puis il la referma et revint s’asseoir à la place accoutumée en louant Allah dans ses créatures.

Quant à Diadème, il se hâta de faire ce que la vieille lui avait prescrit : il se blottit derrière le massif qu’elle lui avait indiqué, à attendre là le passage de la princesse. Voilà pour lui !

Mais pour ce qui est de Sett-Donia, voici ! La vieille, tout en se promenant, lui dit : « Ô ma maîtresse, j’ai à te dire quelque chose qui contribuera à te rendre plus reposante la vue de ces beaux arbres, de ces fruits et de ces fleurs ». Donia dit : « Je suis prête à t’écouter, ma bonne Doudou ». Elle dit : « Tu devrais, vraiment, renvoyer au palais toutes ces suivantes qui t’empêchent de jouir tout à ton aise de l’air du temps et de cette délicieuse fraîcheur. Elles ne sont vraiment qu’une gène pour toi. » Donia dit : « Tu dis vrai, ô nourrice ! » Et elle renvoya aussitôt, d’un signe, ses suivantes. Et c’est ainsi que, toute seule, suivie de la vieille seulement, la princesse Donia s’avança du côté du massif où se trouvait Diadème, invisible.

Et Diadème vit la princesse Donia ; et d’un regard il put juger de sa beauté et il en fut tellement saisi qu’il s’évanouit sur place. Et Donia continua son chemin et s’avança du côté de la salle où le vizir avait fait peindre la scène de l’oiseleur ; et, sur l’injonction de Doudou, elle y pénétra, pour la première fois de sa vie : car jamais auparavant elle n’avait eu la curiosité de visiter ce local réservé aux gens de service du palais.

À la vue de cette peinture, Sett-Donia fut à la limite de la perplexité et s’écria : « Ô Doudou, regarde ! c’est mon rêve d’autrefois, mais tout à rebours ! Seigneur ! Ya rabbi ! comme mon âme est émue ! » Et comprimant son cœur, elle s’assit sur le tapis et dit : « Ô Doudou, me serais-je donc trompée ? Et Éblis le Malin se serait-il ri simplement de ma crédulité aux songes ? » Et la nourrice dit : « Ma pauvre enfant, ma vieille expérience t’avait cependant bien prévenue de ton erreur ! Mais sortons nous promener encore, maintenant que le soleil descend et que la fraîcheur est plus douce dans l’air aromatique. » Et elles sortirent au jardin.

Or, Diadème était revenu de son évanouissement et, comme le lui avait recommandé Doudou, s’était mis à se promener lentement, d’un air indifférent, comme attentif seulement à la beauté du paysage.

Aussi, à un détour d’allée, Sett-Donia l’aperçut et s’écria : « Ô nourrice ! Vois-tu ce jeune homme ? Regarde comme il est beau, et quelle taille et quelle démarche ! Le connaîtrais-tu ? par hasard, dis ! » Elle répondit : « Je ne le connais point, mais ce doit être, à en juger sur son air, le fils de quelque roi. Ah ! ma maîtresse, qu’il est merveilleux ! ah ! combien ! ah ! mon âme ! » Et Sett-Donia dit : « Il est tout à fait beau ! » La vieille dit : « Tout à fait ! Heureuse son amante ! » Et, à la dérobée, elle fit signe à Diadème de sortir du jardin et de s’en retourner chez lui. Et Diadème comprit et continua son chemin vers le dehors, cependant que la princesse Donia le suivait encore du regard et disait à sa nourrice : « Sens-tu, ô Doudou, le changement qui se fait en moi ? Est-ce possible que moi, Donia, je puisse éprouver un tel trouble à la vue d’un homme ! Ô nourrice, je sens moi-même que je suis prise et que, maintenant, je vais à mon tour te demander tes bons offices. » La vieille dit : « Qu’Allah confonde le Tentateur maudit ! Te voilà, ô maîtresse, prise dans les filets ! Mais aussi, qu’il est beau, le mâle qui va te délivrer ! » Donia dit : « Ô Doudou, ma bonne Doudou, il te faut absolument m’amener ce beau jeune homme ! Je ne le veux que de tes mains, nourrice, chère nourrice ! Cours vite, de grâce, me le chercher ! Et voici, pour toi, mille dinars et une robe de mille dinars. Et si tu refuses, je meurs ! » La vieille dit : « Retourne alors au palais, et laisse-moi agir à ma guise. Je te promets la réalisation de cette union admirable ! »

Et aussitôt elle quitta Sett-Donia et sortit retrouver le beau Diadème, qui la reçut avec joie et commença par lui donner mille dinars d’or. Et la vieille lui dit : « Il s’est passé telle et telle chose. » Et elle lui raconta l’émotion de Sett-Donia et leur dialogue. Et Diadème dit : « Mais à quand notre union ? » Elle répondit : « Demain sans faute ! » Alors il lui donna encore une robe et des cadeaux pour mille dinars d’or, qu’elle accepta en lui disant : « Je viendrai moi-même te prendre à l’heure propice. » Et elle s’en alla en toute hâte retrouver sa maîtresse Donia, qui l’attendait anxieuse et qui lui dit : « Quelles nouvelles, ô Doudou, m’apportes-tu de l’ami ? » Elle répondit : « J’ai réussi à retrouver ses traces et à lui parler. Dès demain, je te l’amènerai par la main. » Alors Sett-Donia fut au comble du bonheur et donna à sa nourrice mille dinars d’or et des cadeaux pour mille autres dinars. Et, cette nuit-là, tous les trois s’endormirent l’âme imprégnée de l’espérance douce et du contentement.

Or, à peine matin, la vieille était déjà à la demeure de Diadème, qui l’attendait. Elle défit un paquet qu’elle avait apporté et en tira des vêtements de femme dont elle habilla Diadème, et finit par l’envelopper complètement du grand izar et lui couvrit le visage d’une voilette épaisse ; puis elle lui dit : « Maintenant imite dans ta démarche les mouvements des femmes qui balancent leurs hanches à droite et à gauche, et fais des petits pas, comme les jeunes vierges. Et surtout laisse-moi répondre seule à toutes les questions des gens, et sous n’importe quel prétexte ne fais entendre ta voix ! » Et Diadème répondit par l’ouïe et l’obéissance.

Alors ils sortirent tous deux et se mirent à marcher jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la porte du palais dont le gardien était justement le chef eunuque en personne. Aussi à la vue de la nouvelle venue, qu’il ne connaissait pas, le chef eunuque demanda à la vieille : « Qui est donc cette jeune personne que je n’ai jamais vue. Fais-là un peu approcher, que je l’examine : les ordres sont formels, et je dois palper en tous sens et, s’il le faut, mettre nues toutes les nouvelles esclaves dont j’ai la responsabilité ! Or, celle-ci, je ne la connais pas : laisse-moi donc la palper de mes mains et la voir de mes yeux ! » Mais la vieille se récria, disant : « Que dis-tu là, ô chef du palais ! Ne sais-tu… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète selon son habitude, ne prolongea pas davantage le récit celle nuit-là.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT TRENTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« Que dis-tu là, ô chef du palais ! Ne sais-tu que cette esclave, c’est Sett-Donia elle-même qui l’envoie chercher pour utiliser son talent de brodeuse sur étoffe ? Et ne sais-tu donc que c’est une de celles qui exécutent, sur la soie, les dessins admirables de la princesse ? » Mais l’eunuque se renfrogna et dit : « Il n’y a pas de broderies qui tiennent ! Il me faut absolument palper partout la nouvelle venue et l’examiner de face, de dos, de flanc, de haut et de bas ! »

À ces paroles, la vieille nourrice montra les signes d’une fureur extrême et se planta devant l’eunuque et lui dit : « Et moi qui t’avais toujours pris pour le modèle de la politesse et des bonnes manières ! Que t’arrive-t-il donc soudain ? Voudrais-tu m’obliger à te faire chasser du palais ? » Puis elle se tourna vers Diadème déguisé et lui cria : « Ma fille, excuse notre chef ! C’est une plaisanterie de sa part ! Passe donc sans crainte ! » Alors Diadème franchit la porte en mouvant ses hanches et en jetant un sourire, sous la voilette, au chef eunuque immobilisé par sa beauté que laissait transparaître l’étoffe douce. Et, guidé par la vieille, il entra dans un corridor, puis dans une galerie, puis dans d’autres corridors et d’autres galeries, jusqu’à ce qu’il arrivât, au bout de la septième galerie, à une salle qui donnait sur une grande cour par six portes aux rideaux abaissés. Et la vieille lui dit : « Compte les portes l’une après l’autre et entre par la septième : et tu trouveras, ô jeune marchand, ce qui est au-dessus de toutes les richesses de la terre, la fleur vierge, la jeune chair et la douceur qu’on nomme Sett-Donia ! »

Alors le prince Diadème, sous ses habits de femme, compta les portes et entra par la septième. Et, laissant retomber les rideaux, il releva la voilette qui lui cachait les traits. Or, Sett-Donia, en ce moment, était endormie sur le divan. Et elle n’était vêtue que de la transparence seulement de sa peau de jasmin. Et d’elle toute se dégageait l’appel aux caresses inconnues. Alors, d’un mouvement, Diadème se dégagea des vêtements qui l’encombraient et, svelte, bondit vers le divan et prit dans ses bras la princesse endormie. Et le cri d’effarement de la jeune fille, soudain réveillée, fut étouffé par les lèvres qui la dévoraient. Et c’est ainsi qu’eut lieu la rencontre première du beau prince Diadème et de la princesse Donia, au milieu des cuisses qui s’enlaçaient et des jambes qui trépidaient. Et cela dura de la sorte l’espace d’un mois, sans que de part ou d’autre on discontinuât les baisers éclatants ou les rires qui bénissaient l’Ordonnateur de toutes choses belles. Or, voilà pour eux !

Mais, pour ce qui est du vizir et d’Aziz, ils restèrent jusqu’à la nuit à attendre, avec anxiété, le retour de Diadème. Et quand ils virent qu’il n’arrivait pas, ils commencèrent à sérieusement s’inquiéter ; quand le matin vint, sans nouvelles de l’imprudent, ils ne doutèrent plus de sa perte et furent complètement décontenancés ; et, dans leur douleur et leur perplexité, ils ne surent plus à quel parti s’arrêter. El Aziz dit, d’une voix étranglée : « Les portes du palais ne se rouvriront jamais plus sur notre maître ! Oh ! que devons-nous faire maintenant ? » Le vizir dit : « Attendre encore ici, sans bouger ! » Et ils restèrent ainsi durant tout le mois, ne mangeant ni ne dormant plus, et se lamentant sur ce malheur sans recours. Aussi comme, au bout du mois, ils n’avaient toujours pas signe de l’existence de Diadème, le vizir dit : « Mon enfant, quelle situation lamentable et difficile ! Je crois que le meilleur parti à prendre est encore de nous en retourner dans notre pays, mettre le roi au courant de ce malheur : sinon il nous reprocherait d’avoir négligé de l’en avertir. » Et, à l’heure même, ils firent tous leurs préparatifs de voyage, et partirent pour la Ville-Verte qui était la capitale du roi Soleïmân-Schah.

À peine furent-ils arrivés, qu’ils se hâtèrent de monter au palais et de mettre le roi au courant de toute l’histoire et de la fin malheureuse de l’aventure. Et ils se turent pour éclater en sanglots.

À cette nouvelle terrible, le roi Soleïmân-Schah sentit le monde entier s’écrouler sous lui et s’effondra lui-même sans connaissance. Mais à quoi désormais pouvaient servir les larmes et les pleurs du regret ? Aussi le roi Soleïmân-Schah, comprimant la douleur qui lui rongeait le foie et lui noircissait l’âme et la terre entière devant les yeux, jura qu’il allait venger la perte de son fils Diadème par une vengeance sans précédent. Et aussitôt il fit appeler, par les crieurs publics, tous les hommes capables de tenir la lance ou l’épée, et toute l’armée avec ses chefs ; et il fit sortir tous ses engins de guerre, ses tentes et ses éléphants ; et, suivi ainsi de tout son peuple, qui l’aimait extrêmement pour son équité et sa générosité, il se mit en route pour les Îles du Camphre et du Cristal.

Pendant ce temps, dans le palais qu’illuminait le bonheur, les deux amants, Diadème et Donia, ne cessaient de s’aimer de plus en plus et ne se levaient des tapis que pour boire ensemble et chanter. Et cela dura de la sorte l’espace de six mois. Or, un jour que l’amour de son amie le ravissait à la limite de tout, Diadème dit à Donia : « Ô l’adorée de mes entrailles, il y a encore une chose qui nous manque pour que notre amour soit admirable ! » Elle lui dit, étonnée : « Ô Diadème, lumière de mes yeux, que peux-tu encore souhaiter ? N’as-tu point mes lèvres et mes seins, mes cuisses et toute ma chair, et mes bras qui t’enlacent et mon âme qui te désire ? Si tu souhaites encore d’autres gestes d’amour que je ne connaisse pas, pourquoi différer de m’en parler ? Et sur l’heure tu verras si je sais les exécuter ! » Diadème dit : « Mon agneau, il ne s’agit pas du tout de cela. Laisse-moi donc te révéler qui je suis ! Sache, ô princesse, que moi-même je suis un fils de roi, et non un marchand du souk. Et le nom de mon père est le roi Soleïmân-Schah, maître de la Ville-Verte et des montagnes d’Ispahân. Et c’est lui-même qui, dans le temps, avait envoyé son vizir au roi Schahramân, ton père, pour te demander comme mon épouse ! Te rappelles-tu qu’alors tu avais refusé cette union et menacé de ta masse d’armes le chef eunuque qui t’en parlait ? Eh bien, réalisons aujourd’hui ce que nous a refusé le passé, et allons ensuite ensemble vers la verte Ispahân ! »

À ces paroles la princesse Donia s’enlaça plus joyeusement au cou du beau Diadème, et par des signes guère équivoques lui répondit par l’ouïe et l’obéissance. Puis tous deux, cette nuit-là, purent pour la première fois se laisser gagner par le sommeil, alors que durant les dix mois écoulés la blancheur du matin les surprenait en accolades, baisers et diverses semblables choses.

Or, pendant que dormaient ainsi les deux amants, alors que le soleil était déjà levé et que tout le palais était en mouvement, le roi Schahramân, père de la princesse, était assis sur les coussins de son trône et était entouré par les émirs et les grands de son royaume, et recevait, ce jour-là, les membres de la corporation des bijoutiers avec leur chef en tête. Et le chef des bijoutiers offrit en hommage au roi un écrin merveilleux qui contenait pour plus de cent mille dinars de diamants, de rubis et d’émeraudes. Aussi le roi Schahramân fût-il extrêmement satisfait de l’hommage et il appela le chef eunuque et lui dit : « Tiens, Kâfour, va porter cela à ta maîtresse Sett-Donia ! Et tu reviendras me dire si ce cadeau est selon son gré. » Et aussitôt l’eunuque Kâfour se dirigea vers le pavillon réservé où habitait seule la princesse Donia.

Or, en arrivant, l’eunuque Kâfour vit, étendue sur un tapis, gardant la porte de sa maîtresse, la nourrice Doudou ; et les portes du pavillon étaient toutes fermées et les rideaux abaissés. Et l’eunuque pensa : « Comment se fait-il qu’elles dorment jusqu’à cette heure avancée, alors que ce n’est guère dans leurs habitudes ! » Puis, comme il ne voulait pas, sans résultat, retourner auprès du roi, il franchit le corps de la vieille étendu en travers de la porte, poussa la porte et entra dans la salle. Et quel ne fut pas son ébahissement et sa stupeur en voyant Sett-Donia endormie toute nue dans les bras du jeune homme, avec un tas de signes péremptoires d’une fornication extraordinaire !

À cette vue, l’eunuque Kâfour se remémora le mauvais traitement dont l’avait menacé Sett-Donia, et il pensa en son âme d’eunuque : « C’est donc ainsi qu’elle abomine le genre masculin ? À mon tour maintenant, si Allah veut, de me venger de mon humiliation ! » Et il ressortit doucement en refermant la porte, et se présenta entre les mains du roi Schahramân. Et le roi lui demanda : « Et qu’a dit ta maîtresse ? » l’eunuque dit : « Voici la boîte. » Et le roi, étonné, demanda : « Ma fille ne veut donc pas plus des pierreries que des maris ? » Mais le nègre dit : « Dispense-moi, ô roi, de cette réponse devant toute cette assemblée ! » Alors le roi fit évacuer la salle du trône, gardant seulement auprès de lui son vizir ; et l’eunuque dit : « Ma maîtresse Donia est dans telle et telle position ! Mais, en vérité, le jeune homme est fort beau ! » À ces paroles, le roi Schahramân frappa ses mains l’une contre l’autre, ouvrit de grands yeux et s’écria : « La chose est énorme ! » Puis il ajouta : « Tu les as vus, ô Kâfour ? » L’eunuque dit : « Avec cet œil-ci et cet œil-là ! » Alors le roi dit : « C’est tout à fait énorme ! » Et il ordonna à l’eunuque de faire venir devant le trône les deux coupables. Et l’eunuque aussitôt exécuta l’ordre.

Lorsque les deux amants furent entre les mains du roi, il leur dit, suffoqué : « C’est donc vrai ! » Mais il ne put en dire davantage et il saisit à pleines mains son grand sabre et voulut se jeter sur Diadème. Mais Sett-Donia entoura son amant de ses bras, et colla ses lèvres contre les siennes, puis elle cria à son père : « Puisque c’est ainsi, tue-nous tous les deux ! » Alors le roi regagna son trône et ordonna à l’eunuque de ramener Sett-Donia à son appartement ; puis il dit à Diadème : « Misérable corrupteur ! qui es-tu ? et qui est ton père ? et comment as-tu osé arriver jusqu’à ma fille ? » Alors Diadème dit : « Sache, ô roi, que si c’est ma mort que tu désires, la tienne suivra aussitôt, et ton royaume sera dans l’anéantissement ! » Et le roi, hors de lui, s’écria : « Et comment cela ? » Il dit : « Je suis le fils du roi Soleïmân-Schah ! Et j’ai pris, selon ce qui était écrit, ce que l’on m’avait refusé ! Ouvre donc les yeux, ô roi, avant d’ordonner ma perte ! »

À ces paroles, le roi fut dans la perplexité et consulta son vizir sur ce qu’il leur restait à faire. Mais le vizir dit : « Ne crois point, ô roi, aux paroles de cet imposteur. La mort seule peut punir la forfaiture d’un pareil fils de pute ! qu’Allah le confonde et le maudisse ! » Alors le roi dit au porte-glaive : « Coupe-lui le cou. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète selon son habitude, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT TRENTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

Alors le roi dit au porte-glaive : « Coupe-lui le cou. » Et c’en était fait de Diadème, si, au moment où le porte-glaive se disposait à exécuter l’ordre, on n’eût annoncé au roi l’arrivée de deux envoyés du roi Soleïmân-Schah, qui sollicitaient l’entrée. Or, justement, les deux envoyés précédaient l’arrivée du roi Soleïmân-Schah, en personne, avec toute son armée. Et ces deux envoyés n’étaient autres que le vizir et le jeune Aziz. Aussi, quand l’entrée leur fut accordée et qu’ils eurent reconnu le fils de leur roi, le prince Diadème, ils faillirent s’évanouir de joie et se jetèrent à ses pieds et les lui embrassèrent ; et Diadème les obligea à se relever et les embrassa et, en quelques mots, leur exposa la situation ; et eux également le mirent au courant de ce qui s’était passé et annoncèrent au roi Schahramân la venue prochaine du roi Soleïmân-Schah et de toutes ses forces.

Lorsque le roi Schahramân comprit le danger qu’il avait couru quand il avait ordonné la mort du jeune Diadème, dont l’identité était maintenant évidente, il leva les bras et bénit Allah qui avait arrêté la main du porte-glaive. Puis il dit à Diadème : « Mon fils, excuse un vieillard comme moi, qui n’a su ce qu’il allait faire. Mais la faute est à mon vizir de malheur, que je vais faire empaler sur le champ ! » Alors le prince Diadème lui baissa la main et lui dit : « Tu es, ô roi, comme mon père, et c’est moi plutôt qui devrais te demander pardon de l’émotion que je t’ai donnée ! » Le roi dit : « La faute est à cet eunuque de malédiction que je vais faire crucifier sur une planche pourrie qui ne vaille pas deux drachmes ! » Alors Diadème dit : « Pour ce qui est de l’eunuque, il le mérite bien ! Mais pour le vizir, ce sera la prochaine fois, s’il recommence ! » Alors Aziz et le vizir intercédèrent auprès du roi pour obtenir également le pardon de l’eunuque, que la terreur avait fait pisser dans ses vêtements. Et le roi, par égards pour le vizir, pardonna à l’eunuque Kâfour. Alors Diadème dit : « La chose la plus importante à faire est encore de calmer au plus vite la crainte où doit être ta fille Sett-Donia qui est toute mon âme ! » Le roi dit : « De ce pas, je vais chez elle, moi-même ! » Mais auparavant il ordonna à son vizir, à ses émirs et à ses chambellans d’escorter le prince Diadème jusqu’au hammam et de lui faire prendre eux-mêmes un bain qui le disposât agréablement. Puis il courut au pavillon réservé de Sett-Donia, qu’il trouva sur le point de s’enfoncer dans le cœur la pointe d’un glaive dont la poignée reposait à terre. À cette vue, le roi sentit sa raison s’envoler et cria à sa fille : « Il est en sécurité ! Aie pitié de ton père, ma fille ! » À ces paroles, Sett-Donia rejeta l’épée loin d’elle et baisa la main de son père, et son père la mit au courant de la situation. Alors elle lui dit : « Je ne serai tranquille que lorsque je verrai mon amoureux ! » Alors le roi se hâta, une fois Diadème revenu du hammam, de le mener chez la princesse Donia, qui se jeta à son cou ; et pendant que les deux amants s’embrassaient, le roi ferma discrètement la porte sur eux. Puis il rentra dans son palais donner les ordres nécessaires pour la réception du roi Soleïmân-Schah, à qui il se hâta de dépêcher le vizir et Aziz pour lui annoncer l’heureux état des choses, en même temps qu’il prit soin de lui envoyer, comme cadeau, cent chevaux magnifiques, cent dromadaires de course, cent jeunes garçons, cent adolescentes, cent nègres et cent négresses.

Et c’est alors seulement que le roi Schahramân, une fois ces préliminaires accomplis, sortit lui-même à la rencontre du roi Soleïmân-Schah, en prenant soin de se faire accompagner par le prince Diadème ; et, suivis d’une suite nombreuse, ils sortirent tous deux de la ville. Et, en les voyant s’approcher, le roi Soleïmân-Schah vint également au-devant d’eux et s’écria : « Louange à Allah qui a fait parvenir mon fils à ses fins ! » Puis les deux rois s’embrassèrent affectueusement ; et Diadème se jeta au cou de son père en pleurant de joie, et son père également. Puis on se mit à manger, à boire et à causer dans le bonheur le plus parfait. Et, cela fait, on fit venir les kâdis et les témoins et, séance tenante, on écrivit le contrat de mariage de Diadème et de Sett-Donia. Puis on fit, à cette occasion, de grandes largesses aux soldats et au peuple, et, pendant quarante jours et quarante nuits, la ville fut décorée et illuminée. Et c’est au milieu de toute la joie et de toutes les fêtes que Diadème et Donia purent désormais s’entr’aimer tout à leur aise, à la limite extrême de l’amour !

Mais aussi Diadème se garda-t-il bien d’oublier les bons services de son ami Aziz ; car, après avoir envoyé tout un convoi avec Aziz pour chercher la mère d’Aziz, qui le pleurait depuis longtemps, il ne voulut plus se séparer de lui. Et après la mort du roi Soleïmân-Schah, comme Diadème était devenu, à son tour, roi de la Ville-Verte et des montagnes d’Ispahân, il nomma Aziz grand-vizir ; et puis il nomma le vieux gardien intendant général du royaume, et le cheikh du souk, chef général de toutes les corporations. Et ils vécurent tous dans le bonheur, jusqu’à la mort, seule calamité sans remède !


Lorsqu’il eut fini de raconter cette histoire d’Aziz et Aziza et celle de Diadème et Donia, le vizir Dandân demanda la permission au roi Daoul’makân de boire un verre de sirop à la rose. Et le roi Daoul’makân s’écria : « Ô mon vizir, y a-t-il quelqu’un sur terre aussi digne que toi de tenir compagnie aux princes et aux rois ! En vérité, cette histoire m’a ravi extrêmement, tant elle est délicieuse et agréable à écouter ! » Et le roi Daoul’makân donna à son vizir la plus belle robe d’honneur du trésor royal.

Mais pour ce qui est du siège de Constantinia…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et se tut discrètement.