Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 07/Histoire de Wardan le boucher

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HISTOIRE DE WARDÂN LE BOUCHER AVEC LA FILLE DU VIZIR

On raconte, entre divers contes, qu’il y avait au Caire un homme appelé Wardân qui était, de sa profession, boucher pour la viande de mouton. Tous les jours il voyait venir à sa boutique une adolescente splendide de corps et de visage, mais les yeux bien fatigués et aussi les traits bien fatigués et le teint fort pâle. Elle arrivait toujours suivie d’un portefaix chargé de sa hotte, choisissait le morceau le plus tendre de la viande et aussi les œufs du mouton, payait le tout d’une pièce d’or pesant deux dinars ou plus, mettait son achat dans la hotte du portefaix, et continuait sa tournée au souk en s’arrêtant à toutes les boutiques et en achetant quelque chose à tous les marchands. Et elle continua à agir de la sorte un long espace de temps, jusqu’à ce qu’un jour le boucher Wardân, intrigué à la limite de l’intrigue de l’air et du silence et des manières de sa jeune cliente, résolut d’éclaircir la chose, pour se débarrasser des pensées qui le travaillaient à son sujet.

Or, il trouva justement l’occasion qu’il cherchait en voyant un matin le portefaix de la jeune femme passer seul devant la boutique. Il l’arrêta, lui mit dans la main une tête de mouton excellente au possible, et lui dit : « portefaix, recommande bien au maître du four de ne pas trop brûler la tête, sans quoi elle perdrait de sa saveur ! » Puis il ajouta : « Ô portefaix, tu me vois bien perplexe au sujet de cette adolescente qui te prend tous les jours à son service ! Qui est-elle et d’où vient-elle ? Que fait-elle de ces œufs de mouton ? Et surtout pourquoi ses yeux et ses traits sont-ils si fatigués ? » Il répondit : « Par Allah ! tu me vois à son sujet tout aussi perplexe que toi ! Ce que je sais, je te le dirai tout de suite, puisque ta main est généreuse aux pauvres comme moi. Voici ! Une fois tous ses achats terminés, elle prend encore, chez le marchand nazaréen du coin, pour un dinar ou plus d’un vieux vin précieux, et m’emmène, ainsi chargé, jusqu’à l’entrée des jardins du grand-vizir. Là elle me bande les yeux avec son voile, me prend la main et me conduit jusqu’à un escalier dont elle descend les marches avec moi, pour ensuite me décharger de ma hotte, me donner un demi-dinar pour ma peine et une hotte vide à la place de la mienne, et me reconduire, les yeux toujours bandés, jusqu’à la porte des jardins, où elle me donne congé jusqu’au lendemain. Et moi je n’ai jamais pu savoir ce qu’elle faisait de cette viande, de ces fruits, de ces amandes, de ces chandelles et de toutes les choses qu’elle me faisait porter jusqu’à cet escalier souterrain ! » Le boucher Wardân répondit : « Tu ne fais qu’augmenter ma perplexité, ô portefaix ! » Et, comme d’autres clients arrivaient, il laissa le portefaix et se mit à les servir.

Le lendemain, après une nuit passée à songer à cet état de choses qui le préoccupait à l’extrême, il vit arriver, à la même heure, l’adolescente suivie du portefaix. Et il se dit : « Par Allah ! il me faut cette fois, coûte que coûte, savoir ce que je veux savoir ! » Et, après que l’adolescente se fût éloignée avec ses divers achats, il chargea son aide, le garçon boucher, du soin de la boutique comme vente et achat, et se mit à la suivre de loin, de façon à ne pas en être remarqué. Il marcha de la sorte derrière elle jusqu’à l’entrée des jardins du vizir, et se cacha derrière les arbres pour attendre le retour du portefaix, qu’il vit, en effet, les yeux bandés et conduit par la main à travers les allées. Après une absence de quelques instants, il la vit revenir à l’entrée, enlever le voile des yeux du portefaix, le congédier et attendre que ce portefaix eût disparu pour rentrer dans le jardin.

Alors il se leva de sa cachette et la suivit, pieds nus, en se dissimulant derrière les arbres. Il la vit de la sorte arriver devant un quartier de rocher, le toucher d’une certaine façon, le faire tourner sur lui-même, et disparaître par un escalier dont il vit les marches descendre sous terre. Il attendit alors quelques instants et s’approcha du rocher qu’il se mit à manipuler de la même façon, et qu’il réussit à faire tourner. Il s’enfonça alors sous terre, en ramenant le rocher à sa place, et voici raconté par lui-même, ce qu’il vit.

Il dit :

« D’abord je ne distinguai rien dans l’obscurité souterraine ; puis je finis par apercevoir un corridor au fond duquel filtrait de la lumière ; je le suivis, toujours pieds nus et me retenant de respirer, et j’arrivai à une porte derrière laquelle je perçus des rires et des grognements. J’appliquai alors mon œil sur la fissure par où passait le rai de lumière, et je vis, enlacés sur un divan, au milieu de divers contorsions et mouvements, l’adolescente et un singe énorme à figure humaine tout à fait. Au bout de quelques instants, l’adolescente se désenlaça, se mit debout et défit tous ses vêtements pour s’étendre à nouveau sur le divan, mais toute nue. Et aussitôt le singe fondit sur elle et la couvrit, en la prenant dans ses bras. Et lorsqu’il eut fini sa chose avec elle, il se leva, se reposa un instant, puis la reprit en possession en la couvrant. Il se releva ensuite et se reposa encore, mais pour fondre de nouveau sur elle et la posséder, et ainsi de suite, dix fois de la même manière, alors qu’elle, de son côté, lui donnait tout ce que la femme donne à l’homme de plus fin et de plus délicat. Après quoi, tous deux tombèrent évanouis d’anéantissement. Et ils ne bougèrent plus.

Moi, je fus stupéfait…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT CINQUANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… Moi, je fus stupéfait. Et je dis en mon âme : « C’est le moment ou jamais de saisir l’occasion ! » Et d’un coup d’épaule j’enfonçai la porte, et me précipitai dans la salle en brandissant mon couteau de boucher si aiguisé qu’il pouvait atteindre l’os avant la chair.

Je me jetai résolument sur l’énorme singe dont pas un muscle ne bougeait, tant ses exercices l’avaient anéanti, je lui appuyai brusquement mon couteau sur la nuque et, du coup, je lui séparai la tête du tronc. Alors la force vitale qui était en lui sortit de son corps avec grand fracas, râles et convulsions, tant que l’adolescente ouvrit soudain les yeux et me vit le couteau plein de sang à la main. Elle jeta alors un cri de terreur tel que je crus un moment la voir expirer morte sans retour. Elle put pourtant, voyant que je ne lui voulais pas de mal, recouvrer ses esprits peu à peu et me reconnaître. Alors elle me dit : « Est-ce ainsi, ô Wardân, que tu traites une cliente fidèle ? » Je lui dis : « Ô l’ennemie de toi même ! N’y a-t-il donc plus d’hommes valides pour que tu aies recours à de pareils expédients ? » Elle me répondit : « Ô Wardân, écoute d’abord la cause de tout cela et peut-être tu m’excuseras !

« Sache, en effet, que je suis la fille unique du grand-vizir. Jusqu’à l’âge de quinze ans je vécus tranquille dans le palais de mon père ; mais, un jour, un nègre noir m’apprit ce que j’avais à apprendre et me prit ce qu’il y avait en moi à prendre. Or, tu dois savoir qu’il n’y a rien de tel qu’un nègre pour enflammer notre intérieur, à nous, les femmes, surtout quand le terrain a senti cet engrais noir la première fois. Aussi ne t’étonne pas de savoir que mon terrain devint depuis lors si altéré qu’il fallait que le nègre l’arrosât toutes les heures sans discontinuer.

« Au bout d’un certain temps, le nègre mourut à la tâche, et moi je contai ma peine à une vieille femme du palais qui m’avait connue dès l’enfance. La vieille hocha la tête et me dit : « La seule chose qui désormais peut remplacer un nègre auprès de toi, ma fille, c’est le singe. Car rien n’est plus fécond en assauts que le singe. »

« Moi je me laissai persuader par la vieille, et un jour, voyant passer sous les fenêtres du palais un montreur de singes qui faisait exécuter des cabrioles à ses animaux, je me découvris soudain le visage devant le plus gros d’entre eux qui me regardait. Aussitôt il cassa sa chaîne et, sans que son maître pût l’arrêter, il s’enfuit à travers les rues, fit un grand détour et, par les jardins, revint dans le palais et courut droit à ma chambre où il me prit aussitôt dans ses bras et fit ce qu’il fit dix fois de suite, sans discontinuer.

« Or, mon père finit par apprendre mes relations avec le singe et faillit me tuer ce jour-là. Alors moi, ne pouvant me passer désormais de mon singe, je me fis creuser en secret ce souterrain où je l’enfermai. Et je lui portai moi-même à manger et à boire jusqu’aujourd’hui où la fatalité te fit découvrir ma cachette et te poussa à le tuer ! Hélas ! que vais-je maintenant devenir ? »

Alors moi j’essayai de la consoler, et lui dis, pour la calmer : « Sois sûre, ô ma maîtresse, que je puis avantageusement remplacer le singe auprès de toi. À l’essai tu contrôleras, car je suis réputé comme monteur ! » Et, de fait, je lui montrai, ce jour-là et les suivants, que ma vaillance dépassait celle du défunt singe et du défunt nègre.

Cela pourtant ne put aller longtemps de cette façon-là ; car, au bout de quelques semaines, j’étais perdu là-dedans comme dans un abîme sans bord. Et l’adolescente voyait au contraire augmenter de jour en jour ses désirs et s’attiser son feu du dedans.

Dans cette fâcheuse situation, j’eus recours à la science d’une vieille femme que je connaissais comme incomparable dans l’art de préparer les philtres et de confectionner les remèdes aux maladies les plus indéracinables. Je lui racontai l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin et lui dis : « Maintenant, ma bonne tante, je viens te demander de me faire une préparation capable d’éteindre les désirs de cette femme et de calmer son tempérament ! » Elle me répondit : « Rien n’est plus facile ! » Je dis : « Je me fie entièrement à ta science et à ta sagesse ! »

Alors elle prit une marmite dans laquelle elle mit une once de grains de lupin d’Égypte, une once de vinaigre vierge, deux onces de houblon et quelques feuilles de digitale. Elle fit bouillir le tout pendant deux heures de temps, décanta soigneusement le liquide et me dit : « Le remède est prêt. » Alors je la priai de m’accompagner au souterrain ; et là elle me dit : « Il faut d’abord la monter jusqu’à ce qu’elle tombe épuisée ! » Et elle se retira dans le corridor pour attendre l’exécution de son ordre.

Moi je fis ce qu’elle me commandait, et si bien que l’adolescente perdit connaissance. Alors la vieille entra dans la salle, et, après avoir réchauffé le liquide en question, le mit dans un petit bassin de cuivre et le porta entre les cuisses de la fille du vizir. Elle lui fit des fumigations qui lui pénétrèrent bien avant dans les parties fondamentales, et durent produire un effet radical, car soudain je vis tomber d’entre les cuisses écartées deux objets, l’un après l’autre, qui se mirent à frétiller. Je les examinai de plus près et je vis que c’étaient deux anguilles, l’une jaune et l’autre noire.

À la vue des deux anguilles…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT CINQUANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… À la vue des deux anguilles, la vieille fut à la limite de la jubilation et s’écria : « Mon fils, rends grâces à Allah ! L’effet du remède est produit ! Sache, en effet, que ces deux anguilles étaient la cause de l’inassouvissement dont tu t’étais plaint à moi. L’une des anguilles est née des copulations du nègre et l’autre des copulations du singe. Maintenant qu’elles sont sorties, l’adolescente va jouir d’un tempérament modéré, et ne se montrera plus fatigante et désordonnée dans ses désirs ! »

Et, en effet, je constatai que l’adolescente, une fois revenue à elle-même, ne demandait plus à satisfaire ses sens. Et je la trouvai si tranquille que je n’hésitai pas à la demander en mariage. Elle consentit, car elle s’était habituée à moi. Et nous vécûmes ensemble, depuis lors, dans la vie la plus douce et les délices les plus parfaites, après avoir recueilli dans notre maison la vieille qui avait opéré cette guérison stupéfiante et nous avait appris de la sorte le remède aux désirs immodérés.

Glorifié soit le Vivant qui ne meurt pas et qui tient dans Sa main les empires et les royaumes ! »


Et Schahrazade continua : « C’est là, ô Roi fortuné, tout ce que je sais au sujet du remède à appliquer aux femmes à tempérament trop gênant ! » Et le roi Schahriar dit : « J’aurais bien voulu connaître cette recette, l’année dernière, pour faire fumiger la maudite que j’avais surprise au jardin avec l’esclave noir ! Mais toi, Schahrazade, tu vas maintenant laisser les histoires scientifiques et me raconter cette nuit, si tu le peux, une histoire plus étonnante que toutes celles entendues ; car je me sens la poitrine plus rétrécie que d’habitude ! » Et Schahrazade dit : « Je le peux ! » Et aussitôt elle dit :