Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 06/Sindbad le marin troisième voyage

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 6p. 117-135).


L’HISTOIRE TROISIÈME
DES HISTOIRES DE SINDBAD LE MARIN
ET C’EST LE TROISIÈME VOYAGE


Sachez, ô mes amis, — mais Allah sait les choses mieux que la créature ! — que dans la délicieuse vie que je menais depuis mon retour du second voyage, au milieu des richesses et de l’épanouissement, je finis par perdre complètement le souvenir des maux éprouvés et des dangers courus, et par m’ennuyer de l’oisiveté monotone de mon existence à Baghdad. Aussi mon âme désira-t-elle avec ardeur le changement et la vue des choses du voyage. Et moi-même je fus de nouveau tenté par l’amour du commerce, du gain et du profit. Or, c’est toujours l’ambition qui est la cause de nos malheurs. Je devais bientôt en faire l’expérience de la façon la plus effroyable.

Je mis donc mon projet immédiatement à exécution, et, après m’être muni de riches marchandises du pays, je partis de Baghdad pour Bassra. Là je découvris un grand navire déjà rempli de passagers et de marchands qui étaient tous des gens de bien, honnêtes, au cœur bon, pleins de conscience, et capables de rendre service et de vivre entre eux dans les meilleurs rapports. Aussi je n’hésitai pas à m’embarquer avec eux sur ce navire ; et, aussitôt à bord, nous mîmes à la voile, avec la bénédiction d’Allah sur nous et sur notre traversée.

Notre navigation commença, en effet, sous d’heureux auspices. Dans tous les endroits où nous abordions, nous faisions d’excellentes affaires, tout en nous promenant et en nous instruisant de toutes les nouvelles choses que sans cesse nous voyions. Et vraiment rien ne manquait à notre bonheur, et nous étions à la limite de la dilatation et de l’épanouissement.

Un jour d’entre les jours, nous étions en pleine mer, bien loin des pays musulmans, quand soudain nous vîmes le capitaine du navire se donner de grands coups au visage, après avoir longtemps scruté l’horizon, s’arracher les poils de la barbe, déchirer ses habits et jeter à terre son turban. Puis il se mit à se lamenter, à gémir et à pousser des cris de désespoir.

À cette vue, nous entourâmes tous le capitaine et nous lui dîmes : « Qu’y a-t-il donc, ô capitaine ? » Il répondit : « Sachez, ô passagers de paix, que le vent contraire nous a vaincus et nous a fait dévier de notre route pour nous jeter dans cette mer sinistre. Et, pour mettre la dernière mesure à notre malechance, le destin nous fait aborder à cette île que vous voyez devant vous et dont jamais personne, après y avoir touché, n’a pu se tirer avec la vie sauve. Cette île est l’Île des Singes ! Je sens bien, dans le profond de mon intérieur, que nous sommes tous perdus sans recours ! »

Le capitaine n’avait pas encore fini ces explications que nous vîmes notre navire entouré par une multitude d’êtres velus comme des singes, plus innombrables qu’une armée de sauterelles, tandis que, sur le rivage de l’île, d’autres singes, en quantité inimaginable, poussaient des hurlements qui nous glacèrent sur place. Et nous, nous n’osâmes guère maltraiter, attaquer ou même chasser aucun d’entre eux, de peur qu’ils ne se ruassent tous sur nous et, grâce à leur nombre, ne nous tuassent jusqu’au dernier : car il est bien certain que le nombre vient toujours à bout du courage. Nous ne voulûmes donc faire aucun mouvement, alors que de tous côtés nous étions envahis par ces singes qui commençaient à faire main basse sur tout ce qui nous appartenait. Ils étaient bien laids. Ils étaient même plus laids que tout ce que j’avais vu de laid jusqu’à ce jour de ma vie. Ils étaient poilus et velus, avec des yeux jaunes dans des faces noires ; leur taille était toute petite, à peine longue de quatre empans, et leurs grimaces et leurs cris plus horribles que tout ce que l’on pourrait inventer dans ce sens-là ! Quant à leur langage, ils avaient beau nous parler et nous invectiver en claquant des mâchoires, nous ne parvenions guère à le comprendre, bien que nous y prêtassions la meilleure attention. Aussi nous les vîmes bientôt mettre à exécution le plus funeste des projets. Ils grimpèrent aux mâts, déplièrent les voiles, coupèrent tous les cordages avec leurs dents, et finirent par s’emparer du gouvernail. Alors le navire, poussé par le vent, alla à la côte, où il s’ensabla. Et les petits singes s’emparèrent de nous tous, nous firent débarquer l’un après l’autre, nous laissèrent sur le rivage et, sans plus s’occuper de nous, remontèrent sur le navire qu’ils réussirent à pousser au large, et disparurent tous avec lui sur la mer.

Alors nous, à la limite de la perplexité, nous-jugeâmes inutile de rester ainsi sur le rivage à regarder la mer, et nous nous avançâmes dans l’île où nous finîmes par découvrir quelques arbres fruitiers et de l’eau courante : ce qui nous permit de nous restaurer un peu pour retarder le plus longtemps possible une mort qui nous paraissait à tous certaine.

Pendant que nous étions en cet état, il nous sembla voir, entre les arbres, un édifice très grand qui avait l’air abandonné. Nous fûmes tentés de nous en approcher ; et quand nous y arrivâmes, nous découvrîmes que c’était un palais…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUATRE-VINGT-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… nous découvrîmes que c’était un palais fort élevé, de forme carrée, entouré de solides murailles, et qui avait une grande porte d’ébène à deux battants. Comme cette porte était ouverte et qu’elle n’était gardée par aucun portier, nous la franchîmes et nous pénétrâmes de plain-pied dans une immense salle aussi vaste qu’une cour. Cette salle avait pour tous meubles d’énormes ustensiles de cuisine et des broches d’une longueur démesurée ; le sol avait, pour tous tapis, des monceaux d’ossements, les uns déjà blanchis, d’autres frais encore. Aussi, là-dedans, régnait une odeur qui offusqua à l’extrême nos narines. Mais comme nous étions exténués de fatigue et de peur, nous nous laissâmes choir tout de notre long et nous nous endormîmes profondément.

Le soleil était déjà couché quand un bruit de tonnerre nous fit sursauter et du coup nous réveilla ; et, devant nous, nous vîmes descendre du plafond un être à figure d’homme noir, de la hauteur d’un palmier, qui était plus horrible à voir que tous les singes réunis. Il avait des yeux rouges comme deux tisons enflammés, les dents de devant longues et saillantes comme les défenses d’un cochon, une bouche énorme aussi vaste que l’orifice d’un puits, des lèvres pendantes sur la poitrine, des oreilles sursautantes comme les oreilles de l’éléphant et qui lui couvraient les épaules, et des ongles crochus comme les griffes du lion.

À cette vue, nous commençâmes d’abord par nous convulser de terreur, puis nous devînmes rigides comme des morts. Mais lui vint s’asseoir sur un banc élevé adossé au mur et de là se mit à nous examiner en silence, un à un, de tous ses yeux. Après quoi, il s’avança sur nous, vint droit à moi, de préférence à tous les autres marchands, étendit la main et me saisit par la peau de la nuque, comme on saisit un paquet de chiffons. Il me tourna alors et me retourna dans tous les sens, en me palpant comme fait un boucher pour une tête de mouton. Mais il dut certainement ne point me trouver à sa convenance, liquéfié que j’étais par la terreur, et la graisse de ma peau fondue par les fatigues du voyage et le chagrin. Alors il me lâcha en me laissant rouler sur le sol, et se saisit de mon plus proche voisin, et le mania comme il m’avait manié, mais pour le rejeter ensuite et s’emparer du suivant. Il prit de la sorte tous les marchands, l’un après l’autre, et arriva en dernier lieu au capitaine du navire.

Or, le capitaine était un homme gras et plein de chair, et d’ailleurs il était le mieux portant et le plus solide de tous les hommes du navire. Aussi le choix de l’effroyable géant n’hésita pas à se fixer sur lui : il le prit entre ses doigts comme un boucher aurait tenu un agneau, le jeta par terre, lui posa un pied sur le cou et, d’un seul mouvement, lui cassa la nuque. Il se saisit alors d’une des immenses broches en question et la lui enfonça dans la bouche en la faisant sortir par le fondement. Alors il alluma un grand feu de bois dans le fourneau en terre qui se trouvait dans la salle, plaça au milieu de la flamme le capitaine embroché, et se mit à le tourner lentement jusqu’à cuisson parfaite. Il le retira alors du feu et commença par le séparer en morceaux comme on aurait fait d’un poulet, en se servant pour cela de ses ongles. Cela fait, il avala le tout en un clin d’œil. Après quoi il suça les os, les vida de leur moelle, et les jeta au milieu des tas qui s’amoncelaient dans la salle.

Ce repas achevé, l’effroyable géant alla s’étendre sur le banc, pour digérer, et ne tarda pas à s’endormir en ronflant exactement comme un buffle que l’on aurait égorgé ou comme un âne que l’on aurait excité à braire. Et il resta ainsi endormi jusqu’au matin. Nous le vîmes alors se lever et s’éloigner comme il était venu, en nous laissant figés d’épouvante.

Lorsque nous fûmes certains qu’il avait disparu, nous sortîmes du silence terrifié que nous avions gardé toute la nuit, pour enfin nous faire part les uns aux autres de nos réflexions, et pour sangloter et gémir en pensant au sort qui nous attendait.

Et nous nous disions tristement : « Que ne sommes-nous morts noyés dans la mer ou mangés par les singes, plutôt que d’être rôtis sur la braise. Par Allah ! c’est là une mort fort détestable ! Mais qu’y faire ! Ce que veut Allah doit courir ! Il n’y a de recours qu’en Allah le Tout-Puissant ! »

Nous sortîmes alors de cet édifice et nous rôdâmes toute la journée par l’île, à la recherche de quelque cachette où nous mettre à l’abri, mais vainement ; car cette île était plate, et ne contenait ni cavernes ni quoi que ce fût qui nous permit de nous soustraire aux recherches. Aussi, comme le soir tombait, nous trouvâmes qu’il était encore plus prudent de regagner le palais.

Mais à peine y étions-nous arrivés que l’horrible homme noir fit son apparition par un bruit de tonnerre et par l’enlèvement, après palpation et maniement, de l’un des marchands, mes compagnons, qu’il se hâta d’embrocher, de rôtir et d’avaler dans son ventre, pour ensuite s’étendre sur le banc et ronfler comme une brute égorgée, jusqu’au matin. Il se réveilla alors, et s’étira en grognant férocement, et s’en alla, sans plus s’occuper de nous que s’il ne nous voyait pas.

Lorsqu’il fut parti, et comme nous avions eu le temps de réfléchir sur notre triste situation, nous nous écriâmes tous à la fois : « Allons nous jeter à la mer et mourir noyés, plutôt que de finir rôtis et avalés. Car ce serait une mort bien affreuse ! » Comme nous allions mettre ce projet à exécution, l’un de nous se leva et dit : « Écoutez-moi, compagnons ! Ne pensez-vous pas qu’il vaut peut-être mieux tuer l’homme noir avant qu’il ne nous extermine ? » Alors moi, à mon tour, je levai le doigt et dis : « Écoutez-moi, compagnons ! Au cas où vraiment vous auriez résolu de tuer l’homme noir, il faudrait d’abord commencer par utiliser les pièces de bois dont le rivage est couvert pour nous construire un radeau sur lequel nous puissions fuir cette île maudite après avoir débarrassé la création de ce barbare mangeur de musulmans ! Nous aborderions alors dans quelque île où attendre la clémence du destin qui nous enverrait quelque navire pour retourner à notre pays ! En tout cas, si le radeau fait naufrage et que nous nous noyions, nous aurons évité la rôtisserie et nous n’aurons pas commis une mauvaise action en nous tuant volontairement. Notre mort serait un martyre et compterait au jour de la Rétribution…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Notre mort serait un martyre et compterait au jour de la Rétribution ! » Alors tous les marchands s’écrièrent : « Par Allah ! C’est là une idée excellente et une action raisonnable ! »

Aussitôt nous nous rendîmes sur le rivage et nous construisîmes le radeau en question, sur lequel nous eûmes soin de mettre quelques provisions, telles que fruits et herbes bonnes à manger ; puis nous retournâmes au palais attendre en tremblant l’arrivée de l’homme noir.

Il vint, avec un coup de tonnerre ; et nous crûmes voir entrer quelque énorme chien enragé. Il nous fallut nous résoudre encore à voir, sans murmurer, embrocher et rôtir l’un de nos compagnons qui fut choisi pour sa graisse et son embonpoint, après palpation et maniement. Mais lorsque l’effroyable brute se fut endormie et eut commencé à ronfler en tonnerre, nous songeâmes à profiter de son sommeil pour le rendre inoffensif à jamais.

Nous prîmes pour cela deux des immenses broches en fer, et nous les chauffâmes sur le feu jusqu’au rouge blanc ; puis nous les saisîmes fortement avec nos mains par le bout froid, et, comme elles étaient fort lourdes, nous nous mîmes à plusieurs pour porter chacune d’elles. Nous nous approchâmes alors doucement, et tous ensemble nous enfonçâmes les deux broches à la fois dans les deux yeux de l’horrible homme noir endormi, et nous pesâmes dessus de toutes nos forces, de façon qu’il fût définitivement aveuglé.

Il dut probablement ressentir une douleur extrême, car le cri qu’il lança fut si effroyable que du coup nous roulâmes sur le sol à une distance notoire. Et il bondit à l’aveuglette, et, étendant les mains dans le vide, il essaya, en hurlant et en courant de tous côtés, de se saisir de quelqu’un d’entre nous. Mais nous avions eu le temps de l’éviter et de nous jeter à plat ventre de droite et de gauche de façon à ce qu’il ne rencontrât que le vide chaque fois. Aussi, voyant qu’il ne pouvait réussir, il finit par se diriger à tâtons vers la porte et sortit en faisant des cris épouvantables.

Alors nous, persuadés que le géant aveugle finirait par mourir de son supplice, nous commençâmes à nous tranquilliser et, d’un pas lent, nous nous dirigeâmes vers la mer. Nous arrangeâmes un peu mieux le radeau, nous nous y embarquâmes, nous le détachâmes du rivage et déjà nous allions ramer pour nous éloigner, quand nous vîmes nous courir sus l’horrible géant aveugle, guidé par une femelle géante encore plus horrible et plus dégoûtante que lui. Arrivés sur le rivage, ils lancèrent des cris effroyables en nous voyant nous éloigner ; puis ils se saisirent chacun de quartiers de roche et se mirent à nous lapider en les lançant sur le radeau. Ils réussirent de la sorte à nous atteindre et à noyer tous mes compagnons, à l’exception de deux. Quant à nous trois, nous pûmes enfin nous éloigner hors de portée des roches lancées.

Nous arrivâmes bientôt au milieu de la mer où nous fûmes saisis par le vent et poussés vers une île qui était distante de deux jours de celle où nous avions failli périr embrochés et rôtis. Nous pûmes y trouver des fruits qui nous empêchèrent de succomber ; puis, comme la nuit était déjà avancée, nous grimpâmes sur un grand arbre pour y passer la nuit.

Lorsqu’au matin nous nous réveillâmes, le premier objet qui se présenta devant nos yeux effarés fut un terrible serpent, aussi gros que l’arbre sur lequel nous nous trouvions et qui dardait sur nous des yeux flamboyants en ouvrant une mâchoire large comme un four. Et soudain il se détendit, et sa tête fut sur nous, au sommet de l’arbre. Il saisit dans sa gueule l’un de mes deux compagnons et l’avala jusqu’aux épaules, puis d’un second mouvement de déglutition il l’avala tout entier. Et aussitôt nous entendîmes les os de l’infortuné craquer dans le ventre du serpent qui descendit de l’arbre et nous laissa anéantis d’épouvante et de douleur. Et nous pensâmes : « Par Allah ! chaque nouveau genre de mort est plus détestable que le premier. La joie d’avoir échappé à la broche de l’homme noir se change maintenant en un pressentiment pire encore que tout ce que nous avons éprouvé ! Il n’y a de recours qu’en Allah ! »

Nous eûmes tout de même la force de descendre de l’arbre et de cueillir quelques fruits que nous mangeâmes, et d’étancher notre soif à l’eau des ruisseaux. Après quoi, nous errâmes dans l’île à la recherche de quelque abri plus sûr que celui de la précédente nuit, et nous finîmes par trouver un arbre d’une hauteur prodigieuse qui nous parut pouvoir nous protéger efficacement. Nous y grimpâmes à la tombée de la nuit et, nous y étant installés le mieux que nous pûmes, nous commencions à nous assoupir quand un sifflement et un bruit de branches cassées nous réveilla, et avant que nous eussions le temps de faire un mouvement pour nous échapper, le serpent avait saisi mon compagnon, qui était perché plus bas que moi, et l’avait d’une seule déglutition avalé aux trois quarts. Je le vis ensuite s’enrouler autour de l’arbre et faire craquer dans son ventre les os de mon dernier compagnon qu’il acheva d’avaler. Puis, me laissant mort d’épouvante, il se retira.

Moi, je continuai à rester immobile sur l’arbre jusqu’au matin, et alors seulement je me décidai à en descendre. Mon premier mouvement fut d’aller me jeter à la mer pour en finir avec une vie misérable et pleine d’alarmes plus terribles les unes que les autres ; mais je m’arrêtai en route, car mon âme n’y consentit pas, étant donné que l’âme est une chose précieuse ; et même elle me suggéra une idée à laquelle je dus mon salut.

Je commençai par chercher du bois et, en ayant bientôt trouvé, je m’étendis par terre et je pris une grande planche que je fixai solidement dans toute sa longueur sur la plante de mes pieds ; j’en pris ensuite une seconde que j’attachai sur mon flanc gauche, une autre sur mon flanc droit, une quatrième sur mon ventre, et une cinquième, plus large et plus longue que les précédentes, que je fixai sur ma tête. Je me trouvais de la sorte entouré d’une muraille de planches qui, dans tous les sens, opposait un obstacle à la gueule du serpent. Cela fait, je restai étendu sur le sol, et j’attendis là ce que me réservait le destin.

À la tombée de la nuit, le serpent ne manqua pas de venir. Sitôt qu’il me vit, il fut sur moi et voulut m’avaler dans son ventre ; mais il en fut empêché par les planches. Il se mit alors à ramper et à tourner autour de moi pour essayer de me saisir par un côté plus accessible, mais il ne put y réussir malgré tous ses efforts et bien qu’il me tiraillât dans tous les sens. Il passa ainsi toute la nuit à me faire souffrir, et moi, déjà je me croyais mort et je sentais sur ma figure son haleine puante. Il finit enfin par me laisser là, au lever du jour, et s’éloigna plein de fureur contre moi et à la limite extrême de la rage et de la colère.

Lorsque je me fus assuré qu’il s’était véritablement éloigné…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Lorsque je me fus assuré qu’il s’était véritablement éloigné, j’étendis la main et me débarrassai des liens qui m’attachaient aux planches. Mais j’étais si mal en point que je ne pus d’abord mouvoir mes membres et que, pendant plusieurs heures de temps, je désespérai de pouvoir en recouvrer jamais l’usage. Mais je finis tout de même par me mettre debout et peu à peu je pus marcher et rôder à travers l’île. Je me dirigeai vers la mer où, à peine arrivé, je découvris au loin un navire, toutes voiles dehors, qui filait à grande vitesse.

À cette vue, je me mis à agiter les bras et à crier comme un fou ; puis je dépliai la toile de mon turban et, l’ayant fixée à une branche d’arbre, je la levai au-dessus de ma tête et m’évertuai à faire des signaux pour que l’on me remarquât du navire.

Le destin voulut que mes efforts ne fussent pas inutiles. Bientôt, en effet, je vis le navire virer de bord et se diriger du côté de la terre ; et, peu après, j’étais recueilli par le capitaine et ses hommes.

Une fois à bord du navire, on commença par me donner des vêtements et cacher ma nudité, vu que, depuis le temps, j’avais usé ceux dont j’étais couvert ; puis on m’offrit de manger un morceau, ce que je fis de grand appétit, à cause de mes privations passées ; mais ce qui me ravit l’âme, ce fut surtout certaine eau fraîche juste à point et vraiment délicieuse dont je bus jusqu’à satiété. Aussi mon cœur se calma et mon âme se tranquillisa et je sentis le repos et le bien-être descendre enfin en mon corps exténué.

Je recommençai donc à vivre après avoir vu la mort de mes deux yeux, et je bénis Allah pour sa miséricorde et le remerciai pour avoir interrompu mes tribulations. De la sorte, je ne tardai pas à me remettre complètement de mes émotions et de mes fatigues, si bien que je ne fus pas loin de croire que toutes ces calamités ne m’étaient arrivées qu’en songe.

Notre navigation fut excellente et, avec la permission d’Allah, le vent nous fut tout le temps favorable et nous fit heureusement aborder à une île nommée Salahata, où nous devions faire escale et dans la rade de laquelle le capitaine fit jeter l’ancre pour permettre aux marchands de débarquer et de vaquer à leurs affaires.

Lorsque les passagers furent à terre, comme j’étais le seul à rester à bord, faute de marchandises à vendre ou à échanger, le capitaine s’approcha de moi et me dit : « Écoute ce que j’ai à te dire ! Tu es un homme pauvre et étranger, et tu nous as raconté combien tu as subi d’épreuves dans ta vie. Aussi je veux maintenant t’être de quelque utilité et t’aider à retourner dans ton pays, afin que, quand tu penseras à moi, ce soit avec plaisir et en appelant sur moi les bénédictions ! » Moi, je répondis : « Certainement, ô capitaine ! je ne manquerai pas de faire des vœux pour toi. » Il me dit : « Sache qu’il y a de cela quelques années nous avions avec nous un voyageur qui s’est perdu dans une île où nous avions fait escale. Et depuis lors nous n’avons plus eu de ses nouvelles, et nous ne savons s’il est mort ou s’il est encore en vie. Comme nous avons en dépôt dans le navire les marchandises laissées par ce voyageur, j’ai eu l’idée de te les confier pour que, moyennant un courtage prélevé sur le gain, tu les vendes dans cette île et m’en rapportes le prix afin qu’à mon retour à Baghdad je pusse le remettre à ses parents ou le lui remettre à lui-même s’il a réussi à regagner sa ville. » Et moi je répondis : « Je te dois l’ouïe et l’obéissance, ô mon maître ! Et je te devrai vraiment beaucoup de gratitude pour ce que tu veux me faire honnêtement gagner ! »

Alors le capitaine ordonna aux matelots de tirer les marchandises de la cale et de les porter sur le rivage, à mon intention. Puis il appela l’écrivain du navire et lui dit de les compter et de les inscrire, ballot par ballot. Et l’écrivain répondit : « À qui appartiennent ces ballots, et au nom de qui dois-je les inscrire ? » Le capitaine répondit : « Le propriétaire de ces ballots s’appelait Sindbad le Marin. Maintenant inscris-les au nom de ce pauvre passager, et demande-lui son nom. »

À ces paroles du capitaine, je fus prodigieusement étonné et je m’écriai : « Mais c’est moi, Sindbad le Marin ! » Et, ayant regardé attentivement le capitaine, je le reconnus pour celui qui, au commencement de mon second voyage, m’avait oublié dans l’île où je m’étais endormi.

Aussi mon émotion fut-elle à ses limites extrêmes, à cette découverte inattendue, et je continuai : « Ô capitaine, ne me reconnais-tu donc pas ? C’est bien moi, Sindbad le Marin, natif de Baghdad ! Écoute mon histoire ! Rappelle-toi, ô capitaine, que c’est bien moi qui étais descendu dans l’île, il y a tant d’années, et qui n’étais plus revenu. Je m’étais, en effet, endormi près d’une source délicieuse, après avoir mangé un morceau, et ne m’étais réveillé que pour voir le navire déjà éloigné sur la mer. D’ailleurs, beaucoup de marchands de la montagne des diamants m’ont vu et pourront témoigner que c’est bien moi Sindbad le Marin ! »

Je n’avais pas encore fini de m’expliquer que l’un des marchands qui étaient remontés à bord prendre des marchandises, s’approcha de moi, me considéra attentivement, et, sitôt que j’eus cessé de parler, frappa de surprise ses mains l’une contre l’autre, et s’écria : « Par Allah ! ô vous tous, vous ne m’aviez pas cru quand je vous avais raconté dans le temps l’étrange aventure qui m’était un jour arrivée dans la montagne des diamants, où je vous avais dit avoir vu un homme attaché à un quartier de mouton et transporté de la vallée sur la montagne par un oiseau nommé rokh. Eh bien ! cet homme-là, le voici ! C’est celui-ci même qui est Sindbad le Marin, l’homme généreux qui m’avait fait cadeau de si beaux diamants ! » Et, ayant parlé de la sorte, le marchand vint m’embrasser comme un frère retrouvé.

Alors, le capitaine du navire me considéra un instant et soudain me reconnut lui aussi pour être Sindbad le Marin. Et il me prit dans ses bras comme il aurait fait de son fils, me félicita d’être encore en vie et me dit : « Par Allah, ô mon maître, ton histoire est étonnante et ton aventure prodigieuse ! Mais béni soit Allah qui a permis notre réunion et t’a fait retrouver tes marchandises et ton bien ! » Puis il fit porter à terre mes marchandises pour que je les vendisse, à mon entier profit cette fois. Et, de fait, le gain que je fis fut énorme et me dédommagea au delà de toute espérance de ce que le temps m’avait fait perdre jusque-là.

Après quoi, nous quittâmes l’île Salahata et nous arrivâmes dans les pays de Sind, où nous vendîmes et achetâmes également.

Dans ces mers lointaines, je vis des choses étonnantes et des prodiges innombrables dont je ne puis vous faire le récit en détail. Mais, entre autres choses, je vis un poisson qui avait l’aspect d’une vache, et un autre qui ressemblait à un âne. Je vis aussi un oiseau qui naissait de la nacre marine, et dont les petits vivaient à la surface des eaux, sans jamais voler sur la terre.

Après cela, nous continuâmes notre navigation, avec la permission d’Allah, et nous finîmes par arriver à Bassra, où ne restâmes que peu de jours, pour enfin entrer dans Baghdad.

Alors je me dirigeai vers ma rue, j’entrai dans ma maison, je saluai mes parents, mes amis et mes anciens compagnons, et je fis de grandes largesses aux veuves et aux orphelins. J’étais, en effet, rentré enrichi plus que jamais des dernières affaires que j’avais faites en vendant mes marchandises.

Mais demain, ô mes amis, si Allah veut, je vous raconterai l’histoire de mon quatrième voyage qui dépasse en intérêt les trois que vous venez d’entendre ! »

Puis Sindbad le Marin fit donner, comme les jours précédents, cent pièces d’or à Sindbad le Portefaix en l’invitant à revenir le lendemain.

Le portefaix ne manqua pas d’obéir et, le jour suivant, il revint écouter ce que, le repas terminé, raconta Sindbad le Marin…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… il revint écouter ce que, le repas terminé, raconta Sindbad le Marin.