Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 06/Sindbad le marin quatrième voyage

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 6p. 135-154).


L’HISTOIRE QUATRIÈME
DES HISTOIRES DE SINDBAD LE MARIN
ET C’EST LE QUATRIÈME VOYAGE


Et Sindbad le Marin dit :

« Ni les délices, ni les plaisirs de la vie à Baghdad, ô mes amis, ne surent me faire oublier les voyages. Par contre je ne me souvenais guère des fatigues endurées et des dangers courus. Et l’âme perfide qui m’habitait ne manqua pas de me montrer les avantages qu’il y aurait à parcourir de nouveau les contrées des hommes. Aussi je ne pus guère résister à ses tentations, et, un jour, laissant la maison et richesses, je pris avec moi une grande quantité de marchandises de prix, bien plus que je n’en avais emporté dans mes derniers voyages, et de Baghdad je partis pour Bassra, où je m’embarquai sur un grand navire en compagnie de plusieurs notables marchands fort avantageusement connus sur la place.

Notre voyage sur mer, grâce à la bénédiction, fut d’abord excellent. Nous allâmes d’île en île et d’une terre à une terre, vendant et achetant et réalisant des bénéfices fort appréciables jusqu’à ce qu’un jour, en pleine mer, le capitaine fît jeter l’ancre en nous criant : « Nous sommes perdus sans recours ! » Et soudain un coup de vent terrible souleva toute la mer qui se précipita sur le navire, le fracassa dans tous les sens, et emporta les passagers, y compris le capitaine, les matelots et moi-même. Et d’abord tout le monde se noya, et moi également.

Mais moi, je pus, grâce à la miséricorde, trouver sur l’abîme une planche du navire à laquelle je m’accrochai des mains et des pieds, et sur laquelle je fus ballotté pendant une demi-journée, moi et quelques autres marchands qui purent s’y accrocher avec moi.

Alors, à force de ramer avec nos pieds et nos mains, nous finîmes, aidés par le vent et le courant, par être jetés comme des épaves, morts déjà à moitié de froid et d’épouvante, sur le rivage d’une île.

Nous restâmes toute une nuit anéantis, sans mouvement, sur le rivage de cette île. Mais le lendemain nous pûmes nous lever et nous avancer à l’intérieur, où nous aperçûmes une habitation vers laquelle nous nous dirigeâmes.

À notre arrivée, nous vîmes sortir de la porte de cette habitation une troupe de gens complètement nus et noirs qui, sans nous dire un seul mot, s’emparèrent de nous et nous firent pénétrer dans une grande salle où, sur un haut siège, était assis un roi.

Le roi nous ordonna de nous asseoir, et nous nous assîmes. Alors devant nous on apporta des plateaux remplis de mets que de notre vie entière nous n’avions vus ailleurs. Leur vue n’excita guère mon appétit, contrairement à mes compagnons qui en mangèrent gloutonnement pour apaiser la faim qui les tenait depuis notre naufrage. Quant à moi, mon abstention fut la cause qui devait me conserver la vie jusqu’aujourd’hui.

En effet, dès les premières bouchées, une fringale énorme s’empara de mes compagnons, qui se mirent à avaler pendant des heures et des heures tout ce qu’on leur présentait, avec des gestes de fous et des reniflements extraordinaires.

Pendant qu’ils étaient en cet état, les hommes nus apportèrent un vase rempli d’une sorte de pommade dont ils leur enduisirent tout le corps, et dont l’effet sur leur ventre fut extraordinaire. En effet, je vis le ventre de mes compagnons se dilater peu à peu, dans tous les sens, jusqu’à devenir plus gros qu’une outre gonflée ; et leur appétit augmenta en proportion, si bien qu’ils continuèrent à manger sans arrêt, alors que moi je les regardais, effaré de voir que leur ventre ne se remplissait pas.

Or moi, voyant cet effet sur mes compagnons, je persistai à ne point toucher à ces mets et je refusai de me laisser enduire de pommade. Et vraiment ma sobriété fut salutaire, car je découvris que ces hommes nus étaient des mangeurs de chair humaine, et qu’ils employaient ces divers moyens pour engraisser les hommes qui tombaient entre leurs mains et rendre de la sorte leur chair plus tendre et plus juteuse. Et quant au roi de ces mangeurs, je découvris qu’il était ogre. On lui servait tous les jours en rôti un homme engraissé par cette méthode ; quant aux hommes nus ils n’aimaient pas le rôti et mangeaient la chair humaine crue, sans aucun assaisonnement, telle quelle.

À cette triste découverte, mon anxiété sur mon sort et sur celui de mes compagnons connut d’autant moins de bornes, que je constatai bientôt une diminution notable de l’intelligence de mes compagnons au fur et à mesure que leur ventre grossissait et que leur individu s’épaississait. Ils finirent même par s’abrutir complètement à force de manger et, devenus absolument comme des bêtes d’abattoir, ils furent confiés à la garde d’une berger qui tous les jours les conduisait paître dans la prairie.

Quant à moi, la faim d’un côté et la peur de l’autre avaient fait de moi l’ombre de moi-même, et ma viande s’était desséchée sur mes os. Aussi, quand les natifs de cette île me virent si maigre et si émacié, ils ne s’occupèrent plus de moi et m’oublièrent tout à fait, me jugeant sans doute indigne d’être servi en rôti à leur roi ou même en grillade.

Ce manque de surveillance de la part de ces insulaires noirs et nus me permit un jour de m’éloigner de leur habitation et de marcher dans une direction opposée. Sur ma route, je rencontrai le berger qui faisait paître le bétail composé de mes malheureux compagnons abrutis par leur ventre. Je me hâtai de m’enfoncer dans les hautes herbes et de marcher et de courir pour les perdre de vue, tant leur aspect m’était un objet de tortures et de tristesse.

Le soleil était déjà couché et je ne cessais pas de marcher. Je continuai à me diriger devant moi toute la nuit, sans éprouver le besoin de dormir, tant la peur me tenait de retomber entre les mains des noirs mangeurs de chair humaine. Et je marchai encore tout le jour suivant, et aussi les six autres jours, ne prenant que juste le temps nécessaire à un repas qui me permît de continuer ma route vers l’inconnu. Et, pour toute nourriture, je ramassais des herbes et je les mangeais, juste de quoi ne pas succomber à la faim.

Au matin du huitième jour…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Au matin du huitième jour j’arrivai sur le rivage opposé de l’île, et j’aperçus des hommes comme moi, blancs et habillés de vêtements, qui étaient occupés à cueillir des grains de poivre sur les arbres dont était couverte cette région. Lorsqu’ils m’eurent aperçu, ils vinrent m’entourer et me parlèrent dans ma langue, l’arabe, que depuis si longtemps je n’avais pas entendue. Ils me demandèrent qui j’étais et d’où je venais. Je répondis : « Ô bonnes gens, je suis un homme étranger et pauvre ! » Et je leur racontai ce que j’avais éprouvé de malheurs et de dangers. Mon récit les étonna merveilleusement, et ils me félicitèrent d’avoir su échapper aux avaleurs de chair humaine, m’offrirent à manger et à boire, me laissèrent me reposer une heure de temps, puis m’emmenèrent dans leur barque pour me présenter à leur roi dont la résidence était une autre île du voisinage.

L’île dans laquelle régnait ce roi avait pour capitale une ville fort peuplée, abondante en toutes les choses de la vie, riche en souks et en marchands dont les boutiques étaient pourvues d’objets de prix, percée de belles rues où circulaient de nombreux cavaliers sur des chevaux splendides, mais sans selles ni étriers. Aussi lorsque je fus présenté au roi, je ne manquai pas, après les salams, de lui faire part de l’étonnement où j’étais de voir les hommes monter à cru les chevaux. Et je lui dis : « Pour quel motif, ô notre maître et suzerain, ne se sert-on pas ici de la selle ? C’est un objet si commode pour aller à cheval ! Et puis cela rend le cavalier mieux maître de son cheval ! »

Le roi fut très étonné de mes paroles et me demanda : « Mais en quoi donc consiste une selle ? C’est là une chose que nous n’avons jamais vue de notre vie ! » Je lui dis : « Veux-tu alors me permettre de te confectionner une selle pour que tu puisses en essayer la commodité et en expérimenter l’agrément ? » Il me répondit : « Certainement ! »

Je fis venir alors un habile menuisier et je lui fis exécuter, sous mes yeux, le bois d’une selle exactement d’après mes indications. Et je restai près de lui jusqu’à ce qu’il l’eût terminé. Alors je garnis moi-même ce bois de la selle avec de la bourre de laine et du cuir, et achevai de l’orner tout autour avec de la broderie d’or et des glands de diverses couleurs. Je fis venir ensuite un forgeron auquel j’enseignai l’art de confectionner un mors et des étriers ; et il exécuta parfaitement ces choses, car je ne le quittai pas un instant.

Lorsque le tout fut dans un état parfait, je choisis le plus beau cheval des écuries du roi, et le sellai et bridai et harnachai splendidement, sans oublier de lui mettre les divers accessoires d’ornement, tels que longues traînes, glands de soie et d’or, houppe et collier bleu. Et j’allai aussitôt le présenter au roi qui l’attendait depuis quelques jours avec grande impatience.

Le roi monta dessus immédiatement, et se sentit si bien d’aplomb et fut si satisfait de cette invention qu’il m’en témoigna sa joie par des cadeaux somptueux et de grandes largesses.

Lorsque le grand-vizir eut vu cette selle, et constaté sa supériorité sur le mode ancien, il me pria de lui en faire une semblable. Et moi je voulus bien y consentir. Alors tous les grands du royaume et les hauts dignitaires voulurent également avoir une selle, et m’en firent la commande. Et ils me donnèrent des cadeaux qui en peu de temps firent de moi l’homme le plus riche et le plus considéré de la ville.

J’étais devenu l’ami du roi, et, comme j’allais un jour chez lui selon mon habitude, il se tourna vers moi et me dit : « Tu sais bien, Sindbad, que je t’aime beaucoup ! Tu es devenu, dans mon palais, comme l’un des miens, et je ne puis plus me passer de toi, ni supporter l’idée qu’un jour viendra où tu nous quitteras. Je désire donc te demander une chose sans te voir me la refuser ! » Je répondis : « Ô roi, ordonne ! Ton pouvoir sur moi est consolidé par tes bienfaits et par la gratitude que je te dois pour tout le bien dont je te suis redevable depuis mon arrivée dans ce royaume ! » Il répondit : « Je désire te marier chez nous avec une femme belle, jolie, parfaite, riche d’argent et de qualités, pour qu’elle te décide à toujours rester dans notre ville et dans mon palais. Je te demande donc de ne point rejeter mon offre et mes paroles ! »

Moi, à ce discours, je fus bien confus, je baissai la tête, et je ne pus faire de réponse, tant la timidité me retenait. Aussi le roi me demanda : « Pourquoi ne me réponds-tu pas, ô mon enfant ? » Je répliquai : « Ô roi du temps, l’affaire est ton affaire, et je suis ton esclave ! » Aussitôt il envoya chercher le kâdi et les témoins, et me donna, séance tenante, comme épouse une femme noble, de haute lignée, fort riche, maîtresse de meubles, de propriétés bâties et de terres, et douée d’une grande beauté. En même temps, il me fit présent d’un palais, tout meublé, avec ses domestiques, ses esclaves hommes et femmes, et un train de maison vraiment royal.

Aussi moi, je vécus dans un repos parfait, et j’arrivai à la limite de la dilatation et de l’épanouissement. Et je me réjouissais d’avance de pouvoir un jour m’échapper de cette ville et retourner à Baghdad en emmenant mon épouse ; car je l’aimais beaucoup et elle aussi m’aimait, et l’accord entre nous était parfait. Mais quand une chose a été fixée par le destin, nul pouvoir humain ne peut la faire dévier. Et quel est l’être créé qui peut connaître l’avenir ? Je devais, hélas ! faire encore une fois l’expérience que tous nos projets sont jeux enfantins en face du vouloir de la destinée.

Un jour, l’épouse de mon voisin, de par l’ordre d’Allah, mourut. Comme ce voisin était mon ami, je me rendis auprès de lui et essayai de le consoler en lui disant : « Ne t’afflige donc pas au delà de ce qui est permis, mon voisin ! Allah te dédommagera bientôt en te donnant une épouse encore plus bénie ! Qu’Allah prolonge tes jours ! » Mais mon voisin, stupéfait de mes paroles, releva la tête et me dit : « Comment peux-tu me souhaiter une longue vie alors que tu sais bien que je n’ai qu’une heure encore à vivre ! » Alors moi je fus à mon tour stupéfait, et je lui dis : « Mon voisin, pourquoi parler de la sorte, et avoir de pareils pressentiments ? Tu es, grâce à Allah, bien portant, et rien ne te menace ! Voudrais-tu donc te tuer de ta propre main ? » Il répondit : « Ah ! je vois bien maintenant ton ignorance des usages de notre pays. Sache donc que la coutume veut que tout mari vivant soit enterré vif avec sa femme morte, et que toute femme vivante soit enterrée vive avec son mari mort. Cela est inviolable ! Et tout à l’heure je dois être enterré vif avec ma femme morte ! Ici tout le monde, y compris le roi, doit subir cette loi établie par les ancêtres ! »

À ces paroles, je m’écriai : « Par Allah ! cette coutume est bien détestable ! Et jamais je ne pourrai m’y conformer ! »

Pendant que nous parlions de la sorte, les parents et les amis de mon voisin entrèrent, et se mirent effectivement à le consoler au sujet de sa propre mort et de celle de sa femme. Après quoi, on procéda aux funérailles. On mit le corps de la femme dans un cercueil découvert, après qu’il eût été revêtu des plus beaux habits et paré des joyaux les plus précieux. Puis le convoi fut formé ; le mari marcha en tête, derrière le cercueil ; et tout le monde, moi compris, se dirigea vers le lieu de l’enterrement.

Nous arrivâmes hors de la ville à une montagne sur la mer. À un certain endroit, je vis une sorte de puits immense dont on se hâta d’enlever le couvercle de pierre. On y descendit le cercueil, où se trouvait la femme morte parée de ses bijoux ; puis on se saisit de mon voisin, qui n’opposa aucune résistance ; on le descendit au moyen d’une corde jusqu’au fond du puits, avec un grand pot d’eau et sept pains, comme provisions. Cela fait, on reboucha l’orifice du puits avec les grandes pierres qui en faisaient le couvercle, et l’on s’en retourna par où l’on était venu.

Or, moi, j’avais assisté à tout cela dans un état inimaginable d’effroi, en pensant en mon âme : « Cela est encore pire que tout ce que j’ai vu ! » Et, à peine de retour au palais, je courus trouver le roi et lui dis : « Ô mon maître, j’ai parcouru jusqu’aujourd’hui bien des pays, mais je n’ai vu nulle part une coutume aussi barbare que celle qui consiste à enterrer le mari vivant avec sa femme morte ! Aussi je voudrais bien savoir, ô roi du temps, si l’étranger est également astreint à cette loi à la mort de sa femme ! » Il me répondit : « Mais certainement ! Il sera enterré avec elle ! »

Lorsque j’eus entendu ces paroles, je sentis de chagrin ma vésicule à fiel éclater dans mon foie, et je sortis de là fou de terreur et m’en allai chez moi, craignant déjà que mon épouse ne fût morte en mon absence, et que l’on ne m’astreignît à subir l’affreux supplice dont j’avais été témoin. J’essayai vainement de me consoler en disant : « Sindbad, sois tranquille. Tu mourras certainement le premier ! Et, de la sorte, tu n’auras pas à être enterré vivant ! » Cela ne devait me servir de rien, car, peu de temps après, ma femme tomba malade, s’alita quelques jours et mourut, malgré tous les soins de jour et de nuit dont je ne cessai de l’entourer.

Alors ma douleur fut sans limites ; car, en vérité, je ne trouvais guère que le fait d’être enterré vif fût moins déplorable que celui d’être dévoré par les mangeurs de chair humaine. Je ne doutai d’ailleurs plus de mon sort, quand je vis le roi en personne venir dans ma maison me faire ses condoléances au sujet de mon enterrement. Il voulut même, accompagné de tous les personnages de la cour, me faire l’honneur d’assister à mon enterrement en marchant à côté de moi à la tête du convoi, derrière le cercueil où l’on avait placé mon épouse morte couverte de ses joyaux et ornée de tous ses atours.

Lorsque nous fûmes au pied de la montagne située sur la mer, où s’ouvrait le puits en question, on fit descendre au fond du trou le corps de mon épouse ; après quoi, tous les assistants s’approchèrent de moi et me firent leurs condoléances et leurs adieux. Alors moi, je voulus faire une tentative sur l’esprit du roi et des assistants pour qu’ils me dispensassent de cette épreuve, et je m’écriai en pleurant : « Je suis un étranger, et il n’est pas juste que je sois soumis à votre loi ! J’ai d’ailleurs dans mon pays une épouse qui est en vie et des enfants qui ont besoin de moi ! »

Mais j’eus beau crier et sangloter, ils me saisirent, sans vouloir m’écouter, me fixèrent des cordes sous les bras, attachèrent sur moi un pot d’eau et sept pains, selon l’usage, et me descendirent au fond du puits. Lorsque je fus arrivé tout au bas, ils me crièrent : « Défais tes liens pour que nous retirions les cordes ! » Mais je ne voulus point me délier, et continuai à tirer dessus pour les décider à me remonter. Alors ils lâchèrent eux-mêmes les cordes en les jetant sur moi, rebouchèrent l’orifice du puits avec les grandes pierres, et s’en allèrent en leur chemin, sans plus écouter mes cris pitoyables…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT QUATRIÈME NUIT

Elle dit : … sans plus écouter mes cris pitoyables.

Bientôt la puanteur de ce lieu souterrain m’obligea à me boucher le nez. Mais cela ne m’empêcha pas, grâce au peu de lumière qui descendait du haut, d’inspecter cette grotte mortuaire, remplie de cadavres anciens et récents. Elle était fort spacieuse et s’étendait si loin que mon regard n’en pouvait sonder la profondeur. Alors je me jetai par terre, en pleurant, et je m’écriai : « Tu mérites bien ton sort, Sindbad à l’âme insatiable ! Et puis, qu’avais-tu donc besoin de prendre femme dans cette ville ? Ah ! que n’as-tu succombé dans la vallée des diamants ! ou que n’as-tu été dévoré par les mangeurs d’hommes ! Plût à Allah que tu eusses été englouti par la mer dans l’un de tes naufrages, plutôt que de succomber à une mort si effroyable ! » Et là-dessus je me mis à me donner de grands coups sur la tête et sur l’estomac et partout. Toutefois, pressé par la faim et la soif, je ne pus me décider à me laisser mourir d’inanition, et je détachai de la corde les pains et le pot d’eau, et je mangeai et je bus, mais parcimonieusement, en prévision des jours suivants.

Je vécus de la sorte pendant quelques jours, m’habituant peu à peu à l’odeur insupportable de cette grotte, et je m’endormais par terre dans un endroit que j’avais pris soin de déblayer des ossements qui le jonchaient. Mais bientôt je vis arriver le moment où il me resterait plus ni pain ni eau. Et ce moment arriva. Alors, au désespoir absolu, je fis mon acte de foi et j’allais fermer les yeux pour attendre la mort, quand soudain au-dessus de ma tête je vis s’ouvrir l’orifice du puits et descendre un homme mort dans un cercueil, et, après lui, son épouse avec les sept pains et le pot à eau.

Alors, moi, j’attendis que les hommes du haut eussent à nouveau bouché l’orifice et, sans faire le moindre bruit, tout doucement, je saisis un grand os de mort, et d’un bond je fus sur la femme que d’un coup sur la tête j’assommai ; et, pour m’assurer de sa mort, je lui assénai encore un second et un troisième coups de toute ma force. Je m’emparai alors des sept pains et de l’eau, et j’eus de la sorte des provisions pour quelques jours encore.

Au bout de ce temps-là, de nouveau l’orifice s’ouvrit et on descendit cette fois une femme morte et un homme. Je ne manquai pas pour vivre, car l’âme est chère ! d’assommer l’homme et de lui enlever ses pains et son eau. Et je continuai à vivre ainsi pendant un long temps, en tuant chaque fois la personne que l’on enterrait vivante et en lui volant ses provisions.

Un jour d’entre les jours, je dormais à ma place ordinaire, quand je me réveillai en sursaut à un bruit inaccoutumé. C’était comme un souffle humain et un bruit de pas. Je me levai et pris cet os qui me servait à assommer les individus enterrés vivants, pour me diriger du côté d’où semblait venir le bruit. Au bout de quelques pas, je crus entrevoir que quelque chose prenait la fuite en soufflant avec force. Alors moi, toujours armé de mon os, je suivis cette espèce d’ombre fuyante, je la suivis longtemps, et je continuais à courir derrière elle dans l’obscurité, en trébuchant à chaque pas sur les ossements des morts, quand soudain, droit devant moi, dans le fond de la grotte, je crus apercevoir comme une étoile lumineuse qui tantôt brillait et tantôt s’éteignait. Je continuai à m’avancer dans cette direction, et à mesure que j’avançais je voyais la lumière grandir et s’élargir. Mais je n’osais point croire que ce fût là, une ouverture par où m’échapper vers le dehors ; et je me disais : « Ce doit être certainement un second orifice de ce puits, par où des hommes font descendre un cadavre ! » Aussi quelle ne fut point mon émotion quand je vis l’ombre fuyante, qui n’était autre chose qu’un animal, prendre son élan et sauter à travers cet orifice. Alors je compris, que c’était là un trou creusé par les bêtes pour venir manger les corps morts, dans la grotte. Et moi je sautai derrière la bête et me trouvai soudain en plein air, sous le ciel.

À cette constatation, je tombai à genoux et remerciai de tout mon cœur le Très-Haut pour ma délivrance ; et j’apaisai mon âme et la tranquillisai dans son émoi.

J’examinai alors les cieux, et je vis que j’étais au pied d’une montagne, au bord de la mer ; et je remarquai que cette montagne ne devait avoir aucune communication avec la ville, tant elle était escarpée et impraticable. Je tentai, en effet, d’en faire l’ascension, mais en vain. Alors, pour ne pas mourir de faim, je rentrai dans la grotte par le trou en question et j’allai prendre du pain et de l’eau ; et je revins m’en nourrir sous le ciel : ce que je fis de bien meilleur appétit que durant mon séjour au milieu des morts.

Je continuai à aller tous les jours dans la grotte enlever les pains et l’eau, en assommant ceux que l’on enterrait vivants. Puis j’eus l’idée de ramasser tous les joyaux des morts, les diamants, les bracelets, les colliers, les perles, les rubis, les métaux ciselés, les étoffes précieuses et tous les objets en or et en argent. Et chaque fois je transportais mon butin au bord de la mer, dans l’espoir qu’un jour je pourrais me sauver avec ces richesses. Et, pour que le tout fût prêt, j’en fis des ballots bien enveloppés avec les habits et les étoffes de ceux, hommes ou femmes, qui étaient dans la grotte.

J’étais un jour assis à songer à mes aventures et à mon état actuel, au bord de la mer, quand je vis un navire passer assez près de ma montagne. Je me levai en hâte, je déroulai la toile de mon turban et me mis à l’agiter avec de grands gestes et de grands cris, en courant sur le rivage. Par la grâce d’Allah, les gens du navire aperçurent mes signaux, et détachèrent une barque pour me venir prendre et me porter à leur bord. Ils m’emmenèrent avec eux et voulurent bien se charger aussi de mes ballots.

Lorsque nous fûmes arrivés à bord, le capitaine s’approcha de moi et me dit : « Ô toi, qui es-tu et comment as-tu fait pour te trouver sur cette montagne où, depuis le temps que je navigue dans ces parages, je n’ai jamais vu que des animaux sauvages et des oiseaux de proie, mais jamais un être humain ? » Je répondis : « Ô mon maître, je suis un pauvre marchand, étranger à ces contrées. J’étais embarqué sur un grand navire qui a fait naufrage sur cette côte ; et moi, seul parmi tous mes compagnons, j’ai pu, grâce à mon courage et à mon endurance, me sauver de la noyade et sauver avec moi mes ballots de marchandises en les mettant sur une grande planche dont j’ai pu me saisir à temps quand ce navire eut été désemparé ! La destinée et mon sort m’ont jeté sur ce rivage, et Allah a voulu que je ne fusse pas mort de faim et de soif ! » Et voilà ce que je dis au capitaine, en me gardant bien de lui dire la vérité sur mon mariage et mon enterrement, de peur qu’il n’y eût à bord quelqu’un de cette ville où régnait l’effroyable coutume dont j’avais failli être la victime !

En achevant mon discours au capitaine, je tirai de l’un de mes paquets un bel objet de prix et le lui offris en présent, pour qu’il me regardât de bon œil pendant le voyage. Mais, à ma grande surprise, il fit preuve d’un rare désintéressement, ne voulut point accepter mon présent, et me dit d’un ton bienveillant : « Je n’ai point pour habitude de me faire payer une bonne action. Tu n’es point le premier que nous ayons recueilli en mer. Nous avons secouru d’autres naufragés, nous les avons transportés dans leur pays, pour Allah ; et non seulement nous n’avons point voulu nous faire payer, mais, comme ils étaient dénués de tout, nous leur avons donné à manger et à boire, et nous les avons vêtus ; et, toujours pour Allah, nous leur avons donné de quoi subvenir à leurs frais de route ! Car les hommes se doivent à leurs semblables, pour Allah ! »

À ces paroles, je remerciai le capitaine et fis des vœux pour lui en lui souhaitant une longue vie, alors qu’il ordonnait de déplier les voiles et faisait marcher le navire.

Nous naviguâmes excellemment pendant des jours et des jours, d’île en île et de mer en mer, alors que moi je restais étendu délicieusement pendant des heures à songer à mes étranges aventures et à me demander si réellement j’avais éprouvé tous ces maux ou si je n’étais pas en rêve. Et quelquefois même, en pensant à mon séjour dans la grotte souterraine avec mon épouse morte, je me sentais devenir fou d’épouvante.

Mais enfin, par le pouvoir d’Allah le Très-Haut, nous arrivâmes en bonne santé à Bassra, où nous ne nous arrêtâmes que quelques jours, pour ensuite entrer dans Baghdad.

Alors moi, chargé de richesses infinies, je pris le chemin de ma rue et de ma maison, où j’arrivai et où je trouvai mes parents et mes amis ; ils fêtèrent mon retour et se réjouirent à l’extrême en me félicitant pour mon salut. Alors moi, j’enfermai avec soin mes trésors dans les armoires, en n’oubliant pas toutefois de faire de grandes aumônes aux pauvres, aux veuves et aux orphelins, et de grandes largesses aux amis et connaissances. Et depuis lors je ne cessai de m’adonner à tous les divertissements et à tous les plaisirs, en compagnie des personnes agréables.

Mais tout ce que je vous ai raconté là n’est vraiment rien en comparaison de ce que je me réserve de vous narrer demain, si Allah veut !

Ainsi parla Sindbad ce jour-là ! Et il ne manqua pas de faire donner cent pièces d’or au portefaix, et de l’inviter à dîner avec lui, en compagnie des notables qui étaient présents. Puis tout le monde s’en retourna chez soi, émerveillé de tout cela.

Quant à Sindbad le Portefaix…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Quant à Sindbad le portefaix il arriva chez lui, où il rêva toute la nuit à ce récit étonnant. Et le lendemain, quand il fut de retour à la maison de Sindbad le Marin, il était encore bien ému de l’enterrement de son hôte. Mais comme la nappe était déjà tendue, il prit place avec les autres, et mangea et but et bénit le Bienfaiteur. Après quoi, au milieu du silence général, il écouta ce que racontait Sindbad le Marin.