Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 07/Histoire de la reine Yamlika

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HISTOIRE DE LA REINE YAMLIKA,
PRINCESSE SOUTERRAINE


On raconte qu’il y avait, dans l’antiquité du temps et le passé des âges et des siècles, un sage d’entre les sages de la Grèce qui s’appelait Danial. Il avait beaucoup de disciples respectueux qui écoutaient son enseignement et profitaient de sa science, mais il n’avait point la consolation d’avoir un fils qui pût devenir l’héritier de ses livres et de ses manuscrits. Comme il ne savait plus que faire pour obtenir ce résultat, il eut l’idée de prier le Maître du ciel de lui accorder ce bienfait. Or le Très-Haut, qui n’a point de portier à la porte de Sa générosité, écouta cette prière, et rendit enceinte l’épouse du savant, à l’heure et à l’instant.

Pendant les mois que dura la grossesse de son épouse, le sage Danial, qui se voyait déjà bien vieux, se dit : « La mort est proche, et je ne sais si le fils que j’aurai pourra trouver un jour intacts mes livres et mes manuscrits ! » Et aussitôt il se mit à consacrer tout son temps à résumer en quelques feuilles toute la science qui était contenue dans ses divers écrits. Il remplit de la sorte, d’une très fine écriture, cinq feuilles qui contenaient la quintessence de tout son savoir et des cinq mille manuscrits qu’il possédait. Puis il les relut, réfléchit, et trouva que ces cinq feuilles elles-mêmes contenaient des choses qui pouvaient être encore plus quintessenciées. Alors il consacra encore une année à réfléchir, et finit par résumer les cinq feuilles en une seule qui était elle-même cinq fois plus petite que les premières. Et lorsqu’il eut fini ce travail, il sentit que sa fin était proche.

Alors le vieux savant, de peur que ses livres et ses manuscrits ne devinssent la propriété d’autrui, les jeta dans la mer jusqu’au dernier, et ne conserva que la petite feuille de papier en question. Il appela son épouse enceinte et lui dit : « Mon temps est fini, ô femme, et il ne m’est pas donné d’élever moi-même l’enfant que le ciel nous accorde et que je ne verrai pas. Mais je lui laisse comme héritage cette petite feuille de papier que tu lui donneras le jour seulement où il te demandera sa part dans les biens de son père. Et lui, s’il arrive à la déchiffrer et à en comprendre la portée, il sera l’homme le plus sage de son siècle. Je désire qu’il soit appelé Hassib ! » Et, ayant dit ces paroles, le sage Danial expira dans la paix d’Allah.

On lui fit des funérailles auxquelles assistèrent tous ses disciples et tous les habitants de la ville. Et tous le pleurèrent beaucoup et prirent le deuil de sa mort.

Or, quelques jours après, l’épouse de Danial mit au monde un enfant mâle bien fait qui, selon la recommandation du défunt, fut appelé Hassib. Elle fit en même temps appeler les astrologues qui, une fois leurs calculs faits et leur observation des astres terminée, tirèrent l’horoscope de l’enfant et dirent : « Ô femme, ton fils vivra de longues années s’il échappe à un danger qui est suspendu sur sa jeunesse. S’il évite ce danger, il atteindra à un grand degré de science et de richesse ! » Et ils s’en allèrent en leur voie.

Lorsque l’enfant eut cinq ans d’âge, sa mère le mit à l’école pour y apprendre quelque chose ; mais il n’y apprit rien du tout. Elle le retira alors de l’école et voulut lui faire embrasser une profession ; mais il passa de longues années à ne rien faire, et atteignit l’âge de quinze ans sans rien apprendre, et sans arriver à quoi que ce fût pour gagner sa vie et aider sa mère dans les dépenses. Alors sa mère se mit à pleurer et les voisines lui dirent : « Il n’y a que le mariage qui soit capable de lui donner de l’aptitude au travail ; car alors il verra bien que lorsqu’on a une femme on travaille pour la faire subsister ! » Ces paroles décidèrent la mère à se lever et à chercher parmi ses connaissances une jeune fille ; et en ayant trouvé une qui était à sa convenance, elle la lui donna en mariage. Et le jeune Hassib fut parfait pour son épouse, et ne la négligea pas, au contraire ! Mais il continua à ne rien faire, et à ne prendre goût à aucun travail.

Or, parmi les voisins, il y avait des bûcherons qui un jour dirent à la mère : « Achète à ton fils un âne, des cordes et une hache, et laisse-le aller avec nous couper du bois sur la montagne. Nous vendrons ensuite le bois et nous partagerons le profit avec lui. De la sorte il pourra t’aider dans les dépenses et mieux entretenir son épouse ! »

À ces paroles, la mère de Hassib, pleine de joie, lui acheta tout de suite un âne, des cordes et une hache, et le confia aux bûcherons en le leur recommandant beaucoup ; et les bûcherons lui répondirent : « N’aie aucun souci à son sujet. Il est le fils de Danial, notre maître, et nous saurons le protéger et veiller sur lui ! » Et ils remmenèrent avec eux à la montagne, où ils lui apprirent à couper le bois et à le charger sur le dos de l’âne, pour le vendre ensuite au marché. Et Hassib prit un goût extrême à ce métier qui lui permettait de se promener tout en venant en aide à sa mère et à son épouse.

Or, un jour d’entre les jours comme ils coupaient du bois dans la montagne, ils furent surpris par une tempête, accompagnée de pluie et de tonnerre, qui les obligea à courir se réfugier dans une caverne située non loin de là, et où ils allumèrent du feu pour se réchauffer. En même temps ils chargèrent le jeune Hassib, fils de Danial, de fendre les bûches pour alimenter le feu.

Pendant que Hassib, retiré au fond de la caverne, s’occupait à casser du bois, il entendit soudain sa hache résonner sur le sol avec un bruit, sonore comme si, à cet endroit, il y avait un espace vide sous terre. Il se mit alors à creuser à ses pieds et mit ainsi à nu un marbre ancien avec un anneau de cuivre…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT CINQUANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… un marbre ancien avec un anneau de cuivre. À cette vue, il héla ses compagnons qui accoururent et parvinrent à soulever la plaque de marbre. Ils mirent alors à découvert une cavité très large et très profonde où étaient rangés des pots, en quantité innombrable, dont l’aspect était bien vieux et dont le col était scellé soigneusement. Ils descendirent alors Hassib au fond de la cavité, au moyen de cordes, pour qu’il vît le contenu de ces pots et pour qu’il les attachât avec les mêmes cordes, au moyen desquelles on les remonterait dans la caverne.

Le jeune Hassib, une fois descendu dans la cavité, commença par casser avec sa hache le col de l’un de ces pots de terre cuite ; et aussitôt il vit s’en écouler un miel jaune de qualité excellente. Il fit part de sa découverte aux bûcherons qui, bien qu’un peu déçus de trouver du miel là où ils espéraient tomber sur un trésor des temps anciens, ne furent pas peu satisfaits à la pensée du gain que devait leur procurer la vente de ces innombrables pots avec leur contenu. Ils hissèrent donc tous les pots, l’un après l’autre, au fur et à mesure que le jeune Hassib les attachait, les chargèrent sur leurs ânes à la place du bois et, sans vouloir retirer du fond leur compagnon, ils s’en allèrent tous vers la ville en se disant : « Si nous le tirons de la cavité, nous serons obligés de partager avec lui le profit de la vente. C’est d’ailleurs un vaurien dont la mort est préférable à la vie ! »

Ils s’en allèrent donc au marché avec leurs ânes, et dépêchèrent quelqu’un d’entre eux auprès de la mère de Hassib pour lui dire : « Pendant que nous étions dans la montagne, l’âne de ton fils, quand l’orage éclata sur nous, prit la fuite et obligea ton fils à courir derrière lui pour le rattraper, pendant que nous nous étions réfugiés dans une caverne. Le malheur voulut que soudain un loup sortît de la forêt, tuât ton fils et le mangeât ainsi que l’âne. Et nous n’avons retrouvé de leurs traces qu’un peu de sang et quelques ossements ! »

À cette nouvelle, la malheureuse mère et la pauvre femme de Hassib se frappèrent le visage et se couvrirent la tête de poussière en pleurant toutes les larmes de leur désespoir. Et voilà pour elles !

Quant aux bûcherons, ils vendirent les pots de miel à un prix fort avantageux, et réalisèrent un gain si considérable qu’ils purent ouvrir chacun une boutique de marchand pour vendre et acheter. Et ils ne se privèrent d’aucun plaisir, mangeant et buvant les plus excellentes choses, tous les jours. Et voilà pour eux !

Mais pour ce qui est du jeune Hassib, voici ! Lorsqu’il vit qu’on ne le tirait pas de la cavité, il se mit à crier et à supplier, mais en vain, puisque les bûcherons étaient partis et avaient résolu de le laisser mourir là sans le secourir. Il essaya alors de creuser des trous dans les parois pour s’y accrocher des mains et des pieds ; mais il constata que les parois étaient de granit et résistaient à l’acier de la hache. Alors son désespoir fut sans bornes, et il allait se jeter au fond de la cavité pour s’y laisser mourir, quand soudain il vit un gros scorpion sortir d’un interstice de la paroi de granit, et s’avancer vers lui pour le piquer. Il l’écrasa d’un coup de hache et examina l’interstice en question, d’où il vit s’échapper un rai de lumière. Il eut alors l’idée d’enfoncer la lame de la hache dans cet interstice et d’appuyer dessus fortement ; et, à sa grande surprise, il put de la sorte soulever une porte qui remonta peu à peu en ménageant une ouverture assez large pour laisser passer un corps d’homme.

À cette vue, Hassib n’hésita pas un instant, pénétra dans l’ouverture et se trouva de la sorte dans une longue galerie souterraine de l’extrémité de laquelle venait la lumière. Il suivit cette galerie pendant une heure de temps, et arriva à une porte considérable en acier noir avec une serrure d’argent et une clef d’or. Il ouvrit cette porte et se trouva soudain en plein air, sur le rivage d’un lac, au pied d’une colline d’émeraude. Sur le bord de ce lac, il vit un trône d’or resplendissant de pierreries, et, tout autour, se reflétant dans l’eau, des sièges d’or, d’argent, d’émeraude, de cristal, d’acier, de bois d’ébène et de sandal blanc. Il compta ces sièges, et trouva qu’ils étaient au nombre de douze mille, ni plus ni moins. Lorsqu’il eut fini de les compter et d’admirer leur beauté et le paysage, et l’eau qui les reflétait, il alla s’asseoir sur le trône du milieu, pour mieux jouir du spectacle merveilleux du lac et de la montagne.

À peine le jeune Hassib était-il assis sur le trône d’or, qu’il entendit des sons de cymbales et de gongs, et soudain il vit s’avancer, de derrière les flancs de la colline d’émeraude, et se déployer vers le lac, une file de personnes qui glissaient plutôt qu’elles ne marchaient ; et il ne sut distinguer leurs formes à cause de l’éloignement. Lorsqu’elles furent plus près, il vit que c’étaient des femmes à la beauté ravissante mais dont toute la moitié inférieure se terminait en un corps allongé et rampant comme celui des serpents. Leur voix était fort agréable, et elles chantaient en grec les louanges d’une reine qu’il ne voyait pas. Mais bientôt apparut de derrière la colline un carré formé par quatre femmes serpentines qui portaient, sur leurs bras élevés au-dessus de leur tête, un grand bassin d’or où se trouvait, souriante et pleine de grâce, la reine. Les quatre femmes s’avancèrent jusqu’au trône d’or, d’où Hassib s’était hâté de s’éloigner, y déposèrent leur reine, arrangèrent les plis de ses voiles, et se placèrent derrière elle, tandis que toutes les autres femmes serpentines avaient glissé chacune vers un des sièges précieux disposés autour du lac. Alors la reine, d’une voix au timbre charmant, dit quelques mots en grec à celles qui l’entouraient ; et aussitôt un signal fut donné avec les cymbales, et toutes les femmes serpentines entonnèrent un hymne grec en l’honneur de la reine, et s’assirent sur les sièges.

Lorsqu’elles eurent fini leur chant, la reine, qui avait remarqué la présence de Hassib, tourna la tête gentiment de son côté et lui fit un signe pour l’encourager à s’approcher. Et Hassib, bien que fort ému, s’approcha, et la reine l’invita à s’asseoir et lui dit : « Sois le bienvenu dans mon royaume souterrain, ô jeune homme que la bonne destinée a conduit jusqu’ici ! Chasse toute crainte loin de toi et dis-moi ton nom, car je suis la reine Yamlika, princesse souterraine. Et toutes ces femmes serpentines sont mes sujettes. Parle donc et dis-moi qui tu es, et comment tu as pu arriver jusqu’à ce lac qui est ma résidence d’hiver et où je viens passer quelques mois chaque année, en quittant ma résidence d’été du mont Caucase. »

À ces paroles, le jeune Hassib, après avoir embrassé la terre entre les mains de la reine Yamlika, s’assit à sa droite sur un siège d’émeraude et dit : « Je m’appelle Hassib, et je suis le fils du défunt Danial, le savant. De ma profession je suis bûcheron, bien que j’eusse pu arriver à être marchand parmi les fils des hommes, ou même un grand savant. Mais j’ai préféré respirer l’air des forêts et des montagnes, m’étant dit qu’il était toujours temps de s’enfermer, après la mort, entre les quatre murs du tombeau ! » Puis il raconta en détail ce qui lui était arrivé avec les bûcherons et comment, par l’effet du hasard, il avait pu pénétrer jusqu’à ce royaume souterrain.

Ce discours du jeune Hassib plut beaucoup à la reine Yamlika qui lui dit : « Hassib, tu dois, depuis le temps que tu as été abandonné dans la fosse, avoir bien faim et bien soif ! » Et elle fit signe à l’une de ses suivantes qui aussitôt glissa jusqu’au jeune homme en portant sur sa tête un plateau d’or rempli de raisins, de grenades, de pommes, de pistaches, de noisettes, de noix, de figues fraîches et de bananes. Puis, lorsqu’il eut mangé et calmé sa faim, il but d’un sorbet délicieux contenu dans une coupe taillée dans un rubis. Alors la porteuse s’éloigna avec le plateau, et la reine Yamlika, s’adressant à Hassib, lui dit : « Maintenant, Hassib, tu peux être assuré que, tant que durera ton séjour dans mon royaume, il ne t’arrivera rien que d’agréable. Si tu as, donc, l’intention de passer une semaine ou deux au milieu de nous, sur le bord de ce lac et à l’ombre de ces montagnes, je te raconterai, pour te faire mieux passer le temps, une histoire qui servira à ton instruction lorsque tu seras de retour au pays des hommes ! »

Et la reine Yamlika, princesse souterraine, au milieu de l’attention des douze mille femmes serpentines assises sur les sièges d’émeraude et d’or, raconta ce qui suit, en langue grecque, au jeune Hassib, fils de Danial le savant :


« Sache, ô Hassib, qu’il y avait dans le royaume des Bani-Israïl un roi fort sage qui, à son lit de mort, appela son fils, l’héritier de son trône, et lui dit : « Ô mon fils Beloukia, je te recommande, lorsque tu prendras possession du pouvoir, de faire toi-même l’inventaire de toutes les choses qui se trouvent dans ce palais, et de ne rien laisser passer sans l’examiner avec la plus grande attention ! »

Aussi le premier soin du jeune Beloukia, en devenant roi, fut de passer en revue les effets et les trésors de son père et de parcourir les différentes salles qui servaient de réserve à toutes les choses précieuses amassées dans le palais. Il arriva de la sorte dans une salle retirée où il aperçut une cassette de bois d’ébène placée sur une petite colonne de marbre blanc qui s’élevait au milieu même de la pièce. Beloukia se hâta d’ouvrir la cassette d’ébène et y trouva un petit coffret en or. Il ouvrit ce coffret en or et y vit un rouleau de parchemin qu’il déploya aussitôt. Il y était dit en langue grecque : Celui qui désire devenir le maître et le souverain des hommes, des génies, des oiseaux et des animaux, n’aura qu’à trouver l’anneau que le prophète Soleïmân porte au doigt dans l’Île des Sept Mers, qui est son lieu de sépulture. C’est cet anneau magique qu’Adam, père des hommes, portait au doigt dans le paradis, avant sa faute, et qui lui fut enlevé par l’ange Gobraïl qui en fit don plus tard au sage Soleïmân. Mais traverser les mers et aborder à cette île située au delà des Sept Mers, nul navire ne pourrait le tenter. Celui-là seul réussira dans cette entreprise qui trouvera la plante avec le suc de laquelle il suffit de se frotter la plante des pieds pour pouvoir marcher sur la surface de la mer. Cette plante se trouve dans le royaume souterrain de la reine Yamlika. Et seule cette princesse sait l’endroit où croît cette plante ; car elle connaît le langage de toutes les plantes et des fleurs, et elle n’ignore aucune de leurs vertus. Que celui qui veut trouver cet anneau aille d’abord au royaume souterrain de la reine Yamlika. Et s’il est assez heureux pour réussir et prendre l’anneau, il pourra alors, non seulement dominer tous les êtres créés, mais pénétrer aussi dans la Contrée des Ténèbres pour boire à la Fontaine de Vie qui donne la beauté, la jeunesse, la science, la sagesse et l’immortalité !

Lorsque le prince Beloukia eut lu ce parchemin, il rassembla aussitôt les prêtres, les mages et les savants de Bani-Israïl…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT CINQUANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… il rassembla aussitôt les prêtres, les mages et les docteurs de Bani-Israïl et leur demanda s’il y avait quelqu’un d’entre eux capable de lui montrer le chemin qui conduisait au royaume souterrain de la princesse Yamlika. Alors tous les assistants lui montrèrent du doigt le sage Offân qui se trouvait au milieu d’eux. Or, le sage Offân était un vénérable vieillard qui avait approfondi toutes les sciences connues et possédait les mystères de la magie, les clefs de l’astronomie et de la géométrie, et tous les arcanes de l’alchimie et de la sorcellerie. Il s’avança donc entre les mains du jeune roi Beloukia qui lui demanda : « Peux-tu vraiment, ô sage Offân, me conduire au royaume de la princesse souterraine ? » Il répondit : « Je le peux ! »

Alors le jeune roi Beloukia nomma son vizir comme son remplaçant dans la direction des affaires du royaume pour toute la durée de son absence, enleva ses attributs royaux, se vêtit du manteau de pèlerin et se chaussa des chaussures de voyage. Après quoi, suivi du sage Offân, il sortit de son palais et de sa ville, et s’enfonça dans le désert.

Alors seulement le sage Offân lui dit : « C’est ici le lieu propice pour faire les conjurations qui doivent nous montrer la route ! » Ils s’arrêtèrent donc, et Offân traça autour de lui, sur le sable, le cercle magique, fit les conjurations rituelles et ne tarda pas à découvrir le lieu où se trouvait, de ce côté-là, l’entrée de mon royaume souterrain. Il fit alors encore quelques autres conjurations, et la terre s’entr’ouvrit et leur livra passage à tous deux jusqu’au lac que tu as sous les yeux, ô Hassib.

Moi, je les reçus avec tous les égards que je rends à quiconque vient visiter mon royaume. Alors ils m’exposèrent l’objet de leur visite, et aussitôt je me fis porter dans mon bassin d’or sur la tête de mes porteuses, et je les conduisis au sommet de cette colline d’émeraude où, sur mon passage, les plantes et les fleurs se mirent à parler chacune en son langage, qui à droite, qui à gauche, en vantant, à voix haute ou à voix basse, leurs vertus particulières. Et, au milieu de ce concert qui montait ainsi vers nous, musical et parfumé de sucs essentiels, nous arrivâmes devant les touffes d’une plante qui, de toutes les corolles rouges de ses fleurs, chantait sous la brise qui l’inclinait : « C’est moi la merveilleuse qui donne à celui qui se frotte les pieds avec mon suc la vertu de marcher sans se mouiller à la surface de toutes les mers créées par Allah Très-Haut ! »

Alors moi je dis à mes deux visiteurs : « La voilà devant vous, la plante que vous cherchez ! » Et Offân aussitôt cueillit de cette plante autant qu’il en voulut, en écrasa les pousses et en recueillit le suc dans un grand flacon que je lui donnai.

Moi je songeai alors à interroger Offân et lui dis : « Ô sage Offân, peux-tu maintenant me dire le motif qui vous pousse tous deux à traverser les mers ? » Il me répondit : « Ô reine, c’est pour aller à l’Île des Sept Mers chercher l’anneau magique de Soleïmân, maître des genn, des hommes, des animaux et des oiseaux ! » Je lui dis : « Comment, ô sage, ne sais-tu pas que personne après Soleïmân ne pourra, quoi qu’il fasse, devenir le propriétaire de cet anneau ? Crois-moi, Offân ! et toi aussi, ô jeune roi Beloukia, écoute-moi ! Abandonnez ce projet téméraire, ce projet insensé, de courir les mers de la création pour aller à la recherche de cet anneau que nul ne possédera. Cueillez plutôt ici de la plante qui donne à ceux qui en mangent une jeunesse éternelle ! » Mais ils ne voulurent point m’écouter, et, ayant pris congé de moi, disparurent par où ils étaient venus. »

Ici la reine Yamlika s’arrêta de parler, éplucha une banane qu’elle tendit au jeune Hassib, mangea elle-même une figue, et dit : « Avant que je continue, ô Hassib, l’histoire de Beloukia et que je te raconte son voyage sur les Sept Mers et ses autres aventures, ne voudrais-tu savoir exactement la situation de mon royaume au pied du mont Caucase, qui entoure la terre comme une ceinture, et connaître son étendue, ses environs, ses plantes animées et parlantes, ses genn et ses femmes serpentines, nos sujettes, dont Allah seul connaît le nombre ? Veux-tu que je te dise comment le mont Caucase repose tout entier sur un rocher merveilleux d’émeraude, El-Sakhrat, dont le reflet donne aux cieux leur couleur azurée ? Je pourrais par la même occasion te parler de l’endroit précis du Caucase où se trouve le Gennistân, capitale des genn soumis au roi Jân ben-Jân, et te révéler la place où demeure l’oiseau rokh, dans la Vallée des Diamants ; et, en passant, je te montrerais les champs de bataille qui retentirent des exploits de héros fameux ! »

Mais le jeune Hassib répondit : « Ô reine Yamlika, je préfère de beaucoup connaître la suite des aventures du roi Beloukia ! »

Alors la princesse souterraine continua ainsi :

« Lorsque le jeune Beloukia et le sage Offân m’eurent quittée pour aller à l’île située au bout des Sept Mers, là où se trouve le corps de Soleïmân, ils arrivèrent sur le rivage de la Première Mer, et là ils s’assirent par terre et commencèrent par se frotter énergiquement la plante des pieds et les chevilles avec le suc qu’ils avaient recueilli dans le flacon. Puis ils se relevèrent et s’avancèrent d’abord avec beaucoup de précaution sur la mer. Mais lorsqu’ils eurent constaté qu’ils pouvaient, sans crainte de se noyer, marcher mieux encore sur l’eau que sur la terre ferme, ils s’enhardirent et se mirent en route d’une allure accélérée pour ne pas perdre de temps. Ils marchérent de la sorte sur cette mer durant trois jours et trois nuits et, au matin du quatrième jour, ils arrivèrent à une île qu’ils prirent pour le paradis, tant ils furent émerveillés de sa beauté…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT CINQUANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… une île qu’ils prirent pour le paradis, tant ils furent émerveillés de sa beauté. La terre qu’ils foulaient était de safran doré ; les pierres étaient de jade et de rubis ; les prairies se déployaient en parterres de fleurs exquises aux corolles ondulantes sous la brise qu’elles embaumaient, où se mariaient les sourires des roses aux tendres regards des narcisses, où voisinaient les lis, les œillets, les violettes, les camomilles et les anémones, et où, entre les haies blanches des jasmins, folâtraient, légères, les bondissantes gazelles ; les forêts de bois d’aloès et d’arbres à grandes fleurs éclatantes bruissaient de toutes leurs branches où roucoulaient les tourterelles pour répondre au murmure des ruisseaux, où les rossignols racontaient aux roses d’une voix émue leur martyre amoureux, tandis que les roses les. écoutaient attentivement ; là les sources mélodieuses se cachaient sous les touffes délicates des cannes à sucre, seuls roseaux ; là la terre naturelle montrait à l’aise ses jeunes richesses et respirait de tout son printemps.

Aussi le roi Beloukia et Offân se promenèrent-ils avec ravissement jusqu’au soir sous l’ombrage des bosquets, en contemplant ces merveilles qui leur remplissaient l’âme de délices. Puis, comme la nuit tombait, ils montèrent sur un arbre pour s’y endormir ; et ils allaient effectivement fermer les yeux quand soudain l’île retentit d’un formidable mugissement qui l’ébranla jusque dans ses fondements, et ils aperçurent, sortant des flots de la mer, un animal monstrueux qui tenait dans sa gueule une pierre brillante comme un flambeau, et, immédiatement derrière lui, une multitude d’autres monstres marins qui tenaient également chacun dans sa gueule une pierre lumineuse. Aussi l’île devint-elle bientôt aussi éclairée de toutes ces pierres qu’en plein jour. Au même moment, et de tous les côtés à la fois, vinrent des lions, des tigres et des léopards en quantité telle qu’Allah seul aurait pu les dénombrer. Et les animaux de la terre se rencontrèrent sur le rivage avec les animaux marins, et tous se mirent à causer et à converser entre eux jusqu’au matin. Alors les monstres marins retournèrent dans la mer et les fauves se dispersèrent dans les forêts. Et Beloukia et Offân, qui n’avaient pu fermer l’œil de toute la nuit, tant la peur les avait tenus, se hâtèrent de descendre de l’arbre et de courir au rivage où ils se frottèrent les pieds avec le suc de la plante, pour aussitôt poursuivre leur voyage maritime.

Ils voyagèrent de la sorte sur la Deuxième Mer pendant des jours et des nuits jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au pied d’une chaîne de montagnes au milieu desquelles s’ouvrait une vallée merveilleuse où tous les cailloux et tous les rochers étaient en pierre d’aimant, mais où il n’y avait pas trace de fauves ou d’autres animaux féroces. Aussi se promenèrent-ils toute la journée, un peu à l’aventure, se nourrissant de poissons séchés, et, vers le soir, ils s’assirent au bord de la mer pour voir se coucher le soleil, quand soudain ils entendirent un miaulement effrayant et, à quelques pas derrière eux, ils virent un tigre qui était tout prêt à bondir sur eux. Ils eurent juste le temps de se frotter les pieds avec le suc de la plante et de s’enfuir, hors de portée, sur la mer.

Or, c’était la Troisième Mer. Et cette nuit-là fut une nuit bien noire, et la mer, sous un vent qui soufflait avec violence, devint très agitée, ce qui rendit la marche extrêmement fatigante surtout pour des voyageurs déjà exténués par le manque de sommeil. Heureusement ils arrivèrent, à l’aube, dans une île où ils commencèrent d’abord par s’étendre pour se reposer. Après quoi ils se levèrent pour parcourir l’île et la trouvèrent couverte d’arbres fruitiers. Mais ces arbres avaient cette particularité merveilleuse que leurs fruits croissaient tout confits sur les branches. Aussi les deux voyageurs se plurent-ils extraordinairement dans cette île, surtout Beloukia qui aimait à l’extrême les fruits confits, et en général toutes les choses confites, et qui passa toute la journée à se régaler. Il obligea même le sage Offân à s’arrêter là dix jours entiers pour avoir le temps de se rassasier de ces délicieux fruits-là. Pourtant, à la fin du dixième jour, il avait tellement abusé de ces douceurs, qu’il eut mal au ventre et, dégoûté, il se hâta de se frotter la plante des pieds et les chevilles avec le suc de la plante, ainsi qu’Offân, et de se mettre en route sur la Quatrième Mer.

Ils voyagèrent quatre jours et quatre nuits sur cette Quatrième Mer et atterrirent à une île qui n’était qu’un banc de sable très fin de couleur blanche, où nichaient des reptiles de toutes formes dont on voyait les œufs couver au soleil. Comme ils n’apercevaient sur cette île aucun arbre ni un seul brin d’herbe, ils ne voulurent s’y arrêter que juste le temps de se reposer et de se frotter les pieds avec le suc contenu dans le flacon.

Sur la Cinquième Mer, ils voyagèrent seulement un jour et une nuit, car ils trouvèrent au matin une petite île dont les montagnes étaient de cristal, avec de larges veines d’or, et étaient couvertes d’arbres étonnants dont les fleurs étaient d’un jaune brillant. Ces fleurs, à la tombée de la nuit, étincelèrent comme des astres, et leur éclat, reflété par les rochers de cristal, illumina l’île et la rendit plus brillante qu’en plein jour. Et Offân dit à Beloukia : « Tu as sous les yeux l’Île des Fleurs d’or. Ce sont ces fleurs qui, une fois tombées des arbres et desséchées, se réduisent en poudre et finissent par former, par leur fusion, les veines d’où l’on tire l’or. Cette Île des Fleurs d’or n’est qu’une parcelle du soleil, détachée de l’astre, et tombée ici-même autrefois. » Ils passèrent donc dans cette île une nuit magnifique, et le lendemain, ils se frottèrent les pieds avec le liquide précieux et pénétrèrent dans la sixième région maritime. Ils voyagèrent sur la Sixième Mer…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SOIXANTIÈME NUIT

Elle dit :

… Ils voyagèrent sur la Sixième Mer assez longtemps pour éprouver un grand plaisir à arriver à une île couverte d’une très belle végétation, où ils purent prendre quelque repos sur le rivage. Ils se levèrent ensuite et se mirent à se promener dans l’ile. Mais quelle ne fut point leur épouvante de voir que les arbres portaient, en guise de fruits, des têtes humaines suspendues par les cheveux ! Ces fruits à tête humaine n’avaient pas tous la même expression : les uns souriaient, les autres pleuraient ou riaient, tandis que ceux qui étaient tombés des arbres se roulaient dans la poussière et finissaient par se transformer en globes de feu qui éclairaient la forêt et faisaient pâlir la lumière du soleil. Et les deux voyageurs ne purent s’empêcher de penser : « Quelle singulière forêt ! » Mais ils n’osèrent pas trop s’approcher de ces fruits étranges, et préférèrent retourner sur le rivage. Or, comme le soir tombait, ils s’assirent derrière un rocher et virent soudain émerger de l’eau et s’avancer sur le rivage douze Filles de la Mer, d’une beauté sans pareille et le cou entouré d’un collier de perles, qui se mirent à danser en rond, à sauter et à se livrer entre elles à mille jeux folâtres pendant une heure de temps. Après quoi elles se mirent à chanter au clair de lune, et s’éloignèrent en nageant sur l’eau. Et Beloukia et Offân, bien que fort charmés de la beauté, des danses et des chants des Filles de la Mer, ne voulurent point prolonger davantage leur séjour dans cette île, à cause des fruits effrayants à tête humaine. Ils se frottèrent donc la plante des pieds et les chevilles avec le suc renfermé dans le flacon et s’avancèrent sur la Septième Mer.

Leur voyage sur cette Septième Mer fut de très longue durée, car ils marchèrent deux mois, jour et nuit, sans rencontrer aucune terre sur leur route. Et ils étaient obligés, pour ne pas mourir de faim, d’attraper prestement les poissons qui venaient de temps en temps à la surface de l’eau, et de les manger crus, tels quels. Et ils commencèrent ainsi à sentir combien sages étaient les conseils que je leur avais donnés, et à regretter de ne les avoir pas suivis. Ils finirent tout de même par arriver à une île qu’ils conjecturèrent être l’Île des Sept Mers où devait se trouver le corps de Soleïmân portant l’anneau magique à l’un de ses doigts.

Ils trouvèrent cette Île des Sept Mers couverte de très beaux arbres fruitiers, et arrosée par de nombreux cours d’eau. Et comme ils avaient bien faim et avaient la gorge desséchée depuis le temps où ils étaient réduits à ne prendre pour tout aliment que des poissons crus, ce fut avec un plaisir extrême qu’ils s’approchèrent d’un grand pommier aux branches pesantes de grappes de pommes mûres. Et Beloukia tendit la main et voulut cueillir de ces fruits : mais soudain, de l’intérieur même de l’arbre, une voix terrible se fit entendre qui leur cria à tous deux : « Si vous touchez à ces fruits, vous allez être coupés en deux moitiés ! » Et, au même instant, en face d’eux apparut un énorme géant haut de quarante bras, en mesure de ce temps-là ! Et Beloukia, à la limite de la terreur, lui demanda : « Ô chef des géants, nous allons mourir de faim, et nous ne savons pourquoi tu nous défends de toucher à ces pommes ! » Le géant répondit : « Comment pouvez-vous prétendre ignorer le motif de cette défense ? Avez-vous donc oublié, ô fils des hommes, que le père de votre race, Adam, a désobéi aux ordres d’Allah en mangeant de ces fruits défendus ? Or, depuis ce temps-là, je suis chargé de garder cet arbre et de tuer tous ceux qui tendraient la main vers ces fruits ! Éloignez-vous donc, et cherchez ailleurs de quoi vous nourrir ! »

À ces paroles, Beloukia et Offân se hâtèrent de quitter cet endroit, et s’enfoncèrent dans l’intérieur de l’île. Ils cherchèrent d’autres fruits et les mangèrent ; puis ils se mirent à la recherche du lieu où pouvait se trouver le corps de Soleïmân.

Après avoir erré dans l’île pendant un jour et une nuit, ils arrivèrent à une colline dont les rochers étaient en ambre jaune et en musc, et dans les flancs de laquelle s’ouvrait une grotte magnifique dont la voûte et les parois étaient en diamants. Comme elle se trouvait ainsi éclairée aussi bien qu’en plein soleil, ils s’y engagèrent profondément ; et, à mesure qu’ils s’avançaient, ils voyaient s’augmenter la clarté et s’élargir la voûte. Ils marchaient ainsi, en s’émerveillant, et commençaient à se demander si la grotte avait une fin, quand ils arrivèrent tout à coup dans une salle immense creusée dans le diamant et qui avait en son milieu un grand lit d’or massif sur lequel était étendu Soleïmân ben-Daoud, reconnaissable à son manteau vert orné de perles et de pierreries et à l’anneau magique qui cerclait son doigt de la main droite et lançait des feux dont pâlissait l’éclat de la salle de diamant. Sa main qui portait l’anneau au petit doigt reposait sur sa poitrine, et son autre main étendue tenait le sceptre d’or aux yeux d’émeraude.

À cette vue, Beloukia et Offân furent saisis d’un grand sentiment de respect, et n’osèrent plus avancer. Mais bientôt Offân dit à Beloukia : « Si nous avons affronté tant de périls et éprouvé toutes ces fatigues, ce n’est point pour reculer, maintenant que nous avons atteint le but. Je vais donc m’avancer seul près de ce trône où dort le prophète, et toi, de ton côté, tu vas prononcer les formules de conjuration que je t’ai enseignées et qui sont nécessaires pour faire glisser l’anneau du doigt rigide. »

Alors Beloukia commença à prononcer les formules conjuratoires, et Offân s’approcha du trône et tendit la main pour enlever l’anneau. Mais Beloukia, dans son émotion, avait prononcé de travers les paroles magiques, et cette erreur fut fatale à Offân ; car aussitôt du plafond lumineux tomba une goutte de diamant liquide qui l’enflamma tout entier et, en quelques instants, le réduisit en une poignée de cendres, au pied du trône de Soleïmân.

Lorsque Beloukia vit le châtiment infligé à Offân pour sa tentative sacrilège, il se hâta de se sauver à travers la grotte et d’arriver à la sortie pour courir directement à la mer. Là il voulut se frotter les pieds et s’en aller de l’ile, mais il vit bien qu’il ne le pouvait plus désormais, puisque…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SOIXANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

…mais il vit bien qu’il ne le pouvait plus désormais, puisque Offân était brûlé et que le flacon miraculeux avait été consumé avec lui.

Alors, bien triste, il comprit enfin toute l’exactitude et toute la justesse des paroles que je lui avais dites en lui annonçant les malheurs qui l’attendaient dans cette entreprise, et il se mit à marcher dans l’île, au hasard, ne sachant ce qu’il allait devenir, maintenant tout seul, sans personne qui pût lui servir de guide.

Pendant qu’il marchait de la sorte, il vit un grand tourbillon de poussière d’où sortait un tumulte qui devint assourdissant comme le tonnerre ; et il entendit là-dedans le choc des lances et des épées, et le vacarme produit par des galops et des cris qui n’avaient rien d’humain ; et soudain il aperçut, sortant de la poussière dissipée, une armée entière d’éfrits, de genn, de mareds, de ghouls, de khotrobs, de saals, de baharis, en un mot toutes les espèces d’esprits de l’air, de la mer, de la terre, des bois, des eaux et du désert.

Cette vue lui causa une terreur telle qu’il n’essaya même plus de bouger, et il attendit là jusqu’à ce que le chef de cette armée étonnante s’avançât jusqu’à lui et lui demandât : « Qui donc es-tu, toi ? Et comment as-tu fait pour arriver jusqu’à cette île, où nous venons chaque année pour surveiller la grotte où dort notre maître à tous, Soleïmân ben-Daoud ? » Beloukia répondit : « Ô chef des braves, je suis Beloukia, roi des Bani-Israïl. Je me suis égaré sur mer, et voilà pourquoi je suis ici. Mais permets-moi, à mon tour, de te demander qui tu es, et qui sont tous ces guerriers ? » Il répondit : « Nous sommes les genn, ceux de la descendance de Jân ben-Jân. Nous venons en ce moment du pays où réside notre roi, le puissant Sakhr, maître de la Terre-Blanche où régna autrefois Scheddad fils d’Aâd ! » Beloukia demanda : « Mais où est-elle située cette Terre-Blanche où règne le puissant Sakhr ? » Il répondit : « Derrière le mont Caucase, qui est à une distance de soixante-quinze mois d’ici, en mesure humaine. Mais nous, nous pouvons y aller en l’espace d’un clin d’œil. Si tu veux, puisque tu es un fils de roi, nous pouvons te prendre et te présenter à notre maître ! » Beloukia ne manqua pas d’accepter, et fut aussitôt transporté par les genn dans la résidence du roi Sakhr, leur roi.

Il vit une plaine magnifique sillonnée par des canaux au lit d’or et d’argent ; cette plaine, dont le sol était couvert de musc et de safran, était ombragée par des arbres artificiels aux branches d’émeraudes et aux fruits de rubis, et couverte de tentes superbes en soie verte soutenues par des colonnes d’or incrustées de pierreries. Au milieu de cette plaine s’élevait un pavillon plus haut que les autres, en soie rouge et bleue, soutenu par des colonnes d’émeraude et de rubis, et où, sur un trône d’or massif, était assis le roi Sakhr, ayant à sa droite les autres rois, ses vassaux, et à sa gauche ses vizirs et ses lieutenants, ses notables et ses chambellans.

Lorsqu’il fut en présence du roi, Beloukia commença par embrasser la terre entre ses mains, et lui fit son compliment. Alors le roi Sakhr l’invita, avec beaucoup de bienveillance, à s’asseoir sur un siège d’or, à ses côtés. Puis il lui demanda de lui dire son nom et de lui raconter son histoire. Et Beloukia lui dit qui il était et lui raconta, sans omettre un détail, toute son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin.

Le roi Sakhr et tous ceux qui l’entouraient furent, en entendant ce récit, à la limite de l’étonnement. Puis, sur un signe du roi, la nappe fut tendue pour le festin, et les genn serviteurs apportèrent les plateaux et les porcelaines. Les plateaux d’or contenaient cinquante jeunes chameaux bouillis et cinquante autres rôtis, tandis que les plateaux d’argent contenaient cinquante têtes de moutons, et que les fruits, merveilleux de grosseur et de qualité, étaient disposés en rangs bien alignés sur les porcelaines. Et, lorsque tout fut prêt, on mangea et on but avec abondance ; et, le repas terminé, il ne resta absolument pas trace sur les plateaux et les porcelaines des mets et des choses exquises qui les remplissaient.

Alors seulement le roi Sakhr dit à Beloukia : « Tu ignores sans doute, ô Beloukia, notre histoire et notre origine. Or, je vais te renseigner en quelques mots pour que, à ton retour parmi les fils des hommes, tu puisses transmettre aux âges la vérité sur ces questions encore obscures parmi eux. »

« Sache donc, ô Beloukia…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SOIXANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Sache donc, ô Beloukia, qu’au commencement des temps Allah Très-Haut créa le Feu, et le renferma dans le Globe dans sept différentes régions, placées les unes au-dessous des autres, chacune à une distance de mille années, en mesure humaine.

« Il appela la première région du Feu Gehannam, et, dans son esprit, la destina aux créatures rebelles et non repentantes. Il appela la seconde région Lazy, car il la creusa en gouffre, et la destina à tous ceux qui, après la venue future du prophète Môhammad (sur lui la prière et la paix !) resteraient dans leurs erreurs et leurs ténèbres et refuseraient de devenir des Croyants ! Il constitua ensuite la troisième région et, lui ayant donné la forme d’une chaudière bouillante, l’appela El-Jahim, et y enferma les démons Gog et Magog. Après quoi il forma la quatrième région, la nomma Saïr, et en fit l’habitation d’Éblis, le chef des anges rebelles, qui avait refusé de reconnaître Adam et de le saluer, désobéissant ainsi aux ordres formels du Très-Haut. Puis il limita la cinquième région, lui donna le nom de Saqhar et la réserva aux impies, aux menteurs et aux orgueilleux. Cela fait, il creusa une immense caverne, la remplit d’air embrasé et pestilentiel, l’appela Hitmat, et la destina aux tortures des juifs et des chrétiens. Quant à la septième, nommée Hawya, il en fit une réserve toute prête à contenir le surplus des juifs et des chrétiens, et de ceux qui ne seraient Croyants qu’extérieurement. Ces deux dernières régions sont les plus effroyables, tandis que la première est fort supportable. Leur structure est assez pareille. Ainsi dans la première, Gehannam, on ne compte pas moins de soixante-dix mille montagnes de feu, qui renferment chacune soixante-dix mille vallées ; chaque vallée renferme soixante-dix mille villes ; chaque ville, soixante-dix mille tours ; chaque tour, soixante-dix mille maisons, et chaque maison, soixante-dix mille bancs. Or, chacun de ces bancs, dont le nombre vous sera donné par la multiplication de tous ces chiffres, contient soixante-dix mille tortures et supplices divers, dont Allah seul connaît la variété, l’intensité et la durée. Et, comme cette région est la moins brûlante des sept, tu peux te faire idée, ô Beloukia, des tourments renfermés dans les six autres régions.

« Si je t’ai donné cet aperçu et ces explications sur le Feu, ô Beloukia, c’est que nous, les genn, sommes les fils du Feu.

« En effet, les deux premiers êtres qu’Allah a créés du Feu, sont deux genn dont Il fit sa garde particulière et qu’il appela Khallit et Mallit ; et Il donna à l’un la forme d’un lion et à l’autre la forme d’un loup. Il donna au lion des organes mâles et au loup des organes femelles. La queue du lion Khallit avait une longueur égale à une distance parcourue pendant vingt années, et la vulve de Mallit, la louve, avait la forme d’une tortue, dont la grosseur était proportionnée à la longueur de la queue de Khallit. L’un était de couleur bigarrée de blanc et de noir, et l’autre était rose et blanche. Et Allah unit Khallit et Mallit sexuellement, et de leur copulation fit naître des dragons, des serpents, des scorpions et des bêtes puantes dont il peupla les Sept Régions pour le supplice des damnés. Ensuite Allah ordonna à Khallit et à Mallit de copuler une seconde fois, et, de ce second accouplement, fit naître sept mâles et sept femelles qui grandirent dans l’obéissance. À leur majorité, l’un d’eux, qui donnait les plus belles espérances par sa conduite exemplaire, fut spécialement distingué par le Très-Haut qui en fit le chef de ses cohortes constituées par la reproduction incessante du lion et de la louve. C’est lui justement dont le nom était Éblis. Mais plus tard, lors de sa désobéissance aux ordres d’Allah, qui lui enjoignait de se prosterner devant Adam, il fut précipité dans la quatrième région avec tous ceux qui l’avaient soutenu. Et c’est Éblis et sa descendance qui peuplèrent l’enfer de démons mâles et femelles. Quant aux dix autres garçons et aux autres filles, restés dans la soumission, ils s’unirent entre eux et eurent comme enfants les genn, dont nous sommes, ô Beloukia. Et telle est, en peu de mots, notre généalogie. Ne t’étonne donc pas si tu nous vois manger tellement, puisque nous tenons notre origine d’un lion et d’une louve. Pour te donner une idée de la capacité de notre ventre, je te dirai que chacun de nous, dans sa journée, avale dix chameaux, vingt moutons, et boit quarante cuillerées de bouillon, chaque cuillerée de la contenance d’un chaudron.

« Maintenant, ô Beloukia, pour qu’à ton retour parmi les fils des hommes ton instruction soit parfaite, sache que la terre que nous habitons est toujours rafraîchie par les neiges du mont Caucase qui l’environne comme une ceinture. Sans cela, notre terre serait insupportable à habiter à cause du feu souterrain. Elle est constituée, elle aussi, par sept étages qui reposent sur les épaules d’un genni doué d’une force merveilleuse. Ce genni est debout sur un rocher qui repose sur le dos d’un taureau ; le taureau est porté par un énorme poisson, et le poisson nage à la surface de la Mer de l’Éternité.

« La Mer de l’Éternité a, comme lit, l’étage supérieur de l’enfer, lequel, avec ses sept régions, est contenu dans la gueule d’un monstrueux serpent qui restera immobile jusqu’au jour du Jugement. Alors il vomira de sa gueule l’enfer et son contenu en présence du Très-Haut qui prononcera son arrêt d’une façon définitive.

« Voilà, ô Beloukia…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SOIXANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

« … Voilà, ô Beloukia, rapidement résumées, notre histoire, notre origine et la formation du globe.

« Je dois également te dire, pour achever ton instruction à ce sujet, que notre âge reste toujours le même ; nous ne vieillissons jamais, tandis que sur la terre, autour de nous, la nature et les hommes et tous les êtres créés s’acheminent invariablement vers la décrépitude. Cette vertu, nous la devons à la fontaine de vie dont nous buvons et dont, dans la région des Ténèbres, Khizr est le gardien. C’est lui, ce vénérable Khizr, qui égalise les saisons, revêt les arbres de leurs couronnes vertes, fait courir les eaux fugitives, déroule le tapis verdoyant des prairies et, revêtu de son manteau vert dans les soirs, mêle les teintes légères dont se colorent les cieux au crépuscule.

« Et maintenant, ô Beloukia, comme tu m’as écouté avec une grande attention, pour te récompenser je vais te faire emporter d’ici et déposer à l’entrée de ton pays, si toutefois tu le désires ! »

À ces paroles, Beloukia remercia avec effusion le roi Sakhr, chef des genn, de son hospitalité, de ses leçons et de son offre, qu’il accepta avec empressement. Il prit donc congé du roi, de ses vizirs et des autres genn, et monta à califourchon sur les épaules d’un fort solide éfrit qui, en moins d’un clin d’œil, lui fit traverser l’espace et le déposa doucement en pays connu, vers les frontières de son pays.

Comme Beloukia, une fois qu’il eut reconnu la direction à suivre, se disposait à prendre la route de sa capitale, il vit, assis entre deux tombeaux et pleurant avec amertume, un jeune homme d’une beauté ravissante, mais au teint pâle et à l’air bien triste. Il s’approcha de lui, le salua amicalement, et lui dit : « Ô bel adolescent, pourquoi te vois-je assis pleurant entre ces deux tombeaux ? Pourquoi cet air affligé, dis-le moi, pour que j’essaie de te consoler ! » Le jeune homme leva ses regards tristes vers Beloukia et lui dit, les larmes aux yeux : « Ô voyageur, pourquoi t’arrêter dans ta voie ? Laisse mes larmes couler, dans la solitude, sur ces pierres de ma douleur ! » Mais Beloukia lui dit : « Ô frère d’infortune, sache que j’ai un cœur compatissant prêt à t’écouter. Tu peux donc sans crainte me révéler la cause de ta tristesse ! » Et il s’assit sur le marbre tout contre lui, lui prit les mains dans les siennes et, pour l’encourager à parler, lui raconta sa propre histoire depuis le commencement jusqu’à la fin. Ensuite il lui dit : « Et toi, ô mon frère, quelle est ton histoire ? Hâte-toi, je t’en prie, de me la raconter, car je pressens qu’elle doit être attachante infiniment ! »


HISTOIRE DU BEL ADOLESCENT TRISTE


Alors l’adolescent à la figure douce et triste, qui pleurait entre les deux tombeaux, dit au jeune roi Beloukia :

« Sache, ô mon frère, que moi aussi je suis un fils de roi ; et mon histoire est si étrange et si extraordinaire que si elle était écrite avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil elle servirait de leçon salutaire à qui la lirait avec sympathie. Je ne veux donc pas différer davantage de te la raconter ! »

Il se tut alors quelques instants, essuya ses larmes, et, le front appuyé sur la main, il commença ainsi cette merveilleuse histoire :


« Je suis né, ô mon frère, dans le pays de Kaboul où règne le roi Tigmos, mon père, chef des Bani-Schalân et de l’Afghanistân. Mon père, qui est un roi très grand et très juste, a sous sa suzeraineté sept rois tributaires, maîtres chacun de cent villes et de cent forteresses. Il commande à cent mille cavaliers courageux et à cent mille braves guerriers. Quant à ma mère, elle est la fille du roi Bahrawân, souverain du Khorassân. Mon nom est Jânschah.

Dès mon enfance, mon père me fit instruire dans les sciences, les arts et les exercices du corps, de sorte qu’à l’âge de quinze ans je comptais parmi les meilleurs cavaliers du royaume et dirigeais les chasses et les courses sur mon cheval plus rapide que l’antilope.

Un jour d’entre les jours, dans une chasse où se trouvaient le roi mon père et tous ses officiers, nous étions depuis trois jours dans les forêts et nous avions tué beaucoup de gibier, quand, à la tombée de la nuit, j’aperçus une gazelle d’une élégance extrême apparaître à quelques pas de l’endroit où je me trouvais avec sept de mes mamalik. Lorsqu’elle nous vit, elle s’effaroucha et, bondissant, elle fila de toute sa légèreté. Alors moi, suivi de mes mamalik, je la poursuivis pendant plusieurs heures ; et nous arrivâmes de la sorte devant un fleuve très large et très profond, où nous crûmes pouvoir la cerner et la prendre. Mais elle, après une courte hésitation, se jeta à l’eau et se mit à nager pour atteindre l’autre bord. Et nous, nous descendîmes vivement de nos chevaux, nous les confiâmes à l’un de nous, nous nous élançâmes dans une barque de pêche qui se trouvait là amarrée, et nous manœuvrâmes rapidement pour atteindre la gazelle. Mais lorsque nous arrivâmes au milieu du fleuve, nous ne pûmes plus être les maîtres de notre embarcation que le vent et le courant très fort se mirent à entraîner à la dérive, au milieu de l’obscurité grandissante, sans que nos efforts parvinssent à nous mettre dans une direction salutaire. Et nous fûmes ainsi entraînés toute la nuit, avec une rapidité effrayante, croyant à chaque instant nous fracasser contre quelque rocher à fleur d’eau ou quelque autre obstacle sur notre route forcée. Et cette course dura également toute la journée et toute la nuit suivante. Et ce ne fut que le lendemain matin que nous pûmes enfin aborder à une terre où nous avait jetés le courant.

Pendant ce temps, le roi Tigmos, mon père, avait appris notre disparition sur le fleuve, en interrogeant le mamelouk qui gardait nos chevaux. Et à cette nouvelle, il fut dans un tel désespoir qu’il éclata en sanglots, jeta sa couronne à terre, se mordit les mains de douleur, et se hâta d’envoyer de toutes parts à ma recherche des émissaires connaissant ces contrées inexplorées. Quant à ma mère, en apprenant ma disparition, elle se donna de grands coups au visage, déchira ses habits, se meurtrit la poitrine, s’arracha les cheveux, et revêtit les habits de deuil.

Pour nous, en abordant à cette terre, nous trouvâmes une belle source qui coulait sous les arbres, et un homme assis tranquillement à se rafraîchir les pieds dans l’eau. Nous le saluâmes poliment et nous lui demandâmes où nous étions. Mais l’homme, sans nous rendre notre salut, nous répondit d’une voix de fausset semblable au cri d’un corbeau ou de quelque autre oiseau de proie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SOIXANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… nous répondit d’une voix de fausset semblable au cri d’un corbeau ou de quelque autre oiseau de proie. Puis il se leva tout d’un coup, se divisa d’un mouvement en deux parties, en se coupant par la moitié, et courut à nous par son tronc seulement, tandis que sa partie inférieure courait dans une autre direction. Et au même moment, de tous les points de la forêt, apparurent d’autres hommes semblables à celui-là, qui coururent à la fontaine, se divisèrent en deux parties d’un mouvement de recul, et s’élancèrent sur nous quant à leur tronc seulement. Ils se jetèrent alors sur trois de mes mamalik qui étaient les plus proches d’eux et se mirent immédiatement à les dévorer vivants, tandis que moi et mes trois autres mamalik, à la limite de l’épouvante, nous nous élancions dans notre barque et, préférant mille fois être engloutis dans l’eau que dévorés par ces monstres, nous nous hâtions de nous éloigner du rivage, nous laissant à nouveau emporter par le courant. Et nous vîmes alors courir sur le rivage, en essayant de nous atteindre, pendant que les troncs dévoraient mes trois malheureux mamalik, toutes les jambes et les cuisses en un galop forcené et sans ordre qui nous terrifia dans notre barque déjà hors de leur portée. Et nous étions aussi bien étonnés de l’appétit farouche de ces troncs au ventre coupé, et nous nous demandions comment une pareille chose était possible, tout en déplorant le sort de nos malheureux compagnons.

Nous fûmes emportés par le courant jusqu’au lendemain, et nous arrivâmes alors à une terre couverte d’arbres fruitiers et de fleurs charmantes dans de grands jardins. Mais, lorsque notre barque fut amarrée, moi je ne voulus pas descendre à terre cette fois, et je chargeai mes trois mamalik d’aller d’abord inspecter les lieux. Ils s’en allèrent donc les premiers et, après s’être absentés une demi-journée, ils revinrent me raconter qu’ils avaient parcouru une grande distance, en allant à droite et à gauche, sans rien trouver de suspect ; après quoi ils avaient vu un palais de marbre blanc dont les pavillons étaient de cristal pur, et au milieu duquel se déployait un jardin magnifique avec un lac superbe ; ils étaient entrés dans le palais et avaient vu une salle immense où des sièges d’ivoire étaient rangés autour d’un trône d’or enrichi de diamants et de rubis ; mais ils n’avaient vu personne, pas plus dans les jardins que dans le palais.

Lorsqu’ils m’eurent fait ce rapport rassurant, moi je me décidai à sortir de la barque et je pris avec eux le chemin du palais. Nous commençâmes d’abord par satisfaire notre faim en mangeant les fruits délicieux des arbres du jardin, puis nous entrâmes dans le palais nous reposer. Moi, je m’assis sur le trône d’or et mes mamalik sur les sièges d’ivoire ; et, à ce spectacle, je me rappelai le roi mon père, ma mère et le trône que j’avais perdu, et je me mis à pleurer ; et mes mamalik aussi, pleurèrent d’émotion.

Pendant que nous étions plongés dans ces souvenirs attristants, nous entendîmes un grand bruit, pareil au tumulte de la mer, et nous vîmes bientôt entrer dans la salle où nous étions un cortège formé par des vizirs, des émirs, des chambellans et des notables, mais tous étaient de l’espèce des singes. Il y en avait qui étaient de la grande variété et d’autres qui étaient de la petite espèce. Et nous crûmes notre fin cette fois arrivée. Mais le grand-vizir des singes, qui était de la variété la plus énorme, vint, avec les signes les plus évidents du respect, s’incliner devant moi et me dire, en langage humain, que lui et tout le peuple me reconnaissaient pour leur roi, et nommaient mes trois mamalik chefs de leur armée. Puis, après nous avoir fait servir à manger des gazelles rôties, il m’invita à venir passer en revue l’armée des singes, mes sujets, avant le combat que nous devions livrer à leurs ennemis anciens, les ghouls qui habitaient la contrée voisine.

Alors moi, comme j’étais bien fatigué, je congédiai le grand-vizir et les autres, ne gardant auprès de moi que mes trois mamalik. Après nous être entretenus pendant une heure de temps sur notre nouvelle situation, nous résolûmes de nous enfuir au plus vite de ce palais et de cette terre, et nous nous dirigeâmes vers notre embarcation ; mais, en arrivant au fleuve, nous constatâmes qu’elle avait disparu, et nous fûmes obligés de revenir au palais où nous dormîmes jusqu’au matin. A notre réveil, le grand-vizir de mes nouveaux sujets vint me saluer, et me dit que tout était prêt pour le combat contre les ghouls. Et en même temps, les autres vizirs amenèrent, à la porte du palais, pour moi et mes mamalik, quatre gros chiens qui devaient nous servir de chevaux et qui étaient bridés avec des chaînes d’acier. Et moi et mes mamalik nous fûmes bien obligés de monter sur ces chiens, et de prendre les devants, tandis que derrière nous, avec des hurlements et des cris effroyables, nous suivait toute l’armée innombrable de mes sujets singes dirigée par mon grand-vizir.

Au bout d’une journée et d’une nuit de marche, nous arrivâmes en face d’une haute montagne noire où se trouvaient les repaires des ghouls, lesquels ne tardèrent pas à se montrer. Ils étaient de différentes formes, toutes plus épouvantables les unes que les autres. Les uns avaient une tête de bœuf sur un corps de chameau, d’autres ressemblaient à des hyènes, tandis que d’autres avaient un aspect indescriptible d’horreur et qui ne ressemblait à rien de connu, pour établir une comparaison.

Lorsque les ghouls nous eurent aperçus, ils descendirent de la montagne, et, s’arrêtant à une certaine distance, ils commencèrent par nous accabler sous une pluie de cailloux. Mes sujets ripostèrent de la même façon, et la mêlée devint bientôt terrible de part et d’autre. Moi et mes mamalik, armés de nos arcs, nous lançâmes aux ghouls une grande quantité de flèches qui en tuèrent un grand nombre, à la joie de mes sujets que ce spectacle remplit d’ardeur. Aussi nous finîmes par remporter la victoire, et nous nous mîmes à la poursuite des ghouls.

Alors moi et mes mamalik, nous résolûmes de profiter du désordre de la course pour, montés sur nos chiens, échapper à mes sujets les singes, en prenant la fuite du côté opposé, sans qu’ils nous aperçussent ; et, au grand galop, nous disparûmes à leur vue.

Au bout d’une longue course, nous nous arrêtâmes pour laisser respirer nos montures, et nous vîmes en face de nous un grand rocher taillé en forme de table où se trouvait gravée une inscription en langue hébraïque, qui contenait ceci :

Ô toi, captif que la destinée a jeté dans cette région pour faire de toi le roi des singes, si tu veux renoncer à ta royauté par la fuite, deux chemins s’ouvrent devant toi pour la délivrance : L’un de ces chemins se trouve à ta droite, et il est le plus court pour te conduire au bord de l’océan qui entoure le monde ; mais il traverse des déserts farouches remplis de monstres et de genn malfaisants. L’autre, à gauche, est long de quatre mois de route, et traverse une grande vallée qui est la Vallée des Fourmis. En prenant ce chemin et en te garant des fourmis, tu aboutiras à une montagne de feu au pied de laquelle se trouve la Ville des Juifs. Moi, Soleïmân ben-Daoud, j’ai écrit ceci pour ton salut !

Lorsque nous eûmes lu cette inscription, nous fûmes à la limite de l’étonnement, et nous nous hâtâmes de prendre le chemin de gauche qui devait nous conduire à la Ville des Juifs en passant par la Vallée des Fourmis…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SOIXANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… le chemin de gauche qui devait nous conduire à la Ville des Juifs en passant par la Vallée des Fourmis. Mais nous n’étions pas en marche depuis une journée quand nous entendîmes le sol trembler sous nos pieds, et bientôt, derrière nous, nous vîmes poindre et arriver à toute vitesse mes sujets les singes avec le grand-vizir à leur tête. Lorsqu’ils nous eurent atteints, ils nous entourèrent de tous côtés en poussant des hurlements de joie de nous avoir retrouvés, et le grand-vizir se fit l’interprète de tous en prononçant une harangue de compliments pour notre salut.

Cette rencontre nous causa un grand désappointement, que nous prîmes soin de ne pas montrer, et nous allions reprendre avec mes sujets la route du palais, quand nous vîmes sortir de la vallée que nous traversions à ce moment une armée de fourmis dont chacune était grosse comme un chien. Et, en un clin d’œil, une mêlée effroyable eut lieu, entre mes sujets et les fourmis monstrueuses, où les fourmis prenaient les singes dans leurs serres et d’un coup les cassaient en deux, et où les singes se jetaient dix par dix sur une fourmi pour arriver à la tuer.

Quant à nous, nous voulûmes profiter du combat pour nous enfuir sur nos chiens ; mais malheureusement je fus le seul à pouvoir m’échapper, car mes trois mamalik furent aperçus par les fourmis et saisis et cassés en deux dans les serres formidables. Et moi je me sauvai en déplorant la perte de mes derniers compagnons et j’arrivai à un fleuve que je traversai à la nage, en abandonnant ma monture, et j’arrivai sain et sauf sur l’autre rive où je commençai par faire sécher mes vêtements ; et ensuite je m’enfonçai dans le sommeil jusqu’au matin, sûr que j’étais maintenant de n’être plus poursuivi, puisque j’avais mis le fleuve entre moi, les fourmis et les singes mes sujets.

Lorsque je me réveillai, je me mis à marcher pendant des jours et des jours, mangeant des plantes et des racines, jusqu’à ce que je fusse arrivé à la montagne en question au pied de laquelle je vis effectivement une grande ville qui était la Ville des Juifs, exactement comme me l’avait indiqué l’inscription. Mais un détail dont ne parlait pas l’inscription, et que je remarquai plus tard, m’étonna beaucoup dans cette ville : je constatai, en effet, qu’un fleuve que je traversai à pied sec ce jour-là pour arriver à la ville, était rempli d’eau tout le reste de la semaine ; et j’appris ainsi que ce fleuve, abondant les autres jours, ne coulait plus le samedi, jour de fête chez les Juifs.

Or, moi j’entrai dans cette ville ce jour-là et je ne vis personne dans les rues. Alors je me dirigeai vers la première maison que je rencontrai sur mon chemin, j’en ouvris la porte et y pénétrai. Je me trouvai alors dans une salle où étaient assis en cercle un grand nombre de personnages à l’aspect vénérable. Alors, encouragé par leur mine, je m’approchai d’eux respectueusement et je leur dis, après le salut : « Je suis Jânschah, fils du roi Tigmos, maître de Kaboul et chef des Bani-Schalân. Je vous prie, ô mes maîtres, de me dire à quelle distance je suis de mon pays, et quel chemin il me faut prendre pour y arriver. De plus, j’ai bien faim ! » Alors tous ceux qui étaient assis là me regardèrent sans me répondre, et celui qui paraissait être leur cheikh me dit, par signes seulement, sans prononcer une parole : « Mange et bois, mais ne parle pas ! » Et il me montra un plateau de mets étonnants que je n’avais jamais vus ailleurs, et dont la base, à en juger par l’odeur, était de l’huile. Alors moi je mangeai, je bus, et je gardai le silence.

Lorsque j’eus fini, le cheikh des Juifs s’approcha de moi et me demanda, par signes également : « Qui ? d’où ? où ? » Alors moi je lui demandai par signes si je pouvais répondre, et, sur son signe affirmatif suivi d’un autre qui voulait dire : « Ne prononce que trois mots ! » Je demandai : « Caravane Kaboul quand ? » Il me répondit : « Je ne sais pas ! » toujours sans prononcer une parole, et il me fit signe de sortir, puisque j’avais terminé mon repas.

Alors moi je le saluai, ainsi que tous ceux qui étaient là, et sortis en m’étonnant à l’extrême de ces manières étranges. Arrivé dans la rue, je voulais tâcher de me renseigner, quand enfin j’entendis un crieur public qui disait à haute voix : « Que celui qui désire gagner mille pièces d’or et posséder une jeune esclave d’une beauté sans égale, me suive pour faire un travail d’une heure de temps ! » Moi, dénué de tout comme j’étais, je m’approchai du crieur et lui dis : « J’accepte le travail et en même temps les mille dinars et la jeune esclave ! » Alors il me prit la main et me conduisit dans une maison fort richement meublée où, sur un siège d’ébène, était assis un vieux juif devant lequel le crieur vint s’incliner en me présentant, et dit : « Voici enfin un jeune étranger, le seul qui ait répondu à mon appel depuis trois mois que je crie la chose ! »

À ces paroles, le vieux juif, maître de la maison, me fit m’asseoir à ses côtés, me montra beaucoup de bienveillance, me fit servir à manger et à boire sans parcimonie et, le repas terminé, me donna une bourse contenant mille pièces d’or pas fausses, en même temps qu’il ordonnait à ses esclaves de me revêtir d’une robe de soie et de me conduire auprès de la jeune esclave qu’il me donnait d’avance pour le travail projeté que je ne connaissais pas encore…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SOIXANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… la jeune esclave qu’il me donnait pour le travail projeté que je ne connaissais par encore.

Alors les esclaves, après m’avoir vêtu de la robe de soie en question, me conduisirent dans la chambre où m’attendait la jeune fille, qui devait être vierge d’après ce que m’affirmait le vieux juif. Et moi je trouvai, en effet, une jeune fille fort belle avec laquelle les esclaves me laissèrent seul pour passer la nuit. Et, de fait, je couchai avec elle, et la trouvai parfaite, en vérité.

Je passai avec elle trois jours et trois nuits à manger, à boire et à faire ce que j’avais à faire, et au matin du quatrième jour le vieillard me fit appeler et me dit : « Es-tu prêt maintenant à exécuter le travail pour lequel je t’ai payé et que, d’avance, tu as accepté ? » Je déclarai que j’étais prêt à m’acquitter de ce travail-là, sans savoir de quoi il s’agissait.

Alors le vieux juif ordonna à ses esclaves de préparer et d’amener deux mules ; et les esclaves amenèrent deux mules harnachées. Il monta sur l’une et moi sur l’autre, et me dit de le suivre. Nous allâmes à une bonne allure et nous cheminâmes de la sorte jusqu’à l’heure de midi, où nous arrivâmes au pied d’une haute montagne à pic sur les flancs de laquelle on ne voyait aucun sentier où pût s’aventurer un homme ou une monture quelconque. Nous mîmes alors pied à terre, et le vieux juif me tendit un couteau en me disant : « Enfonce-le dans le ventre de ta mule ! C’est le moment du travail ! » Moi, j’obéis et j’enfonçai le couteau dans le ventre de la mule qui ne tarda pas à succomber ; puis, sur l’ordre du juif, j’écorchai la bête, et nettoyai la peau. Alors il me dit : « Il faut maintenant t’étendre par terre sur cette peau, pour que je te couse dedans comme dans un sac. » Et moi j’obéis également et m’étendis sur la peau où le vieillard me cousit soigneusement ; puis il me dit : « Écoute bien mes paroles ! Un grand oiseau va venir à l’instant fondre sur toi et t’enlever pour te porter dans son nid situé sur le sommet de cette montagne escarpée. Prends bien garde de bouger quand tu te sentiras dans les airs, car l’oiseau te lâcherait et, dans ta chute, tu te fracasserais sur le sol ; mais, lorsqu’il t’aura déposé sur la montagne, fends la peau avec le couteau que je t’ai donné et sors du sac. L’oiseau sera effrayé et te lâchera. Alors, toi tu ramasseras les pierres précieuses dont est jonché le sommet de cette montagne, et tu me les jetteras ! Cela fait, tu redescendras me rejoindre. »

Or, à peine le vieux juif avait-il fini de parler, que je me sentis enlever dans les airs et, au bout de quelques instants, déposer de nouveau sur le sol. Alors moi, avec mon couteau, je fendis le sac et en sortis ma tête. Cette vue effraya l’oiseau monstrueux qui s’enfuit à tire-d’aile. Je me mis alors à ramasser des rubis, des émeraudes et d’autres pierres précieuses qui couvraient le sol, et je les jetai au vieux juif. Mais lorsque je voulus descendre je constatai qu’il n’y avait pas un sentier où pouvoir poser le pied, et je vis le vieux juif qui enfourchait sa mule, une fois qu’il eut recueilli les pierres, et s’éloignait rapidement pour disparaître à ma vue.

Alors moi, à la limite du désespoir, je me mis à pleurer sur ma destinée, et me décidai à chercher de quel côté il valait mieux me diriger. Je finis par marcher droit devant moi, à l’aventure, et j’errai de la sorte durant deux mois jusqu’à ce que je fusse arrivé à l’extrémité de la chaîne de montagnes, à l’entrée d’une vallée magnifique où les ruisseaux, les arbres et les fleurs glorifiaient le Créateur au milieu du gazouillis des oiseaux. Là je vis un immense palais qui s’élevait haut dans les airs et vers lequel je me dirigeai. J’arrivai à la porte, où je trouvai assis, sur le banc du vestibule, un vieillard dont le visage s’auréolait de lumière. Il tenait à la main un sceptre de rubis, et portait sur la tête une couronne de diamants. Moi, je le saluai ; et il me rendit le salut avec bienveillance et me dit : « Assieds-toi à côté de moi, mon fils ! » Et, lorsque je fus assis, il me demanda : « D’où viens-tu ainsi sur cette terre que jamais n’a foulé le pied d’un adamite ? Et où penses-tu aller ? » Moi, pour toute réponse, j’éclatai en sanglots, et je faillis m’étouffer de mes pleurs. Alors le vieillard me dit : « Cesse de pleurer ainsi, mon enfant : car tu m’endoloris le cœur. Prends courage, et commence par te fortifier en mangeant et en buvant. » Et il m’introduisit dans une grande salle où il m’apporta à manger et à boire. Et, lorsqu’il me vit dans de meilleures dispositions, il me pria de lui raconter mon histoire ; et moi je satisfis à sa demande, et le priai à mon tour de me dire qui il était et à qui appartenait ce palais. Il me répondit : « Apprends, mon fils, que ce palais a été autrefois bâti par notre maître Soleïmân, dont je suis le lieutenant pour gouverner les oiseaux. Chaque année tous les oiseaux de la terre viennent ici me rendre hommage. Si donc tu désires retourner dans ton pays, je te recommanderai à eux la première fois qu’ils reviendront prendre mes ordres, et ils te transporteront dans ton pays. Mais, pour passer le temps jusqu’à leur arrivée, tu peux circuler partout dans cet immense palais, et tu peux entrer dans toutes les salles à l’exception d’une seule qui s’ouvre avec la clef d’or que tu vois au milieu de toutes ces clefs que je te donne. » Et le vieillard, lieutenant des oiseaux, me remit les clefs et me laissa libre de mes mouvements.

Je commençai par visiter d’abord les salles qui donnaient sur la grande cour du palais, puis je pénétrai dans les autres chambres qui étaient toutes aménagées pour servir de cages aux oiseaux, et j’arrivai de la sorte devant la porte qui s’ouvrait avec la clef d’or…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SOIXANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… j’arrivai de la sorte devant la porte qui s’ouvrait avec la clef d’or, et je restai longtemps à la regarder, n’osant même pas la toucher de la main, à cause de la défense que m’avait faite le vieillard ; mais à la fin je ne pus résister à la curiosité dont mon âme était remplie, je mis la clef d’or dans la serrure, j’ouvris la porte, et je pénétrai, saisi de crainte, dans le lieu défendu.

Or, loin d’avoir sous les yeux un spectacle effrayant, je vis d’abord, au milieu d’un pavillon au sol incrusté de pierreries de toutes les couleurs, un bassin d’argent entouré d’oiseaux d’or qui laissaient l’eau couler de leurs bouches avec un bruit si merveilleux que je croyais entendre la voix de chacun d’eux résonner mélodieuse contre les parois d’argent. Tout autour de ce bassin, il y avait, divisés en variétés ravissantes, des parterres de fleurs aux suaves parfums, qui mariaient leurs couleurs à celles des fruits dont étaient chargés les arbres qui mettaient leur fraîcheur d’ombre sur l’eau. Le sable que je foulais était de poudre d’émeraude et de diamant, et s’étendait jusqu’aux degrés d’un trône qui s’élevait en face du bassin merveilleux. Ce trône était fait d’un seul rubis dont les facettes projetaient dans le jardin le rouge de leurs rayons froids qui faisaient scintiller l’eau en pierreries.

Moi, je m’arrêtai en extase devant ces simples choses nées de l’union pure des éléments ; puis j’allai m’asseoir sur le trône de rubis que surmontait un baldaquin de soie rouge, et là je fermai un instant les yeux pour laisser cette fraîche vision mieux pénétrer mon âme ravie.

Quand j’ouvris les yeux, je vis s’avancer vers le bassin, en secouant leurs plumes blanches, trois élégantes colombes qui venaient prendre leur bain. Elles sautèrent avec grâce sur le large rebord du bassin d’argent et, ô mes yeux émerveillés ! je les vis, après s’être embrassées et fait mille caresses charmantes, rejeter loin d’elles leur virginal manteau de plumes et en sortir, dans une nudité de jasmin, sous l’aspect de trois jeunes filles belles comme des lunes. Et aussitôt elles plongèrent dans le bassin pour se livrer entre elles à mille jeux et mille folies, des fois disparaissant et des fois reparaissant au milieu de grands remous brillants, pour disparaître encore en riant aux éclats, tandis que seules leurs chevelures émergeaient en un vol déployé de flamme sur l’eau.

À ce spectacle, ô mon frère Beloukia, moi je sentis ma raison nager dans mon cerveau et essayer de s’en échapper. Et, ne pouvant plus maîtriser mon émotion, je courus affolé au bassin et je criai : « Ô jeunes filles, ô lunes, ô souveraines ! »

Lorsque les jeunes filles m’eurent aperçu, elles poussèrent un cri d’effroi, et, sortant légères de l’eau, elles coururent à leurs manteaux de plumes qu’elles jetèrent sur leur nudité, et s’envolèrent sur l’arbre le plus haut de ceux qui ombrageaient le bassin, et là se mirent à rire en me regardant.

Alors je m’approchai de l’arbre, je levai les yeux et leur dis : « Ô souveraines, je vous en prie, dites-moi qui vous êtes ! Moi, je suis Jânschah, fils du roi Tigmos, souverain de Kaboul et chef des Bani-Schalân ! » Alors la plus jeune des trois, celle justement dont les charmes m’avaient impressionné le plus, me dit : « Nous sommes les filles du roi Nassr qui habite dans le palais des diamants. Nous venons ici faire une promenade et nous amuser seulement. » Je dis : « Dans ce cas, ô ma maîtresse, aie compassion de moi, et descends compléter le jeu avec moi ! » Elle me dit : « Et depuis quand les jeunes filles peuvent-elles jouer avec les jeunes gens, ô Jânschah ! En tout cas, si tu tiens absolument à mieux me connaître, tu n’as qu’à me suivre au palais de mon père ! » Et, ayant dit ces paroles, elle me lança un regard qui me pénétra le foie, et elle s’envola avec ses deux sœurs pour disparaître à mes yeux.

À cette vue, moi, à la limite du désespoir, je poussai un grand cri et tombai évanoui sous l’arbre.

Je ne sais combien de temps je restai étendu de la sorte ; mais, lorsque je revins à moi, le vieillard, lieutenant des oiseaux, était à mes côtés et m’aspergeait le visage avec de l’eau de fleurs. Lorsqu’il me vit ouvrir les yeux, il me dit : « Tu vois, mon enfant, ce qu’il t’en coûte de me désobéir ! Ne t’avais-je pas défendu d’ouvrir la porte de ce pavillon ? » Moi, pour toute réponse, je ne pus qu’éclater en sanglots, puis j’improvisai ces vers :

« Mon cœur est ravi par une svelte adolescente au corps harmonieux.

Ravissante est sa taille entre toutes les tailles. Quand elle sourit, ses lèvres excitent la jalousie des roses et des rubis.

Sa chevelure se balance sur sa belle croupe arrondie.

Les flèches lancées par les arcs de ses sourcils atteignent même de loin et font d’inguérissables blessures !

Ô sa beauté ! tu es sans rivale, et tu effaces toutes les beautés de l’Inde ! »

Lorsque j’eus fini de réciter ces vers, le vieillard me dit : « Je comprends ce qui t’est arrivé. Tu as vu les jeunes filles vêtues comme des colombes, qui viennent ici quelquefois prendre leur bain. » Je m’écriai : « Je les ai vues, mon père, et je te prie de me dire où se trouve le palais des diamants qu’elles habitent avec leur père, le roi Nassr ? » Il répondit : « Il ne faut guère songer à y aller, mon fils, car le roi Nassr est un des chefs les plus puissants des genn, et je doute fort qu’il t’accorde l’une de ses filles en mariage. Occupe-toi plutôt à te préparer à retourner dans ton pays. Je vais moi-même te faciliter la tâche en te recommandant aux oiseaux qui vont bientôt venir me présenter leurs hommages, et qui te serviront de guides. » Je répondis : « Je te remercie, mon père, mais je renonce à retourner auprès de mes parents si je ne dois plus revoir la jeune fille qui m’a parlé ! » Et, en disant ces paroles, je me jetai aux pieds du vieillard en pleurant, et le suppliai de m’indiquerle moyen de revoir les jeunes filles habillées en colombes…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SOIXANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… le moyen de revoir les jeunes filles habillées en colombes. Alors le vieillard me tendit la main, me releva et me dit : « Je vois que ton cœur est consumé de passion pour la jeune fille, et je vais t’indiquer le moyen de la revoir. Tu vas donc te cacher derrière les arbres et attendre patiemment le retour de ces colombes. Tu les laisseras se déshabiller et descendre dans le bassin, et alors, soudain, tu te précipiteras sur leurs manteaux de plumes et tu t’en empareras. Elles, alors, adouciront beaucoup leur langage à ton égard ; elles s’approcheront de toi, te feront mille caresses et te supplieront, en te disant des paroles extrêmement gentilles, de leur rendre leurs plumes. Mais, toi, garde-toi bien de te laisser fléchir, car alors ce serait fini pour toujours des jeunes filles. Au contraire ! refuse énergiquement de les leur rendre, et dis-leur : « Je veux bien vous donner vos manteaux, mais pas avant que ne revienne le cheikh ! » Et tu attendras, en effet, mon retour en les entretenant avec galanterie ; et moi je saurai bien trouver le moyen de faire tourner les choses selon ton gré ! »

À ces paroles, je remerciai beaucoup le vénérable lieutenant des oiseaux, et courus aussitôt me cacher derrière les arbres, tandis qu’il se retirait dans son pavillon pour recevoir ses sujets.

Je restai assez longtemps à attendre leur venue. Enfin j’entendis des battements d’ailes et des rires aériens, et je vis les trois colombes s’abattre sur le rebord du bassin et regarder à droite et à gauche pour voir si personne ne les observait. Puis, celle qui m’avait parlé s’adressa aux deux autres et leur dit : « Ne croyez-vous pas, mes sœurs, qu’il y ait quelqu’un de caché dans le jardin ? Qu’est-il devenu, le jeune homme que nous avions vu ? » Mais ses sœurs lui dirent : « Ô Schamsa, ne te préoccupe donc pas tellement, et hâte-toi de faire comme nous ! » Et toutes les trois alors se dépouillèrent de leurs plumes et plongèrent dans l’eau pour aussitôt se livrer à mille jeux folâtres, blanches et nues comme le vierge argent. Et je crus voir trois lunes réfléchies dans l’eau.

J’attendis qu’elles eussent nagé jusqu’au milieu du bassin et je me levai debout sur mes deux pieds pour aussitôt m’élancer avec la rapidité de l’éclair et m’emparer du manteau de la jeune fille que j’aimais. Et à mon geste ravisseur répondirent trois cris d’effroi, et je vis les jeunes filles, honteuses d’être surprises dans leurs ébats, plonger entièrement, en ne laissant que la tête hors de l’eau, et courir vers moi en me jetant des regards éplorés. Mais moi alors, sûr de les tenir cette fois, je me mis à rire en reculant du bord et en brandissant le manteau de plumes d’un air de victoire.

À cette vue, la jeune fille qui m’avait parlé la première fois, et dont le nom était Schamsa, me dit : « Comment oses-tu, ô jeune homme, t’emparer de ce qui ne t’appartient pas ? » Je répondis : « Ô ma colombe, sors du bassin et viens causer avec moi ! » Elle dit : « Je veux bien causer avec toi, ô bel adolescent, mais je suis toute nue et je ne puis sortie ainsi du bassin. Ronds-moi donc mon manteau et je te promets de sortir de l’eau pour m’entretenir avec toi, et même je te laisserai me caresser et m’embrasser tant que tu voudras ! » Je dis : « Ô lumière de mon œil, ô ma maîtresse, ô souveraine de beauté, ô fruit de mon foie, si je te rends ton manteau c’est la mort que je me donne de ma propre main. Je ne puis donc le faire, en tout cas pas avant que n’arrive mon ami le cheikh lieutenant des oiseaux ! » Elle me dit : « Alors du moment que tu n’as pris que mon manteau, éloigne-toi un peu et tourne la tête de l’autre côté pour me laisser sortir du bassin et donner le temps à mes sœurs de se couvrir ; et alors elles me prêteront quelques-unes de leurs plumes pour cacher le plus essentiel ! » Moi je dis : « Cela, je puis le faire ! » Et je m’éloignai et me mis derrière le trône de rubis.

Alors les deux sœurs aînées sortirent les premières, et se vêtirent vivement de leurs manteaux ; puis elles enlevèrent quelques-unes des plumes les plus duvetées et en firent une sorte de petit tablier ; ensuite elles aidèrent leur sœur cadette à sortir à son tour de l’eau, lui ceignirent son essentiel avec ce tablier, puis me crièrent : « Tu peux maintenant venir ! » Et moi je courus au-devant de ces gazelles, et me jetai aux pieds de l’aimable Schamsa et lui embrassait les pieds, tout en tenant solidement son manteau de peur qu’elle ne le prît et ne s’envolât. Alors elle me releva et se mit à me dire mille paroles gentilles et à me faire mille caresses pour me décider à lui rendre son manteau ; mais je me gardai bien de céder à ses désirs, et je réussis à l’entraîner vers le trône de rubis où je m’assis en la prenant sur mes genoux.

Alors elle, voyant qu’elle ne pouvait m’échapper, se décida enfin à répondre à mes désirs, et jeta ses bras autour de mon cou et me rendit baiser pour baiser et caresse pour caresse, tandis que ses sœurs nous souriaient en regardant de tous côtés pour voir si personne n’arrivait.

Pendant que nous étions en cet état, le cheikh, mon protecteur, ouvrit la porte et entra. Alors nous nous levâmes en son honneur, nous nous avançâmes pour le recevoir, et nous lui baisâmes les mains respectueusement. Il nous pria alors de nous asseoir et, se tournant vers l’aimable Schamsa, lui dit : « Je suis charmé, ma fille, du choix que tu as fait de ce jeune homme qui t’aime à la folie. Sache, en effet, qu’il est d’une illustre origine ! Son père est le roi Tigmos, maître de l’Afghanistân. Tu feras donc bien d’accepter cette alliance et de décider également le roi Nassr, ton père, à te donner son consentement ! » Elle répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Alors le cheikh lui dit : « Si vraiment tu acceptes cette alliance, fais m’en le serment et promets-moi d’être fidèle à ton époux et de ne jamais l’abandonner ! » Et la belle Schamsa se leva aussitôt et prêta le serment en question entre les mains du vénérable cheikh. Alors il nous dit : « Remercions le Très-Haut de votre union, mes enfants. Et puissiez-vous être heureux ! Voici que j’appelle sur vous deux la bénédiction ! Vous pouvez maintenant vous aimer librement. Et toi, Jânschah, tu pourras lui rendre son manteau, car elle ne te quittera plus ! » Et, ayant dit ces paroles, le cheikh nous introduisit dans une salle où il y avait des matelas avec des tapis, et aussi des plateaux couverts de beaux fruits et d’autres choses exquises. Et Schamsa, après avoir prié ses sœurs de la précéder au palais de leur père, pour lui annoncer son mariage et le prévenir de son retour avec moi, fut extrêmement gentille et voulut elle-même m’éplucher les fruits et les partager avec moi. Après quoi nous nous couchâmes ensemble dans les bras l’un de l’autre, à la limite de la jubilation…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SOIXANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Après quoi nous nous couchâmes ensemble dans les bras l’un de l’autre, à la limite de la jubilation.

Le matin, Schamsa fut la première debout. Elle se vêtit de son manteau de plumes, me réveilla, m’embrassa entre les deux yeux et me dit : « Il est temps que nous allions au palais des diamants voir le roi Nassr, mon père. Hâte-toi donc de t’habiller ! » J’obéis aussitôt et, lorsque je fus prêt, nous allâmes baiser les mains du cheikh lieutenant des oiseaux et nous le remerciâmes beaucoup. Alors Schamsa me dit : « Maintenant mets-toi sur mes épaules et tiens-toi solidement, car le voyage sera un peu long, bien que je me propose d’aller à toute vitesse ! » Et elle me prit sur ses épaules et, après les derniers adieux à notre protecteur, elle me transporta à travers les airs avec la rapidité de l’éclair et en peu de temps me déposa à quelque distance de l’entrée du palais des diamants. Et de là nous nous dirigeâmes doucement vers le palais, tandis que des genn serviteurs, postés par le roi, couraient lui annoncer notre arrivée.

Le roi Nassr, père de Schamsa et maître des genn, éprouva une joie extrême à me voir ; il me prit dans ses bras et me pressa contre sa poitrine. Puis il ordonna qu’on me revêtît d’une magnifique robe d’honneur, me mit sur la tête une couronne taillée dans un seul diamant, puis me conduisit auprès de la reine, mère de mon épouse, qui m’exprima son contentement, et félicita sa fille du choix qu’elle avait fait en ma personne. Elle fit ensuite cadeau à sa fille d’une quantité énorme de pierreries, puisque le palais en était plein ; et nous fit conduire tous deux au hammam où l’on nous lava et nous parfuma d’eau de roses, de musc, d’ambre et d’huiles aromatiques qui nous rafraîchirent merveilleusement. Après quoi on donna en notre honneur des festins qui durèrent trente jours et trente nuits consécutives.

Alors j’exprimai le désir de présenter à mon tour mon épouse à mes parents dans mon pays. Et le roi et la reine, bien que fort peinés de se séparer de leur fille, approuvèrent mon projet, mais me firent promettre de revenir chaque année passer chez eux un certain temps. Puis le roi fit construire un trône d’une magnificence et d’une grandeur telles qu’il pouvait contenir sur ses marches deux cents génies mâles et deux cents génies femmes. Nous montâmes tous deux sur le trône, et les quatre cents génies des deux sexes, qui étaient là pour nous servir, se tinrent debout sur les marches, tandis que toute une armée d’autres génies servaient de porteurs. Lorsque nous eûmes fait nos derniers adieux, les porteurs s’élevèrent dans les airs avec le trône, et se mirent à parcourir l’espace avec une rapidité telle qu’en deux jours ils accomplirent un trajet de deux ans de marche. Et nous arrivâmes sans encombre au palais de mon père, à Kaboul.

Lorsque mon père et ma mère me virent arriver, après une absence qui leur avait enlevé tout espoir de me retrouver, et qu’ils eurent contemplé mon épouse et appris qui elle était et dans quelles circonstances je l’avais épousée, ils furent à la limite de la joie, et pleurèrent beaucoup en m’embrassant et en embrassant ma bien-aimée Schamsa. Et même ma pauvre mère fut si émue qu’elle tomba évanouie et ne revint à elle que grâce à l’eau de roses dont un grand flacon appartenait à mon épouse Schamsa.

Après tous les festins et toutes les réjouissances données à l’occasion de notre arrivée et de nos épousailles, mon père demanda à Schamsa : « Que puis-je faire, ma fille, qui puisse t’agréer ? Et Schamsa, dont les goûts étaient modestes, répondit : « Ô roi fortuné, je souhaite seulement avoir pour nous deux un pavillon au milieu d’un jardin arrosé de ruisseaux. » Et le roi mon père donna aussitôt les ordres nécessaires, et au bout d’un très court espace de temps nous eûmes notre pavillon et notre jardin où nous vécûmes à la limite de la félicité.

Au bout d’une année, passée de la sorte au milieu d’une mer de délices, mon épouse Schamsa voulut revoir son père et sa mère au palais des diamants, et me rappela la promesse que je leur avais faite d’aller chaque année passer un certain temps au milieu d’eux. Moi je ne voulus pas la contrarier, car je l’aimais beaucoup ; mais, hélas ! le malheur devait s’abattre sur nous à cause de ce maudit voyage !

Nous nous plaçâmes donc sur le trône porté par nos génies serviteurs et nous voyageâmes à une grande vitesse, parcourant tous les jours une distance d’un mois de chemin, et nous arrêtant, le soir, près de quelque source ou sous l’ombrage des arbres, pour nous reposer. Or, un jour nous nous arrêtâmes juste à cet endroit-ci pour passer la nuit, et mon épouse Schamsa voulut aller se baigner dans l’eau de cette rivière qui coule devant nous. Je fis tous mes efforts pour l’en dissuader, lui parlant de la fraîcheur trop grande du soir et du malaise qui pouvait en résulter : elle ne voulut pas m’écouter et emmena quelques-unes de ses esclaves se baigner avec elle. Elles se déshabillèrent sur le rivage et entrèrent dans l’eau, où Schamsa paraissait être la lune à son lever au milieu du cortège des étoiles. Elles étaient là à folâtrer et à jouer entre elles, quand soudain Schamsa poussa un cri de douleur et tomba entre les bras de ses esclaves qui se hâtèrent de la faire sortir de l’eau et de la porter sur le rivage. Mais quand je voulus lui parler et la soigner, elle était morte. Et les esclaves me montrèrent sur son talon la trace d’une morsure de serpent d’eau.

À ce spectacle, moi je tombai évanoui, et je restai si longtemps en cet état que l’on me crut mort également. Mais hélas ! je devais survivre à Schamsa pour la pleurer et lui bâtir ce tombeau que tu vois. Quant au second tombeau, c’est le mien propre que je fis construire à côté de celui de ma pauvre bien-aimée. Et je passe maintenant ma vie dans les larmes et dans ces souvenirs cruels, en attendant le moment où je dormirai à côté de mon épouse Schamsa, loin de mon royaume auquel j’ai renoncé, loin du monde devenu pour moi un désert affreux, dans cet asile solitaire de la mort ! »



Lorsque le bel adolescent triste eut fini de raconter son histoire à Beloukia, il cacha son visage dans ses mains et se mit à sangloter. Alors Beloukia lui dit : « Par Allah ! ô mon frère, ton histoire est si étonnante et si extraordinaire que j’en ai oublié mes propres aventures, que je croyais pourtant prodigieuses entre toutes les aventures. Qu’Allah te soutienne dans ta douleur, ô mon frère, et puisse-t-il enrichir ton âme de l’oubli…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète selon son habitude, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SOIXANTE-DIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Qu’Allah te soutienne dans ta douleur, ô mon frère, et puisse-t-il enrichir ton âme de l’oubli ! »

Il resta encore avec lui pendant une heure de temps, essayant de le décider à l’accompagner dans son royaume pour changer d’air et de vue ; mais ce fut en vain. Alors il fut bien obligé de le laisser, de peur de l’importuner, et, après l’avoir embrassé et lui avoir encore dit quelques paroles de consolation, il prit la route de sa capitale où il arriva sans incidents, après s’en être absenté cinq années. Et depuis lors je n’ai plus eu de ses nouvelles !

Et d’ailleurs, maintenant que tu es là, ô Hassib, j’oublie tout à fait ce jeune roi Beloukia que j’espérais jusqu’ici revoir un jour ou l’autre. Toi, du moins, tu ne vas pas me quitter de sitôt, et je pense bien te garder avec moi pendant de longues années, en ne te laissant manquer de rien, sois-en bien persuadé ! J’ai d’ailleurs encore tant d’histoires étonnantes à te raconter, que celles du roi Beloukia et du bel adolescent triste te sembleront simples aventures de tous les jours ! En tout cas, pour te donner dès maintenant une preuve du bien que je te veux, pour m’avoir écoutée tout ce temps avec une telle attention, voici mes femmes qui vont nous servir à manger et à boire et qui vont chanter pour nous charmer et nous délasser l’esprit jusqu’au matin ! »



Lorsque la reine Yamlika, princesse souterraine, eut fini de raconter au jeune Hassib, fils de Danial le savant, l’histoire de Beloukia et celle du bel adolescent triste, et lorsque le festin et les chants et les danses des femmes serpentines eurent pris fin, la séance fut levée et le cortège fut formé pour retourner à l’autre résidence. Mais le jeune Hassib, qui aimait à l’extrême sa mère et son épouse, répondit : « Ô reine Yamlika, je ne suis qu’un pauvre bûcheron, et tu m’offres ici une vie pleine de délices, mais il y a dans ma maison la mère et l’épouse ! Et je ne puis, par Allah ! les laisser plus longtemps dans mon attente et dans le désespoir de mon absence. Permets-moi donc de retourner auprès d’elles, sinon elles mourraient sûrement de douleur. Mais il est certain que je regretterai toute ma vie de n’avoir pu écouter les autres histoires dont tu as l’intention de charmer mon séjour dans ton royaume ! »

À ces paroles, la reine Yamlika comprit que le motif du départ de Hassib était le seul valable, et lui dit : « Je veux bien, ô Hassib, te laisser retourner auprès de ta mère et de ton épouse, bien qu’il m’en coûte extrêmement de me séparer d’un auditeur aussi attentionné que toi. Seulement, j’exige de toi un serment, sans lequel il me sera impossible de te laisser partir. Tu vas me promettre de ne jamais aller prendre de bain au hammam désormais, toute ta vie durant. Sinon, il y va simplement de ta perte. Je ne puis pour le moment t’en dire plus long ! »

Le jeune Hassib, que cette demande étonnait à l’extrême, ne voulut pas contrarier la reine Yamlika, et lui fit le serment en question, par lequel il lui promettait de ne jamais aller prendre de bain au hammam, toute sa vie durant. Alors, la reine Yamlika, une fois les adieux finis, le fit accompagner par une de ses femmes serpentines jusqu’à la sortie de son royaume dont l’ouverture était cachée dans une maison en ruines, du côté opposé à l’endroit où se trouvait le trou à miel par lequel Hassib avait pu pénétrer dans la résidence souterraine.

Le soleil jaunissait à l’horizon quand Hassib arriva dans sa rue et frappa à la porte de sa maison. Sa mère vint lui ouvrir et, en le reconnaissant, poussa un grand cri et se jeta dans ses bras en pleurant de joie. Et son épouse, de son côté, en entendant le cri et les sanglots de la mère, courut à la porte, le reconnut également et le salua respectueusement en lui baisant les mains. Après quoi ils entrèrent dans la maison et s’abandonnèrent librement aux transports les plus vifs de la joie.

Lorsqu’ils se furent un peu calmés, Hassib leur demanda des nouvelles des bûcherons, ses anciens camarades, qui l’avaient abandonné dans le trou à miel. Sa mère lui raconta comment ils étaient venus lui apprendre la nouvelle de sa mort sous les dents d’un loup, comment ils étaient devenus de riches marchands et des propriétaires de grands biens et de belles boutiques, et comment ils avaient vu le monde grandir devant eux de plus en plus tous les jours.

Alors Hassib réfléchit un instant et dit à sa mère : « Demain tu iras les trouver au souk, tu les réuniras et tu leur annonceras mon retour, en leur disant que je serai bien content de les voir ! » Aussi, le lendemain, la mère de Hassib ne manqua pas de faire la chose, et les bûcherons, en apprenant la nouvelle, changèrent de teint et répondirent par l’ouïe et l’obéissance en ce qui concernait la visite de bienvenue. Puis ils se concertèrent entre eux, et résolurent d’arranger au mieux la chose. Ils commencèrent d’abord par donner à la mère de Hassib de belles soieries et de belles étoffes, et l’accompagnèrent à la maison, en convenant de donner à Hassib chacun la moitié de ce qui était sous leurs mains en richesses, en esclaves et en propriétés. En arrivant auprès de Hassib, ils le saluèrent et lui baisèrent les mains en lui offrant tout cela et en le priant de l’accepter et d’oublier leurs torts à son égard. Et Hassib ne voulut pas leur garder rancune, accepta leurs offres, et leur dit : « Ce qui est passé est passé, et nulle précaution ne peut empêcher d’arriver ce qui doit arriver ! » Alors ils prirent congé de lui, en l’assurant de leur gratitude, et Hassib devint dès ce jour un homme riche, et s’établit dans le souk comme marchand en ouvrant une boutique qui devint la plus belle entre toutes les boutiques.

Un jour qu’il se rendait à sa boutique, selon son habitude, il passa devant le hammam situé à l’entrée du souk. Or, le propriétaire du hammam était justement à prendre l’air devant sa porte, et, ayant reconnu Hassib, il le salua et lui dit : « Fais-moi l’honneur d’entrer dans mon établissement. Je ne t’ai jamais eu une seule fois comme client. Mais aujourd’hui je veux te traiter pour mon plaisir simplement, et les masseurs te frotteront avec un gant neuf en crin, et te savonneront avec des filaments de lifa dont personne ne s’est servi ! » Mais Hassib, qui se souvenait de son serment, répondit : « Non, par Allah ! je ne puis accepter ton offre, ô cheikh ! car j’ai fait vœu de ne jamais entrer au hammam…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SOIXANTE-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

« … car j’ai fait vœu de ne jamais entrer au hammam ! » À ces paroles, le maître du hammam, qui ne pouvait croire à un serment de cette sorte, vu que nul homme ne peut, même au risque de mourir, s’empêcher de prendre des bains toutes les fois qu’il s’est approché sexuellement de son épouse, s’écria : « Pourquoi me refuses-tu, ô mon maître ? Or, par Allah ! je jure à mon tour que, si tu persistes dans ta résolution, j’irai immédiatement divorcer d’avec mes trois épouses ! Je le jure trois fois par le divorce ! » Mais comme Hassib, malgré le serment si grave qu’il venait d’entendre, continuait à ne pas accepter, le propriétaire du hammam se jeta à ses pieds en le suppliant de ne pas l’obliger à accomplir son serment ; et il lui embrassa les pieds en pleurant, et lui dit : « Je prends sur ma tête la responsabilité de ton acte et toutes les conséquences ! » Et tous les passants qui s’étaient attroupés autour d’eux, en apprenant ce dont il s’agissait et en entendant le serment du divorce, se mirent également à supplier Hassib de ne pas faire gratuitement le malheur d’un homme qui lui offrait un bain sans rémunération. Puis, comme ils voyaient l’inutilité de leurs paroles, ils se décidèrent tous à employer la force, se saisirent de Hassib, l’emportèrent, malgré ses cris terrifiés, à l’intérieur du hammam, le dépouillèrent de ses vêtements, lui versèrent tous ensemble vingt ou trente bassins d’eau sur le corps, le frictionnèrent, le massèrent, le savonnèrent, le séchèrent, et l’entourèrent de serviettes chaudes et lui enveloppèrent la tête d’un grand foulard ourlé et brodé. Puis, le propriétaire du hammam, à la limite de la joie de voir qu’il était délié de son serment de divorce, apporta à Hassib une tasse de sorbet parfumé à l’ambre et lui dit : « Que le bain te soit léger et béni ! Que cette boisson te rafraîchisse comme tu m’as rafraîchi ! » Mais Hassib, que tout cela terrifiait de plus en plus, ne savait s’il devait refuser ou accepter cette dernière invitation, et allait répondre, quand soudain le hammam fut envahi par les gardes du roi qui se précipitèrent sur lui, l’enlevèrent tel qu’il était, dans son accoutrement de bain, et, malgré ses protestations et sa résistance, le portèrent au palais du roi et le remirent entre les mains du grand-vizir qui les attendait à la porte dans la plus grande impatience.

Le grand-vizir, à la vue de Hassib, fut dans une joie extrême, le reçut avec les marques les plus notoires du respect, et le pria de l’accompagner auprès du roi. Et Hassib, résolu maintenant à laisser courir sa destinée, suivit le grand-vizir qui l’introduisit auprès du roi dans une salle où se trouvaient, rangés suivant leur rang hiérarchique, deux mille gouverneurs de provinces, deux mille officiers principaux, et deux mille bourreaux porte-glaives qui n’attendaient qu’un signe pour faire voler les têtes. Quant au roi lui-même, il était couché sur un grand lit d’or et semblait dormir, la tête et le visage recouverts d’un foulard de soie.

À la vue de tout cela, le terrifié Hassib se sentit mourir et tomba au pied du lit en protestant publiquement de son innocence. Mais le grand-vizir se hâta de Le relever avec tous les signes du respect, et lui dit : « Ô fils de Danial, nous attendons de toi de sauver notre roi Karazdân ! Une lèpre, sans remède jusqu’ici, lui couvre le visage et le corps ! Et nous avons pensé à toi pour le guérir, car tu es le fils de Danial le savant ! » Et tous les assistants, les gouverneurs, les chambellans, les officiers et les bourreaux s’écrièrent à la fois : « De toi seul nous attendons la guérison du roi Karazdân ! »

À ces paroles, l’effaré Hassib se dit : « Par Allah ! ils me prennent pour un savant ! » Puis il dit au grand-vizir : « Je suis en vérité le fils de Danial. Mais je ne suis qu’un ignorant ! On m’a mis à l’école et je n’ai rien appris ; on a voulu m’enseigner la médecine, mais au bout d’un mois on y a renoncé, en voyant la mauvaise qualité de mon entendement. Et ma mère, à bout de ressources, m’acheta un âne et des cordes, et fit de moi un bûcheron. Et voilà tout ce que je sais ! » Mais le vizir lui dit : « Il est inutile, ô fils de Danial, de cacher davantage tes connaissances. Nous savons fort bien que si nous parcourions l’Orient et l’Occident nous ne trouverions point ton égal en médecine ! » Hassib, atterré, dit : « Mais comment, ô vizir plein de sagesse, pourrais-je le guérir, puisque je ne connais guère ni les maladies ni les remèdes ? » Le vizir reprit : « Allons, jeune homme, il est inutile de nier davantage. Nous savons tous que la guérison du roi est entre tes mains ! » Hassib leva les mains au ciel et demanda : « Comment cela ? » Le vizir dit : « Oui certes ! tu peux obtenir cette guérison, car tu connais la princesse souterraine, la reine Yamlika dont le lait virginal, pris à jeun ou employé comme dictame, guérit les maladies les plus incurables…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SOIXANTE-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

« … la reine Yamlika dont le lait virginal, pris à jeun ou employé comme dictame, guérit les maladies les plus incurables ! »

En entendant ces paroles, Hassib comprit que cette information résultait de son entrée au hammam, et il essaya de nier. Il s’écria donc : « Je n’ai jamais vu ce lait, ô mon maître, et je ne sais point qui est la princesse Yamlika ! C’est la première fois que j’entends ce nom-là ! » Le vizir sourit et dit : « Puisque tu nies, je vais te démontrer que cela ne te servira à rien ! Je dis que tu as été chez la reine Yamlika ! Or, tous ceux qui y sont allés avant toi, dans les temps anciens, sont revenus avec la peau du ventre noire. C’est ce livre que j’ai là sous les yeux qui me le dit. Ou plutôt, ô fils de Danial, la peau du ventre ne devient noire, chez le visiteur de la reine Yamlika, qu’après son entrée au hammam. Or, les espions que j’avais postés au hammam pour examiner le ventre de tous les baigneurs sont venus tout à l’heure me dire que toi tu avais eu soudain le ventre noir, tandis qu’on te baignait. Inutile donc de continuer à nier ! »

À ces paroles, Hassib s’écria : « Non, par Allah ! Je n’ai jamais été chez la princesse souterraine ! » Alors le grand-vizir s’approcha de lui, lui enleva les serviettes qui l’enveloppaient et mit son ventre à découvert. Il était noir comme le ventre d’un buffle.

À cette vue, Hassib faillit tomber évanoui d’épouvante ; puis il eut une idée et dit au vizir : « Je dois t’avouer, ô mon maître, que je suis né avec le ventre tout noir ! » Le vizir sourit et dit : « Il ne l’était pas à ton entrée au hammam. Les espions me l’ont dit ! » Mais Hassib, qui ne voulait pas tout de même trahir la princesse souterraine en révélant sa résidence, continua à nier d’avoir eu des rapports avec elle ou de l’avoir jamais vue. Alors, le vizir fit signe à deux bourreaux qui s’approchèrent de lui, retendirent par terre, nu comme il était, et se mirent à lui administrer sur la plante des pieds des coups si cruels et si répétés qu’il en serait mort s’il ne s’était décidé à crier grâce en avouant la vérité.

Aussitôt le vizir le fit relever et ordonna qu’on remplaçât par une magnifique robe d’honneur, les serviettes dont il était enveloppé en arrivant. Après quoi il le conduisit lui-même dans la cour du palais, où il le fit monter sur le plus beau cheval des écuries royales, monta également à cheval et, accompagnés tous deux d’une nombreuse suite, ils prirent le chemin de la maison en ruines d’où Hassib était sorti de chez la reine Yamlika.

Là le vizir, qui avait appris dans les livres la science des conjurations, se mit à brûler des parfums et à prononcer les formules magiques de l’ouverture des portes, pendant que Hassib, de son côté, sur l’ordre du vizir, conjurait la reine de se montrer à lui. Et soudain se produisit un tremblement qui renversa à terre la plupart des assistants, et un trou s’ouvrit par où apparut, sur un bassin d’or porté par quatre serpents à tête humaine qui vomissaient des flammes, la reine Yamlika dont le visage brillait comme l’or. Elle regarda Hassib avec des yeux pleins de reproches et lui dit : « Est-ce ainsi, ô Hassib, que tu tiens le serment que tu m’as fait ? » Et Hassib s’écria : « Par Allah ! ô reine, la faute en est au vizir qui a failli me faire mourir sous les coups ! » Elle dit : « Je le sais ! Et c’est pour cela que je ne veux point te punir. On te fait venir ici et l’on m’oblige moi-même à sortir de ma demeure pour la guérison du roi. Et tu viens me demander du lait pour opérer cette guérison. Je veux bien t’accorder la chose, en souvenir de l’hospitalité que je t’ai donnée et de l’attention avec laquelle tu m’as écoutée ! Voici donc deux flacons de mon lait. Pour opérer la guérison du roi, il faut que je t’enseigne le moyen à employer. Approche-toi donc plus près ! » Hassib s’approcha de la reine qui lui dit à voix basse, de façon à n’être entendue que de lui : « L’un des flacons, qui est marqué d’un trait rouge, doit servir à guérir le roi. Mais l’autre est destiné au vizir qui t’a fait donner la bastonnade. En effet, lorsque le vizir aura vu la guérison du roi, il voudra boire de mon lait pour se préserver des maladies, et toi tu lui donneras à boire du second flacon. » Puis, la reine Yamlika remit à Hassib les deux flacons de lait, et disparut aussitôt, tandis que la terre se refermait sur elle et sur ses porteurs.

Lorsque Hassib fut arrivé au palais, il fit exactement comme le lui avait indiqué la reine. Il s’approcha donc du roi et lui donna à boire du premier flacon. Et aussitôt que le roi eut bu de ce lait, il se mit à transpirer de tout le corps, et, en quelques instants, toute sa peau atteinte de lèpre commença à tomber par morceaux, et elle était, au fur et à mesure Remplacée par une peau douce et blanche comme l’argent. Et il fut guéri sur l’heure. Quant au vizir, il voulut également boire de ce lait, prit le second flacon et le vida d’un trait. Et aussitôt il se mit à enfler peu à peu et, devenu gros comme un éléphant, il éclata soudain de toute sa peau et mourut sur le champ. Et on se hâta de l’enlever de là pour l’enterrer.

Quand le roi se vit guéri de la sorte, il fit s’asseoir Hassib à ses côtés, le remercia beaucoup et le nomma grand-vizir à la place de celui qui venait de mourir sous ses yeux. Il le fit ensuite revêtir d’une robe d’honneur enrichie de pierreries, et fit crier sa nomination par tout le palais, après lui avoir donné en cadeau trois cents mamalik, et trois cents jeunes filles comme secrètes, outre trois princesses de sang royal qui, avec sa femme, faisaient ainsi quatre épouses légitimes ; il lui donna également trois cent mille dinars d’or, trois cents mules, trois cents chameaux et beaucoup de bétail en buffles, bœufs et moutons.

Après quoi, tous les officiers, les chambellans et les notables, sur l’ordre du roi qui leur dit : « Celui qui m’honore l’honore ! » s’approchèrent de Hassib et lui baisèrent la main à tour de rôle, en lui faisant leur soumission et en l’assurant de leur respect. Puis Hassib prit possession du palais de l’ancien vizir, et l’habita avec sa mère, ses épouses et ses favorites. Et il vécut ainsi dans les honneurs et les richesses pendant de longues années, durant lesquelles il avait eu le temps d’apprendre à lire et à écrire.

Lorsque Hassib eut ainsi appris à lire et à écrire, il se rappela que son père Danial avait été un grand savant et il eut la curiosité de demander à sa mère s’il ne lui avait pas laissé en héritage ses livres et ses manuscrits. La mère de Hassib répondit : « Mon fils, ton père, avant de mourir, a détruit tous ses papiers et tous ses manuscrits, et ne t’a laissé en héritage qu’une petite feuille de papier qu’il m’a chargée de te remettre lorsque tu m’en aurais exprimé le désir ! » Et Hassib dit : « Je souhaite beaucoup l’avoir, car maintenant je désire m’instruire pour mieux diriger les affaires du royaume ! » Alors la mère de Hassib…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SOIXANTE-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… alors la mère de Hassib courut tirer de la malle, où elle l’avait cachée avec ses bijoux, la petite feuille de papier, seul legs du savant Danial, et vint la remettre à Hassib qui la prit et la déroula. Et il y lut ces simples paroles : « Toute science est vaine, car les temps sont venus où l’Élu d’Allah indiquera aux hommes les sources de la sagesse. Il s’appellera Môhammad ! Que sur lui et ses compagnons et ses croyants soient la paix et la bénédiction jusqu’à l’extinction des âges ! »

Et telle est, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, l’histoire de Hassib fils de Danial et de la reine Yamlika, princesse souterraine. Mais Allah est plus savant !

— Lorsque Schahrazade eut fini de raconter cette histoire extraordinaire, le roi Schahriar tout d’un coup s’écria : « Je sens un grand ennui m’envahir l’âme, Schahrazade. Fais donc bien attention, car si cela continue je crois bien que demain matin ta tête sera d’un côté et ton corps de l’autre ! » À ces paroles, la petite Doniazade, apeurée, se blottit davantage sur le tapis, et Scharazade, sans se troubler, répondit : « Dans ce cas, ô Roi fortuné, je vais te raconter une ou deux petites histoires, juste de quoi passer la nuit. Après cela, Allah est l’Omniscient ! » Et le roi Schahriar demanda : « Mais comment vas-tu faire pour me trouver une histoire à la fois courte et amusante ? » Schahrazade sourit et dit : « Justement, ô Roi fortuné, ce sont ces histoires-là que je connais le mieux. Je vais donc te raconter à l’instant une ou deux petites anecdotes tirées du Parterre fleuri de l’esprit et du Jardin de la galanterie. Et après cela je veux avoir la tête coupée ! »

Et aussitôt elle dit :