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Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 08/Histoire de Jouder le pêcheur

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 8p. 265-349).


HISTOIRE DE JOUDER LE PÊCHEUR
OU LE SAC ENCHANTÉ


Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait autrefois un homme marchand, nommé Omar, qui avait en fait de postérité trois enfants : l’un s’appelait Salem, le second s’appelait Salim, et le plus petit s’appelait Jouder. Il les avait élevés jusqu’à ce qu’ils eussent atteint l’âge d’homme ; mais comme il aimait Jouder beaucoup plus que ses frères, ceux-ci remarquèrent cette préférence, furent pris de jalousie et détestèrent Jouder. Aussi, lorsque le marchand Omar, qui était un homme déjà vieux d’années, eut à son tour remarqué cette haine de ses deux fils pour leur frère, il eut bien peur que, lui mort, Jouder n’eût à souffrir de ses frères. Il assembla donc les membres de sa famille et quelques hommes de science ainsi que diverses personnes qui s’occupaient des successions par ordre du kâdi, et leur dit : « Qu’on apporte tous mes biens et toutes les étoffes de ma boutique ! » Et quand on lui eut apporté le tout, il dit : « Ô gens, divisez ces biens et ces étoffes en quatre parts, selon la loi ! » Et ils les divisèrent en quatre parts, Et le vieillard donna une part à chacun de ses enfants, garda pour lui la quatrième part et dit : « Tout cela était mon bien, et je l’ai divisé entre eux de mon vivant, pour qu’ils n’aient plus rien à me réclamer ni à se réclamer entre eux, et qu’à ma mort ils n’aient point à être en désaccord. Quant à la quatrième part que j’ai prise, elle doit revenir à mon épouse, la mère de ces enfants, afin qu’elle puisse subvenir à ses besoins ! »

Or, peu de temps après, le vieillard mourut ; mais ses fils Salem et Salim ne voulurent point se contenter du partage qui avait été fait, et réclamèrent à Jouder une partie de ce qui lui était revenu, en lui disant : « La fortune de notre père est tombée entre tes mains…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … La fortune de notre père est tombée entre tes mains ! » Et Jouder fut obligé de recourir contre eux aux juges, et de faire comparaître les témoins musulmans qui avaient assisté au partage, et qui témoignèrent de ce qu’ils savaient : aussi le juge empêcha-t-il les deux frères de prétendre à la part de Jouder. Seulement les frais du procès firent perdre à Jouder et à ses frères une partie de ce qu’ils possédaient. Mais cela n’empêcha pas ces derniers, au bout d’un certain temps, de comploter contre Jouder qui fut encore obligé d’en appeler aux juges contre eux ; et cela, de nouveau, leur fit perdre à tous une bonne partie de leur avoir, en frais de procès. Mais ils ne s’arrêtèrent point là, et allèrent devant un troisième juge, et puis devant un quatrième, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’ils eussent fait manger par les juges tout l’héritage, et qu’ils fussent devenus trois pauvres, sans une pièce de cuivre pour s’acheter une galette et un oignon.

Lorsque les deux frères Salem et Salim se virent dans cet état, et comme ils ne pouvaient plus rien réclamer à Jouder qui était aussi misérable qu’eux, ils allèrent comploter contre leur mère qu’ils réussirent à tromper et à dépouiller, après l’avoir maltraitée. Et la pauvre femme vint en pleurant trouver son fils Jouder et lui dit : « Tes frères m’ont fait telle et telle chose ! Et ils m’ont dépouillée de ma part d’héritage ! » Et elle se mit à proférer des imprécations contre eux. Mais Jouder lui dit : « Ô ma mère ne fais point d’imprécations contre eux ! car Allah saura bien traiter chacun d’eux selon ses actions ! Quant à moi je ne puis plus les attaquer devant le kâdi et les autres juges, puisque les procès demandent des dépenses et que j’ai perdu en jugements tout mon avoir. Il vaut donc mieux nous résigner tous deux au silence. D’ailleurs, ô mère, tu n’as qu’à demeurer chez moi ; et le pain que je mangerais, je te le laisserai ! Toi seulement, ô mère mienne, fais des vœux pour moi, et Allah m’accordera le nécessaire pour te nourrir ! Quant à mes frères, laisse-les recevoir du Souverain Juge la récompense de leur action, et console-toi avec ces paroles du poète :

« Si l’insensé t’opprime, supporte-le patiemment ; et ne compte que sur le Temps pour te venger.

« Mais évite la tyrannie ! car une montagne qui opprimerait une montagne serait à son tour brisée par plus solide qu’elle et volerait en éclats. »

Et Jouder continua à dire de bonnes paroles à sa mère, à la caresser et à l’apaiser, et réussit ainsi à la consoler et à la décider à demeurer chez lui. Et lui, pour gagner leur nourriture, se procura un filet de pêche et se mit à aller tous les jours pêcher soit dans le Nil à Boulak, soit dans les grands étangs, soit dans les autres endroits remplis d’eau ; et il faisait de la sorte un gain tantôt de dix cuivres, tantôt de vingt, tantôt de trente ; et il dépensait le tout sur sa mère et sur lui-même ; et de la sorte ils mangeaient bien et buvaient bien.

Quant à ses deux frères, ils n’avaient rien : ni métier, ni vente, ni achat. La misère, la ruine et toutes les calamités les accablèrent ; et, comme ils n’avaient pas tardé à dissiper ce qu’ils avaient enlevé à leur mère, ils furent réduits à la plus misérable condition et devinrent de malheureux mendiants nus manquant de tout. Aussi ils se virent obligés de venir recourir à leur mère et s’humilier à l’extrême devant elle et se plaindre à elle de la faim qui les torturait. Or le cœur de la mère est compatissant et pitoyable ! Et leur mère, émue de leur misère, leur donnait les galettes qui restaient et qui souvent étaient déjà toutes moisies ; et elle leur servait également les restes du repas de la veille, en leur disant : « Mangez vite et partez avant que votre frère revienne ; car de vous voir ici il ne serait point content et son cœur durcirait contre moi ; et de la sorte vous me compromettriez vis-à-vis de lui ! » Et eux se hâtaient de manger et de s’en aller. Mais, un jour d’entre les jours, ils entrèrent chez leur mère qui, selon son habitude, mit devant eux des mets et du pain pour qu’ils mangeassent ; et soudain Jouder fit son entrée. Et la mère fut très honteuse et bien confuse ; et, dans sa peur qu’il se fâchât contre elle, elle baissa la tête vers la terre, avec des regards bien humbles du côté de son fils. Mais Jouder, loin de se montrer contrarié, sourit au visage de ses frères, et leur dit : « Soyez les bienvenus, ô mes frères ! Et bénie soit votre journée ! Qu’est-il donc arrivé pour que vous vous soyez enfin décidés à venir nous voir en ce jour de bénédiction ? » Et il se jeta à leur cou, et les embrassa avec effusion, en leur disant : « En vérité, que c’est mal à vous de m’avoir fait ainsi languir de la tristesse de ne plus vous voir ! Vous n’êtes plus venus chez moi pour avoir de mes nouvelles et des nouvelles de votre mère ! » Ils répondirent : « Par Allah ! ô notre frère, le désir de te voir nous a fait également bien languir ; et nous n’avons été retenus loin de toi que par la honte de ce qui s’était passé entre nous et toi ! Mais nous voici repentants à l’extrême ! Et d’ailleurs tout cela était l’œuvre de Satan (qu’il soit maudit par Allah l’Exalté !) et maintenant nous n’avons d’autre bénédiction que toi et notre mère ! » Et Jouder, bien ému de ces paroles, leur dit : « Et moi je n’ai d’autre bénédiction que vous deux, frères miens ! » Alors la mère se tourna vers Jouder et lui dit : « Ô mon enfant, qu’Allah blanchisse ton visage et augmente ta prospérité, car tu es le plus généreux de nous tous, ô mon enfant ! » Et Jouder dit : « Soyez les bienvenus et demeurez chez moi ! Allah est généreux, et les biens abondent dans la demeure ! » Et il acheva de se réconcilier avec ses frères qui soupèrent avec lui et passèrent la nuit dans sa maison.

Le lendemain ils prirent tous ensemble le repas du matin, et Jouder, chargé de son filet, s’en alla confiant en la générosité de l’Ouvreur, tandis que ses deux frères de leur côté s’en allaient et restaient absents jusqu’à midi, pour alors revenir déjeuner avec leur mère. Quant à Jouder, il ne revint que le soir, apportant avec lui de la viande et des légumes, toutes choses achetées avec son gain de la journée. Et ils vécurent de la sorte l’espace d’un mois, Jouder péchant du poisson pour le vendre et en dépenser le produit sur sa mère et ses frères qui mangeaient et se divertissaient.

Or, un jour d’entre les jours…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, un jour d’entre les jours, Jouder jeta son filet dans le fleuve et, l’ayant ramené, le trouva vide ; il le jeta une seconde fois, et le ramena vide ; alors il se dit en lui-même : « Il n’y a pas de poisson en cet endroit-ci ! » Et il changea de place, et, ayant jeté son filet, le ramena vide encore ! Il changea de place une seconde fois, une troisième fois et ainsi de suite depuis le matin jusqu’au soir sans réussir à pêcher un seul goujon. Alors il s’écria : « Ô prodiges ! N’y aurait-il plus de poissons dans l’eau ? Ou bien la cause serait-elle autre chose ? » Et, comme le soir tombait, il chargea son filet sur son dos et s’en revint bien peiné, bien triste, et portant avec lui le chagrin et le souci de ses frères et de sa mère, sans savoir comment il allait leur donner à souper ; et il passa de la sorte devant une boutique de boulanger où il avait coutume, en rentrant, d’acheter le pain du soir. Et il vit la foule des clients qui se pressaient pour acheter le pain, leur monnaie à la main, sans que le boulanger leur prêtât grande attention. Et Jouder s’arrêta tristement à l’écart, en regardant les acheteurs et en soupirant. Alors le boulanger lui dit : « La bienvenue à toi, ô Jouder ! As-tu besoin de pain ? » Mais Jouder garda le silence. Le boulanger lui dit : « Si tu n’as point sur toi d’argent, prends tout de même ce dont tu as besoin, et je te donne du délai pour me payer ! » Et Jouder lui dit alors : « Donne-moi du pain pour dix cuivres, et prends chez toi mon filet en gage ! » Mais le boulanger répondit : « Non, ô pauvre ! ton filet est la porte de ton gain, et si je le prenais je fermerais sur toi la porte de la subsistance. Voici donc les pains que tu prends d’ordinaire ! Et voici de ma part pour toi dix pièces de cuivre dont tu pourrais avoir besoin. Et demain, ya Jouder, tu m’apporteras du poisson pour vingt cuivres ! » Et Jouder répondit : « Sur ma tête et mes yeux ! » et, après avoir beaucoup remercié le boulanger, il prit le pain et les dix cuivres avec lesquels il alla acheter de la viande et des légumes, en se disant : « Demain le Seigneur saura me procurer les moyens de m’acquitter ; et Il dissipera mes soucis ! » Et il revint à sa maison où sa mère fit la cuisine comme à l’ordinaire. Et Jouder soupa et s’endormit.

Le lendemain il prit son filet et voulut sortir ; mais sa mère lui dit : « Tu sors sans manger ton pain du matin ! » Il répondit : « Toi, ô mère, mange-le avec mes frères ! » et il s’en alla au fleuve où il jeta son filet une première, deuxième et troisième fois, en changeant plusieurs fois d’endroit, et cela jusqu’à l’heure de la prière de l’après-midi, mais sans rien pêcher. Alors il reprit son filet et s’en revint désolé à l’extrême ; et il fut obligé, n’ayant point d’autre route pour rentrer chez lui, de passer devant la boutique du boulanger qui l’aperçut et lui compta dix nouveaux pains et dix cuivres, et lui dit : « Prends cela et va ! Et si ce que le sort a décidé n’arrive pas aujourd’hui, il arrivera demain ! » Et Jouder voulut s’excuser ; mais le boulanger lui dit : « Allons, ô pauvre, tu n’as point d’excuses à me faire ! Si tu avais pêché quelque chose, tu aurais eu de quoi me payer ! Et si demain aussi tu ne pêches rien, tu viendras ici sans honte ; et tu as tout délai et tout crédit ! »

Or justement le lendemain Jouder ne pêcha rien du tout, et fut encore obligé de se rendre chez le boulanger ; et il eut la même malechance pendant sept jours de suite, au bout desquels il fut dans une grande angoisse de cœur, et se dit en lui-même : « Aujourd’hui je vais aller pêcher au lac Karoun. Peut-être est-ce là que se trouve ma destinée ! »

Il alla donc au lac Karoun, situé non loin du Caire, et se disposait à y jeter son filet, quand il vit venir à lui un Moghrabin monté sur une mule. Il était vêtu d’une robe extraordinairement belle, et était si bien enveloppé dans son burnous et son foulard de tête qu’on ne lui apercevait qu’un œil. La mule également était caparaçonnée et harnachée de velours d’or et de soieries, et sur sa croupe il y avait une besace en laine de couleur.

Lorsque le Moghrabin fut tout près de Jouder, il descendit de sa mule, et dit : « Le salam sur toi, ô Jouder, ô fils d’Omar ! » Et Jouder répondit : « Et sur toi le salam, ô mon maître le pèlerin ! » Le Moghrabin dit : « Ô Jouder, j’ai besoin de toi ! Si tu veux m’obéir, tu recueilleras de grands avantages et un bien immense ; et tu deviendras mon ami ; et tu règleras toutes mes affaires ! » Jouder répondit : « Ô mon maître le pèlerin, dis-moi ce que tu as dans l’esprit, et moi je t’obéirai sans restriction ! » Alors le Moghrabin lui dit : « Commence donc par réciter le chapitre liminaire du Korân ! » Et Jouder récita avec lui la fatiha du Korân. Alors le Moghrabin tira de sa besace des cordons en soie et lui dit : « Ô Jouder fils d’Omar, tu vas m’attacher les bras avec ces cordons de soie, le plus solidement que tu pourras ! Après quoi tu me jetteras dans le lac, et tu attendras un certain temps. Si tu vois paraître au dessus de l’eau ma main avant mon corps, hâte-toi de jeter ton filet et de me ramener sur le rivage ; mais si tu vois paraître mon pied hors de l’eau, sache que je suis mort. Alors ne t’inquiète plus de moi, prends la mule avec la besace, et va au souk des marchands où tu trouveras un Juif nommé Schamayâa. Tu lui remettras la mule, et il te donnera cent dinars que tu prendras pour t’en aller en ta voie ! Mais seulement garde le secret sur tout cela…

— À ce moment de sa narration Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Mais seulement garde le secret sur tout cela ! » Alors Jouder répondit : « J’écoute et j’obéis ! » et il attacha les bras du Moghrabin qui lui disait : « Plus solidement encore ! » et, lorsqu’il eut bien fait la chose, il le souleva et le jeta dans le lac. Puis il attendit quelques instants pour voir ce qui allait arriver.

Or, au bout d’un certain temps, il vit soudain sortir et émerger de l’eau les deux pieds à la fois du Moghrabin.

Alors il comprit que l’homme était mort, et, sans plus s’inquiéter de lui, il prit la mule et alla au souk des marchands où, de fait, il vit le Juif en question assis sur une chaise à l’entrée de sa boutique, et qui, à la vue de la mule, s’écria : « Il n’y a plus de doute ! L’homme a péri ! » Puis il ajouta : « Il a péri victime de son avidité ! » Et, sans ajouter un mot, il prit la mule des mains de Jouder, et lui compta cent dinars d’or, en lui recommandant de garder le secret.

Jouder prit donc l’argent du Juif, et se hâta d’aller trouver le boulanger auquel il prit du pain comme à l’ordinaire, et, lui tendant un dinar, lui dit : « Voici pour te payer ce que je te dois, ô mon maître ! » Et le boulanger fit son compte et lui dit : « Il te reste chez moi du pain pour deux jours ! » Et Jouder le quitta et alla trouver le boucher et le vendeur de légumes et, leur donnant à chacun un dinar, leur dit : « Donnez-moi ce qu’il me faut, et gardez chez vous, en compte, le reste de l’argent ! » Et il prit la viande et les légumes, et porta le tout à la maison, où il trouva ses frères bien affamés et sa mère qui leur disait de prendre patience jusqu’au retour de leur frère. Alors il mit devant eux les provisions, sur lesquelles ils se précipitèrent comme des ghouls, et commencèrent, en attendant la cuisson, par dévorer tout le pain.

Le lendemain, avant de partir, Jouder remit tout l’or qu’il avait à sa mère, en lui disant : « Garde-le pour toi, et pour en donner à mes frères afin qu’ils ne manquent jamais de rien ! » Et il prit son filet de pêche, et retourna au lac Karoun ; et il allait commencer son travail, quand il vit un second Moghrabin, qui ressemblait au premier, s’avancer de son côté, bien plus richement vêtu, et monté sur une mule plus somptueusement harnachée. Il mit pied à terre et dit : « Le salam sur toi, ô Jouder fils d’Omar ! » Il répondit : « Et sur toi le salam, ô mon seigneur le pèlerin ! » Il dit : « As-tu vu hier venir à toi un Moghrabin monté sur une mule comme celle-ci ! » Mais Jouder, qui eut peur d’être accusé de la mort de l’homme, se dit qu’il valait mieux nier absolument, et répondit : « Non ! je n’ai vu personne ! » Le second Moghrabin sourit et dit : « Ô pauvre Jouder, ne sais-tu donc que je n’ignore rien de ce qui s’est passé ? L’homme que tu as jeté dans le lac, et dont tu as vendu la mule au Juif Schamayâa pour cent dinars, était mon frère ! Pourquoi chercher à nier ? » Il répondit : « Du moment que tu sais tout cela, pourquoi me le demandes-tu ? » Il dit : « Parce que, ô Jouder, j’ai besoin que tu me rendes le même service qu’à mon frère ! » Et il tira de sa besace précieuse de gros cordons de soie qu’il remit à Jouder, en lui disant : « Attache-moi aussi solidement que tu l’as attaché, et jette-moi à l’eau ! Si tu vois sortir mon pied le premier, je serai mort ! Tu prendras alors la mule et tu la vendras au Juif pour cent dinars ! »

Jouder répondit : « Avance alors ! » Et le Moghrabin s’avança, et Jouder lui attacha les bras et, le soulevant, le jeta dans le lac, où il coula à fond.

Or, au bout de quelques instants, il vit deux pieds sortir de l’eau ! Et il comprit que le Moghrabin était mort ; et il se dit : « Il est mort ! Qu’il ne revienne plus ! Et qu’il aille en calamité ! Inschallah ! puissé-je tous les jours voir venir à moi un Moghrabin que je jetterai à l’eau et qui me fera gagner cent dinars ! » Et il prit la mule et s’en alla trouva le Juif qui, en le voyant, s’écria : « Il est mort, le second ! » Jouder répondit : « Puisse ta tête vivre ! » Et le Juif ajouta : « Telle est la récompense des ambitieux ! » Et il prit la mule et donna cent dinars à Jouder qui se rendit auprès de sa mère et les lui remit. Et sa mère lui demanda : « Mais, ô mon enfant, d’où te vient tout cet or ? » Alors il lui raconta ce qui lui était arrivé ; et elle, bien effrayée, lui dit : « Tu feras bien de ne plus retourner au lac Karoun ! J’ai grand peur pour toi des Moghrabins ! » Il répondit : « Mais, ô ma mère, je ne les jette à l’eau qu’avec leur consentement ! D’ailleurs comment ne point agir de la sorte, quand le métier de noyeur me rapporte cent dinars par jour ? Par Allah ! je veux maintenant me rendre quotidiennement au lac Karoun, jusqu’à ce que le dernier des Moghrabins soit noyé par mes mains, et qu’il ne reste plus trace de Moghrabins ! »

Le troisième jour, Jouder retourna donc au lac Karoun, et, au même instant, il vit venir un troisième Moghrabin qui ressemblait étonnamment aux deux premiers, mais les surpassait encore par la richesse de ses habits et la beauté des harnachements dont était ornée la mule qu’il montait ; et, derrière lui, dans la besace, il y avait, de chaque côté, un grand bocal en verre avec un couvercle. Il s’approcha de Jouder et lui dit : « Le salam sur toi, ô Jouder fils d’Omar ! » Il lui rendit le salam, en pensant : « Comment se fait-il donc que tous me connaissent et connaissent mon nom ? » Le Moghrabin lui demanda…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Le Moghrabin lui demanda : « As-tu vu passer des Moghrabins par ici ? » Il répondit : « Deux ! » Il demanda : « Où sont-ils allés ? » Il dit : « Je leur ai attaché les bras, et je les ai jetés dans ce lac où ils se sont noyés ! Et, si leur sort te convient, je le tiens en réserve pour toi également ! » À ces paroles le Moghrabin se mit à rire, et répondit : « Ô pauvre, ne sais-tu que toute vie a son terme fixé d’avance ? » Et il descendit de sa mule, et ajouta tranquillement : « Ô Jouder, je souhaite que tu me fasses ce que tu leur as fait ! » Et il tira de sa besace de gros cordons de soie et les lui remit ; et Jouder lui dit : « Alors tends-moi tes mains pour que je te les attache derrière le dos ; et fais vite, car je suis très pressé, et le temps presse ! D’ailleurs je suis bien au courant du métier ; et tu peux avoir confiance en mon habileté de noyeur ! » Alors le Moghrabin livra ses bras. Jouder les lui attacha derrière le dos ; puis il le souleva et le lança dans le lac, où il le vit plonger et disparaître. Et, avant de s’en aller avec la mule, il attendit que les pieds du Moghrabin fussent sortis de l’eau ; mais, à sa surprise extrême, ce furent les deux mains qui trouèrent l’eau, suivies de la tête et du Moghrabin entier qui lui cria : « Je ne sais point nager ! Hâte-toi de m’attraper avec ton filet, ô pauvre ! » Et Jouder jeta sur lui le filet, et réussit à le ramener sur le rivage. Alors il vit dans ses mains, chose qu’il n’avait pas d’abord remarquée, deux poissons de couleur rouge comme le corail, un poisson dans chaque main. Et le Moghrabin se hâta d’aller à sa mule, prit les deux bocaux de verre, mit un poisson dans chaque bocal, referma les couvercles, et replaça les bocaux dans la besace. Après quoi il revint vers Jouder et, le prenant dans ses bras, se mit à l’embrasser avec une grande effusion sur la joue droite et sur la joue gauche ; et il lui dit : « Par Allah ! sans toi je ne serais plus vivant, et je n’aurais pas pu attraper ces deux poissons-là ! »

Tout cela !

Or Jouder, qui ne remuait plus dans sa surprise, finit par lui dire : « Par Allah ! ô mon maître le pèlerin, si tu crois vraiment que je suis pour quelque chose dans ta délivrance et la capture de ces poissons-là, hâte-toi, pour toute gratitude, de me raconter ce que tu sais au sujet des deux Moghrabins noyés, et la vérité sur les deux poissons en question et sur le juif Schamayâa du souk ! » Alors le Moghrabin dit :

« Ô Jouder, sache que les deux Moghrabins qui se sont noyés étaient mes frères. L’un s’appelait Abd Al-Salam et l’autre s’appelait Abd Al-Ahad. Quant à moi, je m’appelle Abd Al-Samad. Et celui que tu crois être un Juif, n’est point juif du tout, mais un vrai musulman du rite malékite : son nom est Abd Al-Rahim, et il est également notre frère. Or, ya Jouder, notre père, qui s’appelait Abd Al-Wadoud, était un grand magicien qui possédait à fond toutes les sciences mystérieuses, et il nous enseigna, à nous ses quatre fils, la magie, la sorcellerie et l’art de découvrir et d’ouvrir les trésors les plus cachés. Aussi nous nous appliquâmes vivement à l’étude de ces sciences, où nous atteignîmes un tel degré de savoir que nous finîmes par soumettre à nos ordres les genn, les mareds et les éfrits.

« Lorsque notre père mourut, il nous laissa de grands biens et d’immenses richesses. Alors nous partageâmes entre nous, selon l’équité, les trésors laissés, les talismans divers et les livres de science ; mais sur la possession de certains manuscrits nous ne tombâmes pas d’accord. Le plus important de ces manuscrits était un livre intitulé Annales des Anciens, et vraiment inestimable de prix et de valeur, et tel qu’il ne pouvait être payé même avec son pesant de pierreries ! En effet là-dedans on trouvait des indications précises sur tous les trésors cachés au sein de la terre, et sur la solution des énigmes et des signes mystérieux. Et c’était justement dans ce manuscrit que notre père avait puisé toute la science qu’il possédait.

« Comme la discorde commençait à se confirmer entre nous, nous vîmes entrer dans notre maison un vénérable cheikh, celui-là même qui avait élevé notre père et lui avait enseigné la magie et la divination. Et ce cheikh, qui s’appelait Le Très-Profond Cohen, nous dit : « Apportez-moi ce livre ! » Et nous lui apportâmes les Annales des Anciens qu’il prit et nous dit : « Ô mes enfants, vous êtes les fils de mon fils, et je ne puis favoriser l’un de vous au dément des autres ! Il faut donc que celui de vous qui désire posséder ce livre aille ouvrir le trésor appelé Al-Schamardal, et m’en apporte la sphère céleste, la fiole de kohl, le glaive et le sceau ! Car tous ces objets sont contenus dans ce trésor. Et leurs vertus sont extraordinaires ! En effet le sceau est gardé par un genni dont le nom seul est effrayant à prononcer : il s’appelle l’Éfrit Tonnerre Tonitruant ! Et l’homme qui devient le possesseur de ce sceau peut affronter sans crainte la puissance des rois et des sultans ; et il peut, quand il veut, être le dominateur de la terre en large comme en long. Le glaive ! celui qui le possède peut, à sa guise, détruire les armées rien qu’en le brandissant : car aussitôt des flammes et des éclairs en sortent qui réduisent à néant tous les guerriers. La sphère céleste ! celui qui la possède peut, selon son désir, voyager sur tous les points de l’univers sans se déranger de sa place, et visiter toutes les contrées de l’Orient à l’Occident ! Pour cela il n’a qu’à toucher du doigt le point où il veut aller et les régions qu’il désire parcourir, et la sphère se met à tourner en lui faisant passer sous les yeux toutes les choses intéressantes des pays en question ainsi que leurs habitants, tout comme s’ils étaient entre ses mains. Et si, des fois, il a à se plaindre de l’hospitalité des indigènes d’un pays quelconque ou de la réception d’une ville d’entre les villes, il n’a qu’à tourner vers le soleil le point où se trouve la région ennemie, et aussitôt elle devient la proie des flammes et brûle avec tous ses habitants. Quant à la fiole de kohl ! celui qui se frotte les paupières avec le kohl qu’elle contient, voit à l’instant tous les trésors cachés dans la terre ! Voilà ! Toutefois le livre ne reviendra de droit qu’à celui qui réussira dans son entreprise ; et ceux qui auront échoué ne pourront faire aucune réclamation. Acceptez-vous ces conditions ? » Nous répondîmes : « Nous les acceptons, ô cheikh de notre père ! Mais nous ne savons rien au sujet de ce trésor de Schamardal ! » Alors il nous dit : « Sachez, mes enfants, que ce trésor de Schamardal se trouve…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTE-DIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Sachez, mes enfants, que ce trésor de Schamardal se trouve sous la domination des deux fils du roi Rouge. Votre père autrefois avait essayé de s’emparer de ce trésor ; mais, pour l’ouvrir, il fallait auparavant s’emparer des fils du roi Rouge. Or, au moment où votre père allait mettre la main dessus, ils lui échappèrent et allèrent se jeter, transformés en poissons rouges, au fond du lac Karoun, près du Caire. Et comme ce lac est lui-même enchanté, votre père eut beau faire, il ne put arriver à attraper les deux poissons. Alors il vint me trouver et se plaignit à moi de l’insuccès de ses tentatives. Et moi aussitôt je fis mes calculs astrologiques et tirai l’horoscope ; et je découvris que ce trésor de Schamardal ne pouvait être ouvert que par l’entremise et sur le visage d’un jeune homme du Caire, nommé Jouder ben-Omar, pêcheur de son métier. On peut rencontrer ce Jouder sur les bords du lac Karoun. Et l’enchantement de ce lac ne peut être dénoué que par ce Jouder-là, qui devra attacher les bras de celui dont la destinée est de descendre dans ce lac ; et il le jettera à l’eau. Et celui qui aura été jeté, aura à lutter contre les deux fils enchantés du roi Rouge ; et si son sort est de les vaincre et de s’en emparer, il ne se noiera pas, et sa main viendra surnager la première au dessus de l’eau. Et ce sera Jouder qui le pêchera avec son filet ! Mais celui qui périra, remontera sur l’eau les pieds les premiers, et devra être abandonné ! »

« En entendant ces paroles du cheikh Le Plus Profond Cohen, nous répondîmes : « Certes ! nous voulons tenter l’entreprise, même au risque de périr ! » Seul notre frère Abd Al-Rahim ne voulut point de l’aventure, et nous dit : « Moi, je ne veux pas ! » Alors nous le décidâmes à se déguiser en marchand juif ; et nous convînmes ensemble de lui envoyer la mule et la besace, pour qu’il les achetât du pêcheur, dans le cas où nous péririons dans notre tentative !

« Or tu sais, ô Jouder, ce qui est arrivé ! Mes deux frères ont péri dans le lac, victimes des fils du roi Rouge ! Et moi à mon tour, lorsque tu m’eus jeté au lac, je faillis succomber dans ma lutte contre eux ; mais, grâce à une conjuration mentale, je réussis à me défaire de mes liens, à dénouer l’enchantement invincible du lac et à m’emparer des deux fils du roi Rouge, qui sont ces deux poissons couleur de corail que tu m’as vu enfermer dans les bocaux de ma besace. Or ces deux poissons enchantés, fils du roi Rouge, sont tout simplement deux éfrits puissants ; et c’est grâce à leur capture que je vais pouvoir enfin ouvrir le trésor de Schamardal.

« Seulement, pour ouvrir ce trésor, il est absolument nécessaire que tu sois toi-même présent, puisque l’horoscope tiré par Le Plus Profond Cohen prédisait que la chose ne pouvait être faite que sur ton visage !

« Veux-tu donc, ô Jouder, accepter de venir avec moi au Maghreb, dans un endroit situé non loin de Fas et de Miknas, afin de m’aider à ouvrir le trésor de Schamardal ? Et moi je te donnerai tout ce que tu demanderas ! Et tu seras pour toujours mon frère en Allah ! Et, après ce voyage, tu reviendras le cœur joyeux au milieu de ta famille ! »

Lorsque Jouder eut entendu ces paroles, il répondit : « Ô mon seigneur le pèlerin, moi j’ai à mon cou ma mère et mes frères ! Et c’est moi qui m’occupe de les faire vivre ! Si donc je consens à m’en aller avec toi, qui leur donnera le pain qui les nourrit ? » Le Moghrabin répondit : « Le motif de ton abstention n’est que de la paresse ! Si vraiment ce n’est que le manque d’argent qui t’empêche de partir et le souci de ta mère, moi je suis disposé à te donner de suite mille dinars d’or pour les dépenses de ta mère, en attendant ton retour au bout d’une absence de quatre mois à peine ! » À ces mots de mille dinars, Jouder s’écria : « Donne, ô pèlerin, les mille dinars pour que j’aille les porter à ma mère et que je parte ensuite avec toi ! » Et le Moghrabin lui remit aussitôt les mille dinars qu’il alla donner à sa mère, en lui disant : « Prends ces mille dinars pour tes dépenses et celles de mes frères ; car moi je vais partir avec un Moghrabin pour un voyage de quatre mois au Maghreb ! Et toi, ô mère, fais des vœux pour moi, pendant mon absence, et je serai comblé de bienfaits par ta bénédiction sur moi ! » Elle répondit : « Ô mon enfant, comme ton absence va me faire languir de tristesse ! Et que j’ai peur pour toi ! » Il dit : « Ô mère mienne, il n’y a rien à redouter pour quelqu’un qui est sous la garde d’Allah ! Et puis le Moghrabin est un très brave homme ! » Et il lui loua beaucoup le Moghrabin. Et sa mère lui dit : « Qu’Allah incline vers toi le cœur de ce Moghrabin de bien ! Pars avec lui, mon fils ! Peut-être qu’il sera généreux envers toi ! » Alors Jouder fit ses adieux à sa mère et s’en alla trouver le Moghrabin.

En le voyant arriver, le Moghrabin lui demanda : « As-tu consulté ta mère ? » Il répondit : « Oui, certes ! et elle a fait des vœux pour moi et m’a béni ! »

Il lui dit : « Monte en croupe derrière moi ! » Et Jouder monta derrière le Moghrabin sur le dos de la mule, et voyagea de la sorte depuis midi jusqu’au milieu de l’après-midi. Or le voyage donna un grand appétit à Jouder qui eut extrêmement faim…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTE-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

Or le voyage donna un grand appétit à Jouder qui eut extrêmement faim. Mais comme il ne voyait point de provisions dans le sac de voyage, il dit au Moghrabin : « Ô mon seigneur le pèlerin, je crois bien que tu as oublié de prendre des provisions pour en manger durant le voyage ! » Il répondit : « Aurais-tu faim ? » Il dit : « Eh ! ouallah ! » Alors le Moghrabin arrêta la mule, mit pied à terre, ainsi que Jouder, et dit à celui-ci : « Apporte-moi ici le sac ! » Et, Jouder lui ayant apporté le sac, il lui demanda : « Que souhaite ton âme, ô mon frère ? » Il répondit : « N’importe quoi ! » Le Moghrabin dit : « Par Allah sur toi ! dis-moi ce que tu souhaites manger ? » Il répondit : « Du pain et du fromage ! » Il sourit et dit : « Ô pauvre, du pain et du fromage ? C’est vraiment peu digne de ton rang ! Demande-moi donc quelque chose d’excellent ! » Jouder répondit : « Moi, en ce moment-ci, je trouverai tout excellent ! » Le Moghrabin lui demanda : « Aimes-tu les poulets rôtis ? » Il dit : « Ya Allah ! oui ! » Il lui demanda : « Aimes-tu le riz au miel ? » Il dit : « Beaucoup ! » Il lui demanda : « Aimes-tu les aubergines farcies ? les têtes d’oiseaux aux tomates ? les topinambours au persil et les colocases ? les têtes de moutons au four ? l’orge pilée et gonflée et habillée ? les feuilles de vigne farcies ? les pâtisseries ? telle et telle et telle chose ? » Et il énuméra de la sorte vingt-quatre espèces de mets, pendant que Jouder pensait : « Serait-il donc fou ? Car d’où va-t-il m’apporter les mets qu’il vient d’énumérer, alors qu’il n’a ici ni cuisine ni cuisinier ? Je vais lui dire maintenant que c’est vraiment assez ! » Et il dit au Moghrabin : « C’est assez ! Jusqu’à quand vas-tu me faire désirer ces différents mets sans m’en montrer aucun ? » Mais le Moghrabin répondit : « La bienvenue sur toi, ô Jouder ! » Et il plongea sa main dans le sac et en tira un plat d’or avec deux poulets rôtis bien chauds ; puis il plongea sa main une seconde fois et tira un plat d’or avec des brochettes d’agneau, et ainsi de suite, l’un après l’autre, les vingt-quatre plats qu’il avait énumérés, exactement !

À cette vue Jouder fut stupéfait. Et le Moghrabin lui dit : « Mange, mon pauvre ami ! » Mais Jouder s’écria : « Ouallah ! ô mon seigneur le pèlerin, toi tu as sans aucun doute placé dans ce sac une cuisine avec sa batterie et des cuisiniers ! » Le Moghrabin se mit à rire et répondit : « Ô Jouder, ce sac est enchanté ! Et il est servi par un éfrit qui, si nous le voulions, nous apporterait à l’instant mille mets syriens, mille mets égyptiens, mille mets indiens, mille mets chinois ! » Et Jouder s’écria : « Ô ! que ce sac est beau ! et quels prodiges il contient et quelle opulence ! » Puis ils mangèrent tous deux jusqu’à satiété et jetèrent ce qui resta de leur repas. Et le Moghrabin remit les plats d’or dans le sac ; puis il plongea sa main dans l’autre poche de la besace et en tira une aiguière d’or pleine d’eau fraîche et douce. Et ils burent et firent leurs ablutions et récitèrent la prière de l’après-midi, pour ensuite remettre l’aiguière dans le sac à côté de l’un des bocaux, le sac sur le dos de la mule, et monter eux-mêmes sur la mule et continuer leur voyage.

Au bout d’un certain temps, le Moghrabin demanda à Jouder : « Sais-tu, ô Jouder, combien nous avons fait de chemin depuis le Caire jusqu’ici ? » Il répondit : « Par Allah ! je ne sais pas ! » Il dit : « Exactement, en ces deux heures, nous avons parcouru un espace qui exige pour le moins un mois de chemin ! » Il demanda : « Et comment cela ? » Il dit : « Sache, ô Jouder, que cette mule que nous montons est tout simplement une gennia d’entre les genn ! En un jour elle parcourt d’ordinaire l’espace d’une année de chemin ; mais aujourd’hui, pour ne point te fatiguer, elle a marché lentement, au pas ! » Et là-dessus ils poursuivirent leur chemin vers le Maghreb ; et tous les jours, matin et soir, le sac subvenait à tous leurs besoins ; et Jouder n’avait qu’à souhaiter un mets, fût-il le plus compliqué et le plus extraordinaire, pour qu’aussitôt il le trouvât au fond du sac, tout préparé et arrangé sur un plat d’or. Et ils arrivèrent de la sorte, au bout de cinq jours, au Maghreb, et entrèrent dans la ville de Fas et de Miknas.

Or, tout le long des rues, chaque passant reconnaissait le seigneur Moghrabin, et lui souhaitait le salam, ou bien venait lui baiser la main, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la porte d’une maison où le Moghrabin descendit frapper. Et aussitôt la porte s’ouvrit, et sur le seuil apparut une jeune fille, tout à fait comme la lune, et belle et svelte comme une gazelle languissante de soif, qui leur sourit d’un sourire de bienvenue. Et le Moghrabin, paternel, lui dit : « Ô Rahma, ma fille, hâte-toi d’aller nous ouvrir la grande salle du palais ! » Et la jeune fille Rahma répondit : « Sur la tête et sur l’œil ! » et les précéda à l’intérieur du palais en balançant ses hanches. Et la raison de Jouder s’envola ; et il se dit en lui-même : « Il n’y a pas ! cette jeune fille est certainement la fille de quelque roi ! »

Quant au Moghrabin, il commença d’abord par retirer le sac de sur le dos de la mule, et dit : « Ô mule, retourne là d’où tu es venue ! Et qu’Allah te bénisse ! » Et voici que soudain la terre s’entr’ouvrit et reçut la mule dans son sein, pour se refermer sur elle immédiatement. Et Jouder s’écria : « Ô Protecteur ! Louanges à Allah qui nous a délivrés et nous a gardés pendant que nous étions sur son dos ! » Mais le Moghrabin lui dit : « Pourquoi t’étonnes-tu, ô Jouder ? Ne t’avais-je pas prévenu qu’elle était une gennia d’entre les éfrits ? Mais hâtons-nous d’entrer dans le palais et de monter à la grande salle ! » Et ils suivirent la jeune fille.

Lorsque Jouder eut pénétré dans le palais, il fut ébloui…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTE-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

Lorsque Jouder eut pénétré dans le palais, il fut ébloui par l’éclat et la multitude des richesses qu’il renfermait et par la beauté des lustres d’argent et des suspensions d’or ainsi que par la profusion des pierreries et des métaux. Et, une fois qu’ils se furent assis sur les tapis, le Moghrabin dit à sa fille : « Ya Rahma, va vite nous apporter le paquet en soie que tu connais ! » Et la jeune fille courut aussitôt apporter le paquet en question et le donna à son père qui l’ouvrit et en tira une robe qui valait au moins mille dinars et, la donnant à Jouder, lui dit : « Habille-t’en, ô Jouder, et sois ici l’hôte bienvenu ! » Et Jouder la revêtit et en devint si splendide qu’il était semblable à quelque roi d’entre les rois des Arabes occidentaux !

Après quoi le Moghrabin, qui avait le sac devant lui, y plongea sa main et en tira une multitude de plats, qu’il rangea sur la nappe tendue par la jeune fille, et ne s’arrêta que lorsqu’il eut rangé de la sorte quarante plats de couleur différente et de mets différents. Puis il dit à Jouder : « Avance la main et mange, ô mon maître, et sois indulgent à notre égard pour le peu que nous te servons ; car vraiment nous ne savons point encore tes goûts et tes préférences quant aux mets ! Tu n’as donc qu’à nous dire ce que tu aimes le mieux et ce que ton âme souhaite, et nous te le présenterons sans retard ! » Jouder répondit : « Par Allah ! ô mon maître le pèlerin, moi j’aime tous les mets sans exception et je n’en déteste pas un ! Ne m’interroge donc plus sur mes préférences, et apporte-moi tout ce qui te viendra à l’idée ! Car moi ! manger c’est tout ce que je sais ! Et c’est ce que j’aime le plus au monde ! Je mange bien ! Voilà ! » Et il mangea bien ce soir-là, et d’ailleurs tous les jours, sans que jamais pour cela on vît fumer la cuisine. En effet le Moghrabin n’avait qu’à plonger sa main dans le sac, en pensant à un mets, et aussitôt il l’en tirait sur un plat d’or ! Et il en était ainsi pour les fruits et les pâtisseries. Et Jouder vécut de la sorte dans le palais du Moghrabin, pendant vingt jours, en changeant de robe chaque matin ; et chaque robe était plus merveilleuse que sa sœur !

Au matin du vingt-unième jour, le Moghrabin vint le trouver et lui dit : « Lève-toi, ô Jouder ! Voilà le jour fixé pour l’ouverture du trésor de Schamardal ! » Et Jouder se leva et sortit avec le Moghrabin. Et lorsqu’ils furent arrivés hors des murailles de la ville, soudain apparurent deux mules qu’ils enfourchèrent, et deux esclaves nègres qui marchèrent derrière les mules. Et ils cheminèrent de la sorte jusqu’à midi, où ils arrivèrent aux bords d’un cours d’eau ; et le Moghrabin mit pied à terre, et dit à Jouder : « Descends ! » Et lorsque Jouder fut descendu, il fit un signe de la main aux deux nègres, en leur disant : « Allons ! » Aussitôt les deux nègres emmenèrent les deux mules qui disparurent, puis revinrent sur les bords du fleuve chargés d’une tente et de tapis et de coussins, et dressèrent la tente et la tapissèrent et rangèrent tout autour les coussins et les oreillers. Après quoi ils apportèrent le sac et les deux bocaux où se trouvaient enfermés les deux poissons couleur de corail. Puis ils tendirent la nappe et servirent, l’ayant tiré du sac, un repas de vingt-quatre plats. Après quoi ils disparurent.

Alors le Moghrabin se leva, plaça devant lui les deux bocaux, sur un escabeau, et se mit à marmotter dessus des formules magiques et des conjurations jusqu’à ce que les deux poissons se fussent mis à crier de l’intérieur : « Nous voici ! ô souverain magicien, fais-nous miséricorde ! » Et ils continuèrent à le supplier, pendant qu’il formulait les conjurations. Et soudain les deux bocaux éclatèrent à la fois et volèrent en pièces, tandis que devant le Moghrabin apparaissaient deux personnages, les bras croisés humblement, qui disaient : « La sauvegarde et le pardon, ô puissant devin ! Quel est ton intention à notre sujet ? » Il répondit : « Mon intention est de vous étrangler, de vous brûler ! à moins que vous ne me promettiez d’ouvrir le trésor de Schamardal ! » Ils dirent : « Nous te le promettons ! et nous t’ouvrirons le trésor ! Mais il faut absolument que tu fasses venir ici Jouder le pêcheur du Caire. Car il est écrit dans le livre du Destin que le trésor ne peut être ouvert que sur le visage de Jouder ! Et nul ne peut entrer dans le lieu où il se trouve si ce n’est Jouder fils d’Omar ! » Il répondit : « Celui dont vous parlez, je l’ai déjà amené ! Il est présent ici même ! Le voici ! Il vous voit et vous entend ! » Et les deux personnages regardèrent Jouder avec attention et dirent : « Maintenant tout obstacle est levé ! Et tu peux compter sur nous ! Nous te le jurons par le Nom ! » Aussi le Moghrabin leur permit d’aller là où ils devaient aller. Et ils disparurent dans l’eau du fleuve.

Alors le Moghrabin prit un grand roseau creux sur lequel il plaça deux plaques de cornaline rouge ; et sur ces plaques il mit une cassolette d’or remplie de charbon, sur laquelle il souffla une seule fois. Et aussitôt le charbon prit feu et devint de la braise ardente. Alors le Moghrabin répandit de l’encens sur la braise et dit : « Ô Jouder, voici que les fumées de l’encens s’élèvent, et je vais de suite réciter les conjurations magiques de l’ouverture. Mais comme une fois que j’aurai commencé les conjurations je ne pourrai plus les interrompre sans risquer de rendre vaines les puissances talismaniques, je vais auparavant t’instruire de ce que tu as à faire pour atteindre le but que nous nous sommes proposé en venant au Maghreb ! » Et Jouder répondit : « Instruis-moi, ô mon maître souverain ! » Et le Moghrabin dit : « Sache, ô Jouder…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTE-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Sache, ô Jouder, que lorsque je commencerai à réciter les formules magiques sur l’encens fumant, l’eau du fleuve se mettra à diminuer peu à peu et le fleuve finira par se dessécher complètement et à faire voir son lit à nu. Alors tu verras t’apparaître, sur la pente du lit à sec, une grande porte d’or aussi haute que la porte de la ville, avec deux anneaux du même métal. Toi, dirige-toi vers cette porte et heurte-la très légèrement avec l’un des anneaux qui forment battant, et attends un instant. Puis frappe un second coup plus fort que le premier, et attends encore ! Ensuite frappe un troisième coup plus fort que les deux autres, et ne bouge plus. Et lorsque tu auras ainsi frappé les trois coups successifs, tu entendras de l’intérieur quelqu’un s’écrier : « Qui frappe à la porte des Trésors, et ne sait point dénouer les enchantements ? » Tu répondras : « Je suis Jouder le pêcheur, fils d’Omar, du Caire ! » Et la porte s’ouvrira et sur le seuil t’apparaîtra un personnage qui, le glaive à la main, te dira : « Si vraiment tu es cet homme, tends le cou pour que je te tranche la tête ! » Et toi, tu tendras ton cou sans crainte ; et il lèvera le glaive sur toi, mais pour tomber aussitôt à tes pieds ; et tu ne verras plus qu’un corps sans âme ! Et toi tu n’auras aucun mal. Mais si, par crainte, tu refuses de lui obéir, il te tuera à l’heure et à l’instant.

« Lorsque de la sorte tu auras rompu ce premier charme, tu pénétreras à l’intérieur et tu verras une seconde porte où tu frapperas un seul coup, mais très fort. Alors t’apparaîtra un cavalier portant sur son épaule une grande lance, et qui te dira, en te menaçant de sa lance soudainement brandie : « Quel motif t’amène en ces lieux que ne hantent ni ne foulent jamais les hordes des humains et les tribus des genn ? » Et toi, pour toute réponse, tu lui présenteras hardiment ta poitrine à découvert pour qu’il te frappe ; et il te frappera de sa lance. Mais toi, tu n’en auras aucun mal ; et lui, il tombera à tes pieds et tu ne verras qu’un corps sans âme ! Mais si tu recules, il te tuera !

« Tu arriveras alors à une troisième porte, d’où sortira à ta rencontre un archer qui tendra contre toi son arc armé de la flèche ; mais toi, présente-lui hardiment ta poitrine comme point de mire, et il tombera à tes pieds corps sans âme ! Or, si tu hésites, il te tuera !

« Tu pénétreras plus loin et tu arriveras à une quatrième porte d’où s’élancera sur toi un lion à la face effroyable qui, la gueule large ouverte, voudra te manger. Toi, n’aie point peur de lui et ne le fuis pas ; mais tends-lui ta main ; et à peine l’aura-t-il eue entre ses lèvres, qu’il tombera à tes pieds, sans te faire de mal.

« Dirige-toi alors vers la cinquième porte d’où tu verras sortir un nègre noir qui te demandera : « Qui es-tu ? » Tu diras : « Je suis Jouder ! » Et il te répondra : « Si tu es vraiment cet homme, essaie alors d’ouvrir la sixième porte ! »

« Aussitôt, toi, tu iras droit à la sixième porte et tu crieras : « Ô Jésus, ordonne à Moïse d’ouvrir la porte ! » Et la porte devant toi s’ouvrira et tu verras t’apparaître deux énormes dragons, l’un à droite et l’autre à gauche, qui, la gueule ouverte, bondiront sur toi. N’en aie point peur ! Et tends-leur à chacun une de tes mains, qu’ils essaieront de mordre, mais en vain : car déjà ils auront roulé impuissants à tes pieds. Et surtout ne fait point mine de les redouter : sinon ta mort est certaine.

« Tu arriveras enfin à la septième porte et tu y frapperas. Et la personne qui t’ouvrira et t’apparaîtra sur le seuil sera ta mère ! Et elle te dira : « Sois le bienvenu mon fils ! Approche-toi de moi pour que je te souhaite la paix ! » Mais tu lui répondras : « Reste là où tu es ! Et déshabille-toi ! » Elle te dira : « Ô mon enfant, je suis ta mère ! Et tu me dois quelque reconnaissance et quelque respect en retour de l’allaitement et de l’éducation que je t’ai donnés ! Comment penses-tu me faire mettre nue ? » Tu lui répondras, en criant : « Si tu n’enlèves pas tes habits, je te tue ! » Et tu saisiras un glaive que tu trouveras suspendu à droite sur le mur, et tu lui diras : « Allons ! commence ! » Et elle, elle essaiera de t’émouvoir et cherchera à te tromper en s’apitoyant sur elle-même. Mais toi, prends garde de te laisser toucher par ses manières, et chaque fois qu’elle enlèvera une pièce de ses vêtements, tu lui crieras : « Enlève le reste ! » ; et tu continueras à la menacer de la mort jusqu’à ce qu’elle soit tout à fait nue ! Mais alors tu la verras s’évanouir et disparaître !

« Et de cette façon, ô Jouder, tu auras rompu tous les charmes et dissous les enchantements, tout en ayant assuré ta vie. Et il ne te restera plus qu’à recueillir le fruit de tes labeurs.

« Dans ce but, tu n’auras qu’à franchir cette septième porte, et tu trouveras à l’intérieur l’or amassé en monceaux. Mais n’y prête aucune attention, et dirige-toi droit à un petit pavillon, au centre du trésor, sur lequel sera tendu un rideau. Soulève alors ce rideau, et tu verras, couché sur un trône d’or, le grand magicien Schamardal, celui-là même à qui appartient ce trésor ! Et près de sa tête tu verras étinceler quelque chose d’arrondi comme la lune : c’est la sphère céleste. Tu le verras ceint du glaive en question, avec le sceau au doigt et, suspendue à son cou par une chaîne d’or, la fiole de kohl ! Toi alors n’hésite pas ! Empare-toi de ces quatre objets précieux, et hâte-toi de sortir du trésor pour venir me les remettre !

« Mais, ô Jouder, prends bien garde d’oublier quoi que ce soit de ce que je viens de t’enseigner, ou d’agir autrement que selon mes recommandations. Sinon tu t’en repentiras, et il y aura beaucoup à craindre pour toi ! »

Et lorsqu’il eut ainsi parlé, le Moghrabin réitéra ses recommandations à Jouder une première, deuxième, troisième et quatrième fois, pour les lui bien faire entrer dans l’esprit, et cela jusqu’à ce que Jouder de lui-même eût dit : « J’ai bien retenu à présent ! Mais quel est l’être humain qui…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTE-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

« … J’ai bien retenu à présent ! Mais quel est l’être humain qui pourra affronter ces redoutables talismans dont tu parles, et supporter ces terribles dangers ? » Le Moghrabin répondit : « Ô Jouder, n’aie donc aucune crainte à ce sujet ! Les divers personnages que tu verras aux portes ne sont que de vains fantômes sans âme ! Tu peux donc vraiment être bien tranquille ! » Et Jouder prononça : « Je mets ma confiance en Allah ! »

Aussitôt le Moghrabin commença ses fumigations magiques. Il jeta de nouveau de l’encens sur la braise de la cassolette, et se mit à réciter les formules conjuratoires. Et voici que l’eau du fleuve diminua peu à peu et s’écoula, et le lit du fleuve apparut à sec avec la grande porte du trésor.

À cette vue Jouder, sans plus hésiter, s’engagea dans le lit du fleuve et se dirigea vers la porte d’or qu’il frappa légèrement une première, deuxième et troisième fois. Et de l’intérieur une voix se fit entendre qui disait : « Quel est celui qui frappe à la porte des Trésors, sans savoir rompre les enchantements ! » Il répondit : « Je suis Jouder ben-Omar ! » Et aussitôt la porte s’ouvrit et sur le seuil apparut un personnage qui, le glaive nu à la main, lui cria : « Tends le cou ! » Et Jouder tendit son cou ; et l’autre abaissa son glaive, mais pour tomber au même moment. Et il en fut de même pour les autres portes jusqu’à la septième, exactement comme le lui avait prédit et recommandé le Moghrabin. Et chaque fois Jouder rompit tous les enchantements, avec un grand courage, jusqu’à ce que sa mère lui fût apparue, sortant de la septième porte. Elle le regarda et lui dit : « Tous les salams sur toi, ô mon enfant ! » Mais Jouder lui cria : « Et qui es-tu, toi ? » Elle répondit : « Je suis ta mère, ô mon fils ! Je suis celle qui t’a porté neuf mois dans son sein, qui t’a allaité et t’a donné l’éducation que tu as, ô mon enfant ! » Il lui cria : « Ôte tes vêtements ! » Elle répondit : « Tu es mon fils, et comment me demandes-tu d’être nue ? » Il dit : « Ôte ! ou sinon je jetterai ta tête avec ce glaive ! » Et il tendit la main vers la muraille, saisit le glaive qui y était suspendu, et le brandit en criant : « Si tu ne te déshabilles, je te tue ! » Alors elle se décida à ôter quelque peu de ses vêtements ; mais il lui dit : « Enlève le reste ! » Et elle ôta encore quelque chose. Il lui dit : « Encore ! » et il continua à la harceler jusqu’à ce qu’elle eût ôté tous ses vêtements, et qu’elle n’eût plus sur elle que le caleçon, et que, honteuse, elle lui eût dit : « Ah ! mon fils, tu m’as frustrée de tout le temps que j’ai employé à t’élever ! Quelle déception ! As-tu donc un cœur de pierre ! Et veux-tu me mettre dans une position honteuse en m’obligeant à montrer ma plus intime nudité ! Ô mon enfant, n’est-ce point une chose illicite et un sacrilège ? » Il dit : « Tu dis vrai ! Tu peux en effet garder sur toi le caleçon ! » Mais à peine Jouder eut-il prononcé ces mots, que la vieille s’écria : « Il a consenti ! Frappez-le ! » Et aussitôt de tous les côtés des coups lui tombèrent sur les épaules, drus et nombreux comme les gouttes de pluie, assénés par tous les gardiens invisibles du trésor. Et vraiment ce fut pour Jouder une raclée sans précédents, et telle qu’il ne devait l’oublier de sa vie ! Puis les éfrits invisibles en un clin d’œil le chassèrent, à force de coups, hors des salles du trésor et hors de la dernière porte qu’ils refermèrent comme avant !

Or, le Moghrabin le vit, alors qu’il venait d’être jeté hors de la porte, et se hâta de courir le ramasser, car déjà les eaux, revenues à grand fracas, envahissaient le lit du fleuve et reprenaient leur cours interrompu. Et il le transporta évanoui sur le rivage, et se mit à réciter sur lui des versets du Korân jusqu’à ce qu’il eût repris ses sens. Alors il lui dit : « Qu’as-tu fait, ô pauvre ? Hélas ! » Il répondit : « J’avais déjà surmonté tous les obstacles et rompu tous les charmes ! Et il a fallu justement que ce fût le caleçon de ma mère qui m’occasionnât la perte de tout ce que j’avais gagné, et fût pour moi la cause de cette raclée dont je porte les traces ! » Et il lui raconta tout ce qui lui était arrivé dans le trésor.

Alors le Moghrabin lui dit : « Ne t’avais-je pas recommandé de ne point me désobéir ? Tu vois ! Tu m’as fait du tort à moi et tu t’en es fait à toi-même, et tout cela parce que tu n’as pas voulu l’obliger à ôter son caleçon ! C’est fini pour cette année-ci ! Et nous devons attendre jusqu’à l’année prochaine pour répéter notre tentative ! D’ici là tu vas habiter chez moi ! » Et il héla les deux nègres qui apparurent aussitôt et plièrent la tente et ramassèrent ce qui était à ramasser, et disparurent uni moment pour revenir avec les deux mules sur lesquelles montèrent Jouder et le Moghrabin, pour rentrer immédiatement dans la ville de Fas.

Jouder habita donc chez le Moghrabin une année entière, en revêtant chaque jour une robe nouvelle, de grande valeur, et en mangeant bien et en buvant bien de tout ce qui sortait du sac, selon ses souhaits et ses désirs.

Or, le jour arriva, qui était fixé au commencement de la nouvelle année, pour la tentative ; et le Moghrabin vint trouver Jouder et lui dit : « Lève-toi ! Et allons-nous-en là où nous devons aller ! » Il répondit : « Certainement ! » Et ils sortirent de la ville, et virent les deux nègres qui leur présentèrent les deux mules qu’ils enfourchèrent aussitôt et ils poussèrent dans la direction du fleuve sur les bords duquel ils ne tardèrent pas à arriver. La tente fut dressée et tendue et servie comme la première fois. Et, après qu’ils eurent mangé, le Moghrabin prit le roseau creux, les tables de cornaline rouge, la cassolette remplie de braise et l’encens ; et, avant de commencer les fumigations magiques, il dit à Jouder : « Ô Jouder, j’ai une recommandation à te faire ! » Jouder s’écria : « Ô mon seigneur le pèlerin, vraiment ce n’est pas la peine ! Si j’avais oublié la raclée, j’aurais oublié aussi tes excellentes recommandations de l’année dernière…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTE-QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Si j’avais oublié la raclée, j’aurais oublié aussi tes excellentes recommandations de l’année dernière ! » Il lui demanda : « Alors vraiment tu t’en souviens ? » Il répondit : « Ah ! certes oui ! » Il dit : « Eh ! bien, Jouder, conserve ton âme ! Et surtout ne va pas encore t’imaginer que la vieille femme est ta mère, alors qu’elle n’est qu’un fantôme qui a pris l’image de ta mère pour t’induire en erreur ! Or, si la première fois tu es sorti de là avec tes os, cette fois-ci, si tu te trompes, tu es sûr de les laisser dans le trésor ! » Il répondit : « Je me suis trompé ! Mais si cette fois je me trompe encore, je mériterai d’être brûlé ! »

Alors le Moghrabin jeta l’encens sur la braise et formula ses conjurations. Et aussitôt le fleuve se dessécha, et permit à Jouder de s’avancer vers la porte d’or. Il frappa à cette porte qui s’ouvrit ; et il réussit à rompre les enchantements divers des portes jusqu’à ce qu’il fût arrivé devant sa mère qui lui dit : « Sois le bienvenu, ô mon enfant ! » Il répondit : « Et depuis quand et comment suis-je ton fils, ô maudite ? Ôte tes vêtements ! » Alors elle se mit, tout en cherchant à le tromper, à ôter lentement et pièce par pièce ses vêtements, jusqu’à ce qu’elle n’eût plus sur elle que le caleçon. Et Jouder lui cria : « Ôte-le, ô maudite. » Et elle ôta son caleçon, mais pour aussitôt s’évanouir, fantôme sans âme !

Jouder pénétra alors sans difficulté dans le trésor, et vit les monceaux d’or accumulés en rangs serrés ; mais, sans y prêter la moindre attention, il se dirigea vers le petit pavillon et, ayant soulevé le rideau, il vit le grand devin Al-Schamardal couché sur le trône d’or, ceint du glaive talismanique, le sceau au doigt, la fiole de kohl suspendue à son cou par la chaîne d’or, et, au-dessus de sa tête, la sphère céleste brillante et arrondie comme la lune.

Alors, sans hésiter, il s’avança et défit le glaive du ceinturon, retira le sceau talismanique, détacha la fiole de khôl, prit la sphère céleste, et recula pour sortir. Et aussitôt un concert d’instruments se fit entendre, invisible, autour de lui, et l’accompagna triomphalement jusqu’à la sortie, alors que de tous les points du trésor souterrain les voix des gardiens s’élevaient, qui le félicitaient en criant : « Grand bien te fasse, ô Jouder, de ce que tu as su gagner ! Compliments ! Compliments ! » Et la musique ne cessa de jouer et les voix ne cessèrent de le féliciter, que lorsqu’il fut hors du trésor souterrain.

En le voyant arriver chargé des talismans, le Moghrabin cessa ses fumigations et ses conjurations, et se leva et se mit à l’embrasser en le serrant contre sa poitrine et en lui faisant des salams cordiaux. Et lorsque Jouder lui eut remis les quatre talismans, il appela du fond de l’air les deux nègres qui arrivèrent, serrèrent la tente et amenèrent les deux mules que Jouder et le Moghrabin enfourchèrent pour rentrer dans la ville de Fas.

Lorsqu’ils furent arrivés au palais, ils s’assirent autour de la nappe tendue et servie d’innombrables plats tirés du sac, et le Moghrabin dit à Jouder : « Ô mon frère, ô Jouder, mange ! » Et Jouder mangea, et se rassasia. On remit alors les plats vides dans le sac, on enleva la nappe, et le Moghrabin Abd Al-Samad dit : « Ô Jouder, tu as quitté ta terre et ton pays à cause de moi ! Et tu as mené à bien mes affaires ! Et moi de la sorte je te suis redevable des droits que tu as acquis sur moi ! Tu n’as qu’à fixer toi-même l’estimation de tes droits ; car Allah (qu’il soit exalté !) sera généreux à ton égard par notre entremise ! Demande-moi donc tout ce que tu souhaites ; et fais-le sans honte, car tu es méritant ! » Jouder répondit : « Ô mon seigneur, je souhaite seulement d’Allah et de toi que tu me donnes le sac ! » Et le Moghrabin lui mit aussitôt le sac entre les mains en lui disant : « Tu l’as certes mérité ! Et si tu avais souhaité n’importe quoi d’autre, tu l’aurais eu ! Mais, ô pauvre, ce sac ne pourra t’être utile que pour manger ! » Il répondit : « Et que pourrais-je souhaiter de mieux ? » Il dit : « Tu as supporté bien des fatigues avec moi ; et je t’avais promis de te reconduire dans ton pays le cœur content et satisfait. Or, ce sac ne peut fournir qu’à ta nourriture ; mais il ne t’enrichira pas ! Et moi je veux, en plus, t’enrichir !

Prends donc ce sac pour en tirer tous les mets que tu souhaites ; mais je vais te donner, en outre, un sac rempli d’or et de joyaux de toutes sortes, pour que, une fois de retour dans ton pays, tu deviennes un grand marchand, et que tu puisses subvenir, et au delà, à tous tes besoins et à ceux de ta famille, sans jamais te préoccuper d’économiser ! » Puis il ajouta : « Pour ce qui est du sac de la nourriture, je vais t’apprendre comment t’en servir pour en tirer les mets de ton désir ! Tu n’as pour cela qu’à y plonger la main, en formulant : « Ô serviteur de ce sac, je te conjure par la vertu des Puissants Noms Magiques qui ont tout pouvoir sur toi, de m’apporter tel mets ! » Et à l’instant tu trouveras au fond du sac tous les mets que tu auras souhaités, fussent-ils chaque jour mille de couleurs différentes et de goût différent ! »

Ensuite le Moghrabin fit apparaître l’un des deux nègres, avec l’une des deux mules, prit un grand sac à deux poches, semblable au sac de la nourriture, et en remplit l’une des poches avec de l’or monnayé et en lingots, et l’autre poche avec des joyaux et des pierreries, le mit sur le dos de la mule, les couvrit avec le sac de la nourriture qui avait l’air d’être tout à fait vide, et dit à Jouder : « Monte sur la mule ! Le nègre marchera devant toi et te montrera la route à suivre, et te conduira de la sorte jusqu’à la porte même de ta maison, au Caire. Et lorsque tu y seras arrivé, prends les deux sacs et livre la mule au nègre qui me la ramènera ! Et ne mets personne au courant de notre secret ! Et maintenant je te fais mes adieux en Allah…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTE-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et maintenant je te fais mes adieux en Allah ! » Jouder répondit : « Qu’Allah augmente ta prospérité et tes bienfaits ! Je te remercie bien ! » Et il monta sur le dos de la mule, ayant les deux doubles sacs au dessous de lui, et il se mit en route, précédé du nègre.

Or, la mule se mit à suivre fidèlement le nègre conducteur, tout le long du jour et de la nuit ; et il ne lui fallut cette fois qu’un jour seulement pour effectuer le voyage du Maghreb au Caire ; car le lendemain matin, Jouder se vit devant les murs du Caire, et il entra dans sa ville natale par la Porte de la Victoire. Et il arriva à sa maison. Et il vit sa mère assise sur le seuil, la main tendue aux passants, qui demandait l’aumône en disant : « Quelque chose, pour Allah ! »

À cette vue, la raison de Jouder s’envola, et il descendit de la mule et s’élança, les bras ouverts, vers sa mère qui, en le voyant, se mit à pleurer. Et il l’entraîna dans la maison, après avoir pris les deux sacs et confié la mule au nègre afin qu’il la ramenât au Moghrabin : car la mule était une gennia et le nègre un genni !

Lorsque Jouder eut fait rentrer sa mère dans la maison, il la fit s’asseoir sur la natte, et, comme il était bien péniblement affecté de l’avoir vue mendier sur la route, il lui dit : « Ô ma mère, mes frères sont-ils bien portants ? » Elle répondit : « Ils sont bien portants ! » Il demanda : « Pourquoi mendiais-tu sur la route ? » Elle répondit : « Ô mon fils, à cause de ma faim ! » Il dit : « Comment cela ? Je t’avais donné avant de partir cent dinars le premier jour, cent dinars le second jour, et mille dinars le jour de mon départ ! » Elle répondit : « Ô mon enfant, tes frères ont imaginé une ruse contre moi et ont réussi à me prendre tout cet argent, pour ensuite me chasser de la maison. Et moi je fus obligée, pour ne point mourir de faim, de mendier par les rues ! » Il dit : « Ô ma mère, tu n’as plus rien à souffrir, puisque je suis revenu et que je suis là ! N’aie donc plus aucun souci ! Voici un sac plein d’or et de joyaux ! Et le bien est en abondance dans la demeure ! » Elle répondit : « Ô mon enfant, toi tu es vraiment né béni et fortuné ! Qu’Allah t’accorde ses bonnes grâces et augmente ses bienfaits sur toi ! Va, mon fils, va nous chercher à tous deux un peu de pain pour manger, car je me suis couchée hier sans avoir pris aucune nourriture, et je suis encore à jeun ce matin ! » Et Jouder, à ce mot de pain, sourit et dit : « La bienvenue sur toi, ô ma mère, et la largesse ! Tu n’as qu’à me demander les mets que tu souhaites, et je te les donnerai à l’instant, sans avoir besoin d’aller les acheter au souk ou de les cuire à la cuisine ! » Elle dit : « Ô mon enfant, je ne vois pourtant rien de tout cela avec toi ! Et tu n’as apporté pour tout bagage que ces deux sacs, dont l’un est vide ! » Il dit : « J’ai tout ce que tu veux, et de toutes les couleurs ! » Elle dit : « Ô Mon enfant, n’importe quoi fera l’affaire et calmera la faim ! » Il dit : « Tu dis vrai ! Dans la nécessité l’homme se contente de la moindre chose ! Mais lorsqu’il y a abondance de tout, on aime bien faire son choix et ne manger que les choses les plus délicates ! Or, j’ai avec moi une abondance de tout, et tu n’as qu’à faire ton choix ! » Elle dit : « Mon enfant, je désire alors une galette chaude et un morceau de fromage ! » Il répondit : « Ô ma mère, cela n’est point digne de ton rang ! » Elle dit : « Toi tu sais mieux que moi ce qui est convenable ! Tu n’as donc qu’à faire ce que tu juges convenable ! » Il dit : « Ô ma mère, moi je juge convenable et digne de ton rang un agneau rôti, et aussi les poulets rôtis et le riz assaisonné de piment ! Je juge également de ton rang les tripes farcies, les courges farcies, les moutons farcis, les côtes farcies, la kenafa préparée avec des amandes, du miel d’abeilles et du sucre, les bouchées soufflées farcies de pistaches et parfumées à l’ambre, et les losanges de baklaoua ! » En entendant ces paroles, la pauvre femme crut que son fils se moquait d’elle ou avait perdu la raison, et s’écria : « Youh ! Youh ! Que t’est-il arrivé, ô mon fils, ô Jouder ? Rêves-tu ou bien es-tu devenu fou ? » Il dit : « Et pourquoi donc ? » Elle répondit : « Mais parce que tu me cites là des espèces étonnantes et si chères et si difficiles à préparer qu’il serait bien malaisé de les avoir ! » Il dit : « Par ma vie ! il me faut absolument te faire manger de toutes les choses que je viens d’énumérer à l’instant ! » Elle répondit : « Mais je ne vois rien de cela nulle part ici ! » Il dit : « Apporte-moi le sac ! » Et elle lui apporta le sac, et le palpa et le trouva vide. Elle le lui donna pourtant ; et lui, aussitôt, il y plongea la main et en tira d’abord un plat d’or où s’étageaient, odorantes et moites et nageant dans leur sauce appétissante, les tripes farcies ; puis il plongea la main une seconde fois et une quantité d’autres fois, pour en tirer au fur et à mesure toutes les choses qu’il avait énumérées et d’autres même qu’il n’avait pas énumérées. Et sa mère lui dit : « Mon enfant, le sac est bien petit et tout à fait vide, et tu en as tiré tous ces mets et tous ces plats ! Où donc était tout cela ? » Il dit : «  ma mère, sache que ce sac m’a été donné par le Moghrabin ! Et ce sac est enchanté ! Il a comme serviteur un genni qui obéit aux ordres qui lui sont donnés d’après la formule telle ! » Et il lui dit la formule. Et sa mère lui demanda : « Alors si, moi, je plonge ma main dans ce sac en demandant un mets d’après la formule, je le trouverai ? » Il dit : « Certainement ! » Alors elle y plongea la main et dit : « Ô serviteur de ce sac, par la vertu des Noms Magiques qui ont tout pouvoir sur toi, je te conjure de m’apporter encore une seconde côte farcie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTE-DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … je te conjure de m’apporter encore une seconde côte farcie ! » Et aussitôt elle sentit le plat sous sa main et le tira du sac. Et c’était une côte farcie merveilleusement, et aromatisée de clous de girofle et d’autres épices fines ! Alors elle dit : « Je désire encore, tout de même, une galette chaude et du fromage ; car j’y suis habituée et rien ne peut m’en distraire ! » Et elle plongea la main, prononça la formule, et les retira ! Alors Jouder lui dit : « Ô ma mère, il faut, lorsque nous aurons fini de manger, remettre dans le sac les plats vides ; car le talisman comporte ce soin ! Et surtout n’en divulgue pas le secret ; et cache bien ce sac dans ton coffre, pour ne le sortir qu’au moment du besoin. Mais ne te gêne point pour cela ; sois généreuse envers tout le monde, envers les voisins et les pauvres ; et sers de tous les mets à mes frères, aussi bien en ma présence qu’en mon absence ! »

Or, Jouder avait à peine fini de parler que ses deux frères entrèrent, et virent le repas merveilleux !

En effet, ils venaient d’apprendre la nouvelle de l’arrivée de Jouder par un homme d’entre les fils du quartier, qui leur dit : « Votre frère vient d’arriver de voyage, monté sur une mule, précédé d’un nègre, et vêtu d’habits qui n’ont point leurs pareils ! » Et eux se dirent alors : « Plût à Allah que nous n’eussions jamais maltraité notre mère ! Car elle va sans doute lui raconter maintenant ce que lui avons fait éprouver ! Et alors, ô notre confusion vis-à-vis de lui ! » Mais l’un ajouta : « Notre mère est pitoyable ! En tout cas si tout de même elle racontait la chose, notre frère est encore plus pitoyable qu’elle et plus indulgent ! Et si nous alléguons un prétexte quelconque à notre conduite, il admettra notre prétexte et nous excusera ! » Et ils décidèrent alors d’aller le trouver.

Donc lorsqu’ils furent entrés et que Jouder les eut vus, il se leva aussitôt en leur honneur et leur fit les souhaits de paix avec les plus grandes marques d’égards, et leur dit : « Asseyez-vous et mangez avec nous ! » Et ils s’assirent et ils mangèrent. Et ils étaient bien affaiblis et amaigris par la faim et les privations !

Lorsqu’ils eurent fini de manger et se furent rassasiés, Jouder leur dit : « Ô mes frères, prenez ces restes du repas et distribuez-les aux pauvres et aux mendiants de notre quartier ! » Ils répondirent : « Ô notre frère, il vaut peut-être mieux les garder pour notre souper ! » Il leur dit : « À l’heure du souper, vous trouverez bien plus que tout cela ! » Alors ils ramassèrent les restes et sortirent les distribuer aux pauvres et aux mendiants qui passaient, en leur disant : « Prenez et mangez ! » Après quoi ils rapportèrent les plats vides à Jouder qui les remit à sa mère en lui disant : « Mets-les dans le sac ! »

Le soir, à l’heure du repas, Jouder prit le sac et en tira quarante espèces de plats que sa mère rangea l’un après l’autre sur la nappe ; puis il invita ses frères à entrer manger. Et lorsqu’ils eurent fini, il leur tira des pâtisseries pour qu’ils s’en dulcifiassent ; et ils s’en dulcifièrent. Alors il leur dit : « Prenez les restes de notre repas et distribuez-les aux pauvres et aux mendiants ! » Puis le lendemain il leur servit d’aussi splendides repas ; et il en fut de même pendant dix jours consécutifs.

Or, au bout de ce temps, Salem dit à Salim : « Comprends-tu, toi, comment fait notre frère pour nous servir de si splendides repas tous les jours, une fois le matin, une fois à midi, une fois le soir, et une fois des pâtisseries pendant la nuit ? Vraiment les sultans ne font point autrement ! D’où ont pu lui venir une telle fortune et tant d’opulence ? Et nous ne nous demandons point d’où il tire tous ces mets étonnants et ces pâtisseries, alors que nous ne le voyons acheter jamais rien, ni allumer de feu, ni s’occuper de la cuisine, ni posséder de cuisinier ! » Et Salim répondit : « Par Allah ! je n’en sais rien ! Mais connais-tu, toi, quelqu’un qui puisse nous renseigner sûr la vérité de cette affaire-là ? » Il dit : « Seule notre mère pourra nous renseigner à ce sujet ! » Et à l’instant ils imaginèrent une ruse et entrèrent chez leur mère, pendant l’absence de leur frère, et lui dirent : « Ô notre mère, nous avons bien faim ! » Elle répondit : « Réjouissez-vous, car vous allez tout de suite être satisfaits ! » Et elle entra dans la salle où se trouvait le sac, plongea la main dans le sac en demandant au serviteur quelques mets bien chauds, et les retira aussitôt pour les porter à ses fils qui lui dirent : « Ô notre mère, ces mets sont chauds, et nous ne te voyons jamais cuisiner ni souffler sur le feu ! » Elle répondit : « Je les tire du sac ! » Ils demandèrent : « Et qu’est-ce donc que ce sac ? » Elle répondit : « C’est un sac enchanté ! Et toutes les demandes qu’on lui fait sont exécutées par le genni serviteur du sac ! » Et elle leur expliqua la formule et leur dit : « Gardez-en le secret ! » Ils répondirent : « Sois tranquille. Le secret sera gardé ! » Et, après avoir éprouvé eux-mêmes les vertus du sac et réussi à en tirer plusieurs mets, ils se tinrent tranquilles ce soir-là.

Mais le lendemain Salem dit à Salim : « Ô mon frère, jusqu’à quand allons-nous continuer à demeurer chez Jouder dans cette situation de domestiques, en mangeant de ses aumônes ? Ne penses-tu pas qu’il vaut mieux que nous imaginions une ruse pour prendre ce sac et l’avoir à nous tout seuls ! » Salim répondit : « Quelle ruse pourrions-nous combiner ? » Il dit : « Vendre tout simplement notre frère Jouder au chef-capitaine de la mer de Suez ! » Il demanda : « Et comment ferons-nous pour le vendre ? » Salem répondit : « Nous irons, toi et moi, trouver ce chef-capitaine, qui est en ce moment au Caire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTE-DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Nous irons, toi et moi, trouver ce chef-capitaine, qui est en ce moment au Caire, et nous l’inviterons, lui et deux de ses matelots, à venir prendre un repas avec nous ! Et tu verras ! Tu n’auras seulement qu’à confirmer les paroles que je dirai à Jouder, et tu verras ce que j’aurai fait avant la fin de cette nuit ! »

Lorsqu’ils furent tombés bien d’accord sur cette vente projetée de leur frère, ils allèrent trouver le chef-capitaine de Suez et lui dirent, après les salams : « Ô capitaine, nous venons te voir pour une chose qui te réjouira certainement ! » Il répondit : « Bon ! » Ils dirent : « Nous sommes deux frères ; mais nous avons un troisième frère, un garnement bon à rien. Lorsque notre père mourut, il nous laissa un héritage que nous nous partageâmes entre nous trois ; et notre frère prit sa part et se hâta de la dépenser dans le libertinage et la corruption ! Et lorsqu’il fut réduit à la misère, il se mit à nous traiter avec une injustice extraordinaire, et finit par nous citer devant les juges, gens iniques et oppresseurs, en nous accusant de l’avoir frustré de sa part d’héritage ! Et les juges iniques et corrompus ne tardèrent pas à nous faire perdre en frais de procès tout l’héritage de notre père ! Mais il ne se contenta point de ce premier méfait ! Il nous cita une seconde fois devant les oppresseurs, et réussit de la sorte à nous réduire à la dernière misère ! Et maintenant nous ne savons point ce qu’il complote encore contre nous ! Nous venons donc te trouver pour te demander de nous délivrer de sa présence en l’achetant de nous pour t’en servir comme rameur sur l’un de tes navires ! »

Le chef-capitaine répondit : « Pourriez-vous trouver un stratagème quelconque pour me l’amener jusqu’ici ? Et moi, dans ce cas, je me charge de le faire transporter jusqu’à la mer, sans retard ! » Ils répondirent : « Ce nous sera bien difficile de l’amener jusqu’ici ! Mais toi accepte d’être notre invité ce soir ; et amène chez nous avec toi deux de tes hommes, sans plus. Et lorsqu’il se sera endormi, à nous cinq ensemble nous nous saisirons de lui, nous lui mettrons un bâillon dans la bouche, et nous te le livrerons ! Et toi, à la faveur de la nuit, tu le transporteras hors de la maison et tu en feras ce que tu voudras ! » Il leur répondit : « De toute ouïe et obéissance ! Voulez-vous me le céder pour quarante dinars ? » Ils répondirent : « C’est vraiment trop peu ! mais pour toi nous le voulons bien. À la tombée de la nuit tu viendras donc à telle rue, près de telle mosquée, où tu trouveras l’un de nous dans ton attente ! Et n’oublie point d’amener avec toi deux de tes hommes ! » Et ils s’en allèrent trouver leur frère Jouder, s’entretinrent avec lui de choses et d’autres, et, au bout d’un certain temps, Salem lui baisa la main avec l’air d’un demandeur. Et Jouder lui dit : « Que souhaites-tu, ô mon frère ! » Il répondit : « Sache, ô mon frère, ô Jouder, que j’ai un ami qui m’a invité bien des fois à sa maison, pendant ton absence, et m’a toujours traité avec beaucoup d’égards, et m’a rendu ainsi son obligé. Je suis donc allé lui rendre visite aujourd’hui pour le remercier, et il m’a invité à rester dîner avec lui ; mais je lui dis : « Moi, je ne puis vraiment laisser mon frère Jouder tout seul à la maison ! » Il me dit : « Amène-le ici avec toi ! » Je répondis : « Je ne crois pas qu’il accepte ! Mais toi tu pourrais bien accepter notre invitation ce soir, avec tes frères ! » Or justement ses frères étaient présents, et je les invitai aussi, croyant à part moi qu’ils n’accepteraient pas l’invitation et que je m’en tirerais de la sorte poliment ; mais malheureusement ils ne firent aucune difficulté, et leur frère, voyant qu’ils acceptaient, accepta également et me dit : « Tu m’attendras à l’entrée de ta ruelle, près de la porte de la mosquée, et je viendrai te trouver là, avec mes frères ! » Or moi maintenant, ô mon frère Jouder, je crois bien qu’ils doivent être déjà là, et tu me vois bien honteux vis-à-vis de toi à cause de cette liberté que j’ai prise ! Et si tu voulais vraiment me rendre ton obligé à jamais, accepte-les pour hôtes ce soir ! Tes bienfaits nous ont déjà comblés, et l’abondance est dans ta demeure, ô mon frère ! Mais si, pour une raison ou pour une autre, tu ne veux point d’eux pour hôtes dans la maison, permets-moi de les inviter dans la maison de nos voisins où je les servirai moi-même ! » Jouder répondit : « Et pourquoi donc les inviter dans la maison de nos voisins, ô Salem ! Notre maison serait-elle si étroite et si inhospitalière ? Ou bien n’aurions-nous pas de quoi leur donner à souper ? Vraiment n’as-tu point honte de me consulter à ce sujet ? Tu n’as qu’à les faire entrer, et à leur servir en abondance les mets et les douceurs, sans parcimonie, de façon à ce qu’il y en ait de reste ! Et désormais si tu invitais de tes amis, pendant mon absence, tu n’aurais qu’à demander à notre mère tous les mets nécessaires et le superflu ! Va donc chercher tes amis de ce soir ! Les bénédictions sont descendues sur nous à travers de tels hôtes, ô mon frère ! »

À ces paroles, Salem baisa la main de Jouder, et alla à la porte de la petite mosquée trouver les gens en question qu’il se hâta d’amener à la maison. Et Jouder se leva en leur honneur et leur dit : « La bienvenue sur vous ! » Puis il les fit s’asseoir à côté de lui, et se mit à les entretenir amicalement, sans se douter de ce qui était caché pour lui dans le destin dont ils étaient l’instrument ! Et il pria sa mère de leur tendre la nappe et de leur servir un repas de quarante plats de couleur différente, en lui disant : « Porte-nous telle couleur, et telle couleur, et encore telle couleur ! » Et ils mangèrent et se rassasièrent, en croyant que ce splendide repas était dû à la générosité de ses frères Salem et Salim. Puis, lorsque le tiers de la nuit se fut écoulé, on servit les douceurs et les pâtisseries ; et l’on mangea jusqu’à minuit. Alors, à un signe de Salem, les matelots se précipitèrent sur Jouder et, tous à la fois, le maîtrisèrent, le bâillonnèrent, lui attachèrent solidement les bras, lui garrottèrent les pieds et le transportèrent hors de la maison, à la faveur des ténèbres, pour aussitôt se mettre en route pour Suez où, dès leur arrivée, ils le jetèrent au fond de l’un de leurs navires, avec les fers aux pieds, au milieu des autres esclaves et des forçats, et le condamnèrent à servir sur le banc des rameurs, une année entière. Et voilà pour Jouder…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTE-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et voilà pour Jouder !

Quant à ses frères, lorsqu’ils se réveillèrent le matin, ils entrèrent chez leur mère, qui n’avait rien su de la chose, et lui dirent : « Ô notre mère, Jouder n’est pas encore réveillé ! » Elle dit : « Allez le réveiller ! » Ils répondirent : « Où est-il couché ? » Elle dit : « Dans la chambre des invités ! » Ils reprirent : « Il n’y a personne dans cette chambre ! Peut-être est-il parti la nuit avec ces marins ! Car, ô notre mère, notre frère Jouder a déjà goûté aux voyages lointains ! Et d’ailleurs nous l’avons entendu parler avec ces étrangers qui lui disaient : « Nous t’emmènerons et tu ouvriras des trésors cachés que nous connaissons ! » Elle dit : « Il est probable alors qu’il sera parti avec eux, sans nous avertir ! Nous pouvons être tranquilles à son sujet ; car Allah saura le diriger dans la bonne voie ; et comme il est né fortuné et favorisé du destin, il nous reviendra bientôt avec d’immenses richesses ! » Puis, comme tout de même l’absence est chose dure pour une mère, elle se mit à pleurer. Alors ils lui crièrent : « Ô maudite scélérate, tu aimes donc Jouder d’un tel amour, alors que si nous, tes fils, nous venions à nous absenter ou à être de retour, tu ne t’affligerais ni te réjouirais ! Ne sommes-nous donc point tes fils comme Jouder est ton fils ? » Elle répondit : « Vous êtes aussi mes fils, mais vous êtes deux misérables, deux méchants ! Depuis le jour de la mort de votre père vous ne m’avez fait aucun bien, et je n’ai pas eu un jour heureux avec vous ni un soin quelconque de votre côté ! Quant à Jouder, j’ai eu de lui beaucoup de bonté ; et il a toujours eu à cœur de me faire plaisir et de me montrer du respect et de me traiter avec générosité. Certes celui-là mérite bien que je pleure sur lui, car ses bienfaits sont sur moi et sur vous deux également ! » En entendant ce langage de leur pauvre mère, les deux misérables se mirent à l’injurier et à la frapper ; puis ils entrèrent dans l’autre chambre et cherchèrent partout le sac enchanté et le sac aux choses précieuses ; et ils finirent par mettre la main dessus et les prirent, en enlevant du second tout l’or qui se trouvait dans l’une des poches et tous les joyaux de pierreries qui se trouvaient dans la seconde poche ; et ils dirent : « Cela est le bien de notre père ! » Mais elle s’écria : « Non, par Allah ! c’est le bien de votre frère Jouder ! Et il l’a apporté du pays des Moghrabins ! » Ils lui crièrent : « Tu mens ! c’est le bien de notre père ! Et nous avons le droit d’en user déjà notre guise ! » Et aussitôt ils se disposèrent à en faire le partage entre eux deux. Mais ils ne purent tomber d’accord sur la possession du sac enchanté ; car Salem disait : « Moi je le prends ! » et Salim disait : « Moi je le prends ! » et la discussion s’établit entre eux et la querelle ! Alors leur mère dit : « Ô mes enfants, vous avez partagé entre vous deux le sac de l’or et des joyaux ; mais ce sac-ci ne peut guère être partagé ni divisé, sinon son charme serait rompu et il perdrait ses vertus. Mais laissez-le moi plutôt ; et moi, tous les jours, j’en tirerai les mets que vous désirerez et autant de fois que vous le désirerez. Et pour ce qui me regarde, je me promets de me contenter du morceau de pain ou de la bouchée que vous me laisserez. Et si vous vouliez bien me donner, en outre, ce qui me serait nécessaire comme vêtements, ce serait par pure générosité de votre part, et non point par obligation. De la sorte chacun de vous pourra, sans nul empêchement, faire le commerce qui lui plaît ! Je n’oublie point que vous êtes mes deux enfants, et que je suis votre mère. Restons unis et d’accord, pour que, au retour de votre frère, vous n’ayez rien à vous reprocher ni n’ayez honte devant lui de vos actions ! » Mais ils ne voulurent point accepter ses conseils, et passèrent leur nuit à discuter entre eux à haute voix et à se quereller si fort qu’un archer du roi, qui était invité dans la maison voisine, entendit tout ce qu’ils disaient et comprit point par point tout le motif du litige. Aussi dès le lendemain il se hâta d’aller au palais demander une audience au roi d’Égypte, qui s’appelait Schams Al-Daoula, et lui raconta tout ce qu’il avait entendu. Et le roi envoya aussitôt chercher les deux frères de Jouder et leur fit subir la torture jusqu’à ce qu’ils eussent fait des aveux complets. Alors le roi leur prit les deux sacs, et les jeta eux-mêmes dans le cachot. Après quoi il fit à la mère de Jouder une pension qui suffisait à ses besoins quotidiens. Et voilà pour tous ceux-là !

Quant à Jouder ! Comme il était depuis déjà une année esclave à bord du navire appartenant au chef-capitaine de Suez, une tempête s’éleva un jour contre le navire, et le désempara et le jeta contre une côte escarpée, si bien qu’il se fracassa et que tous les gens se noyèrent, excepté Jouder qui put à la nage gagner le rivage. Et il put pénétrer à l’intérieur du pays ; et il arriva de la sorte au milieu d’un campement de Bédouins nomades qui l’interrogèrent sur son état, et lui demandèrent s’il était marin. Et il leur raconta qu’en effet il était marin à bord d’un navire qui avait fait naufrage ; et il leur donna des détails sur son histoire.

Or il y avait, de passage dans le campement, un homme marchand, natif de Jedda, qui fut ému de compassion sur le sort de Jouder, et lui dit : « Veux-tu entrer à mon service, ô Égyptien ? Et moi, en retour, je te fournirai des vêtements et je t’emmènerai avec moi à Jedda ! » Et Jouder accepta d’entrer à son service et partit avec lui et arriva à Jedda, où le marchand le traita généreusement et le combla de bienfaits. Puis, quelque temps après, le marchand alla en pèlerinage à la Mecque et l’emmena également avec lui.

Lorsqu’ils furent arrivés à la Mecque…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGTIÈME NUIT

Elle dit :

… Lorsqu’ils furent arrivés à la Mecque, Jouder se hâta d’aller se mêler à la procession autour de l’enceinte sacrée de la Kaâba, pour accomplir les sept tours rituels, et juste voici qu’il rencontre au milieu des pèlerins de la procession, son ami le cheikh Abd Al-Samad le Moghrabin, qui faisait également ses sept tours. Et le Moghrabin le vit, de son côté, et lui jeta un salam fraternel et lui demanda de ses nouvelles. Alors Jouder pleura. Puis il raconta ce qui lui était arrivé. Et le Moghrabin le prit par la main et le conduisit à la maison où il était descendu, le traita généreusement, l’habilla d’une robe splendide et sans pareille, et lui dit : « Le malheur s’est tout à fait éloigné de toi, ô Jouder ! » Puis il lui tira son horoscope, vit par là tout ce qui était arrivé à ses frères, et lui dit : « Sache, ô Jouder, qu’il est arrivé telle et telle chose à tes frères, et qu’ils sont à l’heure actuelle emprisonnés dans le cachot du roi d’Égypte. Mais tu es le bienvenu dans ma maison où tu vas rester jusqu’à l’accomplissement des rites prescrits ! Et tu verras désormais que tout ira bien ! » Jouder répondit : « Permets-moi, ô mon maître, d’aller trouver le marchand avec lequel je suis venu, pour lui demander son bon plaisir et prendre congé de lui ! Et je reviendrai tout de suite auprès de toi ! » Il lui demanda : « Es-tu son débiteur en argent ? » Il répondit : « Non ! » Il dit : « Va donc lui demander son bon plaisir et prendre congé de lui, sans tarder ; car, en vérité, le pain que l’on a mangé a des titres réels chez les honnêtes gens ! » Et Jouder alla trouver son maître, le marchand de Jedda, lui demanda son bon plaisir et lui dit : « Je viens de retrouver mon ami qui m’est plus cher qu’un frère ! » Il répondit : « Va le chercher et nous donnerons un festin en son honneur ! » Jouder dit : « Par Allah ! il n’a que faire des festins ! Il est un d’entre les fils de l’opulence, et il a beaucoup de serviteurs ! » Alors le marchand lui donna vingt dinars en lui disant : « Prends-les et libère ma conscience et ma responsabilité ! » Jouder répondit : « Qu’Allah t’acquitte de tout ce que tu me dois ! » Et il prit congé de lui et sortit pour aller retrouver son ami le Moghrabin. Mais il rencontra sur son chemin un pauvre homme et lui donna en aumône les vingt dinars ; puis il arriva chez le Moghrabin, et demeura avec lui jusqu’à accomplissement de tous les rites et obligations du pèlerinage.

Alors le Moghrabin vint le trouver et, tirant de son doigt le sceau que Jouder avait autrefois rapporté du trésor de Schamardal, le lui donna en disant ; « Prends ce sceau, ô Jouder, qui réalisera tous tes souhaits. Sache, en effet, que ce sceau a comme serviteur un genni, nommé Tonnerre-Tonitruant, qui sera à tes ordres pour tout ce que lui demanderas. Tu n’as pour cela qu’à frotter le chaton du sceau, et aussitôt t’apparaîtra Tonnerre-Tonitruant qui se chargera d’exécuter toutes tes volontés et de rapporter, si tu lui en fais la demande, tout ce que tu désireras des biens de l’univers ! » Et, pour lui en montrer le maniement, il le frotta devant lui avec le pouce. Aussitôt l’éfrit Tonnerre-Tonitruant apparut et, s’inclinant devant le Moghrabin, dit : « Me voici, ya sidi ! Ordonne et tu seras obéi ! Demande et tu recevras ! Veux-tu reconstruire une ville en ruines ou bien détruire une ville florissante ? Veux-tu tuer et assassiner ? Veux-tu arracher l’âme d’un roi ou seulement mettre en pièces ses armées ? Parle ! » Le Moghrabin répondit : « Ô Tonnerre, voici désormais ton maître ! Je te le recommande beaucoup ! Sers-le bien ! » Puis il le congédia, et, se tournant vers Jouder, lui dit : « N’oublie pas, ô Jouder, qu’au moyen de ce sceau tu vas pouvoir te défaire et te venger de tous tes ennemis ! » Et ne sois pas ignorant du degré de sa puissance ! » Jouder dit : « Dans ce cas, ô mon maître, je désirerais bien retourner à mon pays et à ma demeure ! » Il répondit : « Frotte le sceau, et lorsque l’éfrit Tonnerre t’apparaîtra et te dira : « Me voici ! Demande et tu obtiendras ! » toi, tu lui répondras : « Je veux monter sur ton dos ! Porte-moi aujourd’hui même dans mon pays ! » Et il t’obéira ! »

Alors Jouder fit ses adieux à Abd Al-Samad le Moghrabin et frotta le sceau. Et à l’instant apparut Tonnerre-Tonitruant qui lui dit : « Me voici ! Demande et tu obtiendras ! » Et Jouder répondit : « Conduis-moi au Caire aujourd’hui même ! » Il dit : « C’est facile ! » et, se courbant en deux, il le prit sur son dos et s’envola avec lui ! Et le voyage dura depuis midi jusqu’à minuit ; et l’éfrit déposa Jouder dans la maison même de sa mère, au Caire, et disparut.

Lorsque la mère de Jouder le vit entrer, elle se leva et pleura en lui souhaitant la paix. Puis elle lui raconta ce qui était arrivé à ses frères, et comment le roi leur avait fait donner la bastonnade et leur avait enlevé le sac enchanté et le sac de l’or et des joyaux ! Et Jouder, en entendant cela, ne put être indifférent au sort, de ses frères, et dit à sa mère : « Ne t’afflige pas pour cela ! Moi, à l’instant, je te montrerai ce que je puis faire, et je t’amènerai mes frères ! » En même temps il frotta le chaton ; et aussitôt apparut le serviteur qui dit : « Me voici ! Demande et tu obtiendras ! » Jouder dit : « Je t’ordonne d’aller enlever mes frères du cachot du roi pour me les amener ici ! » Et le genni disparut pour exécuter l’ordre.

Or, Salem et Salim gisaient dans leur cachot en proie à de grandes souffrances et aux plus profondes angoisses et peines, à cause des tortures et des privations éprouvées, tant qu’ils souhaitaient la mort comme une délivrance et un terme à leurs maux. Et précisément ils s’entretenaient ensemble avec une grande amertume sur ce sujet, en appelant la mort, quand ils virent soudain le sol s’entr’ouvrir sous leurs pieds et leur apparaître Tonnerre-Tonitruant qui, sans leur laisser le temps de se reconnaître, les enleva tous deux et disparut avec eux dans les profondeurs de la terre, tandis qu’ils s’évanouissaient de terreur dans ses bras pour ne reprendre leurs sens que dans la maison de leur mère et se voir étendus sur les tapis entre leur frère Jouder et leur mère attentifs à les soigner. Et Jouder, en les voyant ouvrir les yeux, leur dit : « Que tous les salams soient sur vous, ô mes frères ! Ne me reconnaissez-vous plus et m’avez-vous oublié…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGT-UNIÈME NUIT

Elle dit :

« … Que tous les salams soient sur vous, ô mes frères ! Ne me reconnaissez-vous plus et m’avez-vous oublié ? » Ils baissèrent la tête et se mirent à pleurer en silence. Alors il leur dit : « Ne pleurez pas ! Car c’est Satan et la convoitise qui vous ont contraints à agir comme vous avez agi ! Comment seulement avez-vous pu vous décider à me vendre ? Mais ne pleurez plus ! Ce m’est, en effet, une consolation de penser que je ressemble en cela à Joseph, fils de Jacob, vendu par ses frères ! D’ailleurs les frères de Joseph avaient encore bien plus mal agi à son égard que vous au mien ; car ils l’avaient, en outre, jeté au fond d’une citerne ! Demandez simplement pardon à Allah, en vous repentant, et Il vous pardonnera — car Il est le Clément-sans-bornes et le Grand-Pardonnateur, — comme moi je vous pardonne ! Que la bienvenue soit donc sur vous ! Et soyez désormais sans nulle crainte et sans contrainte ! » Et il continua à les consoler et à les réconforter jusqu’à ce qu’il eût calmé leurs cœurs ; puis il se mit à leur raconter toutes les épreuves et les souffrances qu’il avait endurées jusqu’à ce qu’il eût rencontré à la Mecque le cheikh Abd Al-Samad. Et il leur fit voir également le sceau magique.

Alors ils lui répondirent : « Ô notre frère, pardonne-nous cette fois ! Si nous retournons à nos anciennes manières d’agir, tu feras de nous ce que bon te semblera ! » Il répondit : « N’ayez donc plus aucun regret ni souci ! Et hâtez-vous de me raconter ce que vous a fait le roi ! » Ils dirent : « Il nous a fait donner la bastonnade, et nous a menacés de pis ; puis il a fini par nous enlever les deux sacs ! » Il dit : « Il va voir alors ! » et il frotta le chaton du sceau ; et aussitôt apparut l’éfrit Tonnerre-Tonitruant.

À sa vue, les deux frères furent épouvantés et crurent, dans leur cœur, que Jouder ne l’avait mandé que pour les faire mettre à mort. Et ils se précipitèrent chez leur mère en lui criant ; « Ô notre mère, nous nous mettons sous ta généreuse protection ! Ô notre mère, intercède pour nous ! » Elle leur répondit : « Ô mes enfants, n’ayez pas peur ! »

Pendant ce temps, Jouder avait dit à Tonnerre : « Je t’ordonne de m’apporter tout ce qui se trouve en fait de joyaux et de choses précieuses dans les armoires du roi, sans y rien laisser, et de m’apporter en même temps le sac enchanté et le sac des choses précieuses qui ont été tous deux soustraits à mes frères ! » Et le genni du sceau répondit : « J’écoute et j’obéis ! » et à l’instant alla exécuter l’ordre et revint déposer entre les mains de Jouder les deux sacs, intacts comme ils étaient, et les trésors du roi, en disant : « Ya sidi, je n’ai rien laissé dans les armoires ! » Alors Jouder remit à sa mère le sac des choses précieuses et les trésors du roi, en lui recommandant de les bien garder, et plaça devant lui le sac enchanté. Puis il dit au genni du sceau : « Je t’ordonne de me construire cette nuit même un palais haut et splendide, de l’ornementer avec l’eau d’or, et de le tapisser et de le meubler somptueusement. Et je veux que tout soit terminé au lever du jour ! » Et le genni du sceau, Tonnerre-Tonitruant, répondit : « Ta volonté sera faite ! » et disparut dans le sein de la terre, tandis que Jouder tirait du sac enchanté des mets délicieux qu’il mangea avec sa mère et ses frères, à la limite du contentement, pour s’endormir ensuite jusqu’au matin.

Quant au genni du sceau, il alla aussitôt rassembler ses compagnons, les éfrits souterrains, en choisissant les plus habiles parmi eux dans l’art des bâtisses ; et tous commencèrent le travail. Ils se mirent les uns à tailler les pierres, les autres à les édifier, d’autres à badigeonner, d’autres à sculpter et à graver, et d’autres enfin à tapisser et à meubler les salles, si bien qu’avant le lever du jour le palais était entièrement terminé et décoré ! Alors le genni du sceau se présenta devant Jouder, dès qu’il fut réveillé, et lui dit : « Ya sidi, le palais est achevé et sa décoration est terminée ! Si tu veux venir le regarder et l’examiner ? » Alors Jouder se leva et emmena sa mère et ses frères ; et tous ensemble examinèrent le palais et trouvèrent qu’il n’avait pas son égal, tant il confondait la raison par la beauté de son architecture et son ordonnance heureuse. Et Jouder fut enchanté en regardant sa façade imposante vraiment, et il s’émerveilla en pensant que tout cela ne lui avait rien coûté. Et il se tourna vers sa mère et lui demanda : « Veux-tu habiter ce palais ? » Elle répondit : « Je veux bien ! » et elle fit des vœux pour lui et appela sur sa tête les bénédictions d’Allah. Alors Jouder frotta le sceau talismanique, et dit au genni qui aussitôt était apparu : « Je t’ordonne de m’amener à l’instant quarante jeunes esclaves blanches bien belles, quarante jeunes négresses bien taillées, quarante jeunes garçons et quarante nègres ! » Il répondit : « Tout cela est à toi ! » Et il s’envola, avec quarante de ses compagnons, pour les contrées de l’Inde, du Sindh et de la Perse ; et à eux tous ils se mirent à enlever toute jeune fille qu’ils trouvaient tout à fait belle et tout jeune garçon tout à fait beau. Et de la sorte ils rassemblèrent quarante de chaque espèce. Après quoi ils choisirent quarante belles négresses et quarante beaux nègres, et transportèrent tout ce lot au palais de Jouder. Et Tonnerre les fit défiler, un par un, devant Jouder qui les trouva tous à sa convenance, et dit : « Il faut maintenant leur donner à chacun et à chacune une robe, tout ce qu’il y a de plus beau…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … donner à chacun et à chacune une robe, tout ce qu’il y a de plus beau ! » Il répondit : « Voici ! » Il dit : « Il faut encore apporter une robe pour ma mère et une robe pour moi ! » Et Tonnerre apporta le tout, et habilla lui-même les jeunes esclaves blanches et noires, en leur disant : « Allez maintenant baiser la main de votre maîtresse, la mère de votre maître ! Et suivez bien les ordres qu’elle vous donnera, et suivez-la avec vos yeux, ô blanches et noires ! » Puis le genni Tonnerre alla également habiller les jeunes garçons et les nègres, et les envoya baiser la main de Jouder. Ensuite il habilla Salem et Salim, avec un soin tout particulier. Et quand tout le monde fut habillé, Jouder parut semblable, en vérité, à un roi et ses frères semblables à des vizirs.

Comme le palais était très vaste, Jouder fit habiter dans l’une des ailes son frère Salem et ses serviteurs et ses femmes, et dans une autre aile son frère Salim avec ses serviteurs et ses femmes. Quant à lui, il habita avec sa mère dans le corps même du palais. Et chacun d’eux était à sa place respective exactement comme un sultan. Et voilà pour eux !

Quant au roi ! Lorsque le chef-trésorier vint le matin pour prendre de l’armoire du Trésor quelques objets dont il avait besoin pour le roi, il l’ouvrit et n’y trouva plus rien ! Et c’était bien à cette armoire que pouvait s’appliquer ce dire du poète :

Ce vieux tronc d’arbre était riche et beau de sa ruche d’abeilles sonores et de ses rayons de miel doré ; mais lorsque s’envola l’essaim d’abeilles et disparut la ruche, ce ne fut plus qu’un vieux creux plein de vide !

Et le chef-trésorier, à cette vue, poussa un grand cri et tomba sans connaissance. Et lorsqu’il revint à lui, il se précipita, les bras levés, hors de la chambre du Trésor et courut trouver le roi Schams Al-Daoula auquel il dit : « Ô émir des Croyants, je viens t’informer que le Trésor a été vidé cette nuit ! » Et le roi s’écria : « Ô misérable ! qu’as-tu fait des richesses contenues dans mon Trésor ? » Il répondit : « Par Allah ! je n’en ai rien fait ! Et je ne sais ce qu’elles sont devenues, ni comment le Trésor a été vidé ! Hier au soir encore, selon mon habitude, j’ai contrôlé le Trésor et je l’ai trouvé rempli ; et ce matin je l’ai visité et l’ai trouvé vide, sans rien dedans ! Pourtant les portes n’ont point été forcées et je les ai trouvées fermées sans traces de perforation ou de brisure, avec les cadenas intacts et les serrures fermées ! Ce n’est donc point un voleur qui a vidé le Trésor ! » Le roi demanda : « Et les deux sacs ont-ils également disparu ? » Il répondit : « Oui ! » À ces paroles, la raison du roi s’envola de sa tête ; et il se leva sur ses pieds, et cria au chef-trésorier : « Marche devant moi ! » Et le trésorier se dirigea vers le Trésor ; et le roi le suivit et arriva au Trésor qu’il trouva, en effet, complètement vide à l’intérieur et intact au dehors ; et le roi fut stupéfait et anéanti, et dit : « Voici que l’on a pillé mon Trésor sans craindre ma puissance et ma colère ! » Et il fut courroucé d’un grand courroux et alla à l’instant assembler son Diwân ; et les émirs et les grands de la cour entrèrent dans le Diwân et chacun d’eux se demandait avec effroi s’il n’était pas la cause du courroux du roi ! Mais le roi leur dit : « Ô vous tous, sachez que mon Trésor a été pillé cette nuit ; et je ne sais quel est celui qui a commis cette action, en me faisant un tel affront et m’outrageant d’un tel outrage, sans redouter ma colère ! » Et tous demandèrent : « Mais comment cela ? » Le roi répondit : « Vous n’avez qu’à interroger le chef-trésorier qui est devant vous ! » Et ils l’interrogèrent et il leur dit : « Hier encore le Trésor était plein, et aujourd’hui je l’ai visité et l’ai trouvé vide, sans plus rien dedans, et au dehors sans perforation ni brisure de porte ! » Et tous furent prodigieusement étonnés et, ne sachant que répondre, ils baissèrent la tête devant les regards fulgurants du roi et gardèrent le silence. Mais au même moment entra l’archer qui avait autrefois dénoncé au roi Salem et Salim, et il dit : « Ô roi du temps, j’ai passé toute cette nuit sans dormir, tant j’y ai vu de choses extraordinaires ! » Et le roi demanda : « Et qu’as-tu donc vu ? » Il dit : « Sache, ô roi du temps, que j’ai passé toute cette nuit à me distraire et à m’amuser agréablement en regardant des maçons en train de bâtir et de manœuvrer marteaux, truelles et tous autres instruments. Et, au lever du jour, j’ai aperçu à cet endroit-là un magnifique palais entièrement achevé et qui n’a point son égal dans le monde. Moi alors j’allai aux renseignements, et l’on me renseigna, disant : « C’est Jouder fils d’Omar qui est revenu de voyage et a bâti ce palais ! Et il a amené avec lui de nombreux esclaves et beaucoup de jeunes garçons ! Et il est chargé de richesses et comblé de biens ! Et il a délivré ses frères du cachot ! Et il est maintenant assis dans son palais comme un sultan ! »

À ces paroles du kawas, le roi dit : « Qu’on aille tout de suite voir au cachot ! » Et l’on alla voir au cachot et l’on revint annoncer au roi que Salem et Salim n’étaient plus là ! Alors le roi s’écria : « Je tiens le voleur ! Celui qui a tiré de prison Salem et Salim, est celui-là même qui a volé mon trésor ! » Et le grand-vizir demanda : « Qui donc est-il ? » Il répondit : « C’est Jouder, leur frère ! Et c’est lui qui a également volé les deux sacs ! Mais, ô mon vizir, tu vas à l’instant envoyer contre eux tous un émir avec cinquante guerriers qui vont les saisir et, après avoir mis les scellés sur tous leurs biens, me les conduire ici pour que je les pende…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGT-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

« … me les conduire ici pour que je les pende ! » Et il augmenta encore en courroux et cria : « Oui ! et qu’on aille vite me les chercher ! car je veux les tuer ! » Le grand-vizir répondit : « Ô roi, sois clément et indulgent, car Allah est clément et ne se presse pas de punir son esclave en faute et révolté ! Et puis ! L’homme qui a pu bâtir un palais en l’espace d’une nuit, ne doit vraiment avoir rien à redouter de personne au monde ! Et moi j’ai bien peur pour l’émir qui sera envoyé, et je crains pour lui le ressentiment de Jouder ! Patiente donc jusqu’à ce que je trouve pour toi le meilleur moyen d’arriver à connaître la vérité sur cette affaire ; et alors seulement tu pourras, sans inconvénients, réaliser ce que tu as résolu de réaliser ! » Et le roi répondit : « Alors, ô mon vizir, avise-moi de ce que j’ai à faire ! » Il dit : « Dépêche vers lui un émir pour l’inviter à venir au palais. Et moi alors je saurai comment le prendre, je lui montrerai beaucoup d’amitié et je le questionnerai habilement sur ce qu’il fait et ne fait pas ! Et alors nous verrons ! Si vraiment sa puissance est grande, nous le prendrons par la ruse ; mais si son pouvoir est faible, nous le prendrons par la force ; et nous te le livrerons. Et tu en feras ce que tu voudras ! » Le roi dit : « Qu’on l’invite ! » Et le grand-vizir donna à un émir appelé l’émir Othman l’ordre d’aller chercher Jouder et de l’inviter en lui disant ; « Le roi désire te voir chez lui au nombre de ses hôtes aujourd’hui ! » Et le roi lui-même ajouta : « Et surtout ne reviens pas sans lui ! »

Or, cet émir Othman était un homme sot, orgueilleux et infatué de lui-même. En arrivant devant la porte du palais il aperçut un eunuque assis au seuil sur une belle chaise de bambou. Et il s’avança vers lui ; mais l’eunuque ne se leva point pour lui et ne se dérangea point, tout comme s’il ne le voyait pas. Et pourtant l’émir Othman était bien visible, et avait avec lui cinquante hommes bien visibles ! Il s’approcha tout de même et lui demanda : « Ô esclave, où est ton maître ? » Il répondit : « Dans le palais ! » sans même tourner la tête, et sans se départir de son air indifférent et de sa posture nonchalante. Alors l’émir Othman fut bien courroucé et lui cria : « Ô calamiteux eunuque de poix ! N’as-tu pas honte de rester, pendant que je te parle, étendu là dans une pose nonchalante comme un crapuleux garçon ? » L’eunuque répondit : « Va-t’en ! Et ne dis pas un mot de plus ! » À ces paroles, l’émir Othman fut à la limite de l’indignation et, brandissant sa masse d’armes, voulut en frapper l’eunuque. Or, il ne savait pas que cet eunuque n’était autre que l’éfrit du sceau, Tonnerre-Tonitruant, qui avait été chargé par Jouder de remplir l’office de portier du palais. Aussi quand le prétendu eunuque eut vu le mouvement de l’émir Othman, il se leva en le regardant avec un œil seulement, pendant que l’autre œil était fermé, lui souffla au visage et, de ce souffle, le renversa sur le sol. Puis il lui enleva des mains la masse d’armes, et lui en asséna quatre coups, sans plus !

À cette vue, les cinquante guerriers de l’émir furent indignés et, ne pouvant supporter l’affront infligé à leur chef, tirèrent leurs glaives et se précipitèrent sur l’eunuque pour le massacrer. Mais l’eunuque sourit avec calme et leur dit : « Ah ! vous tirez vos glaives, ô chiens ! Attendez un peu ! » Et il en saisit quelques-uns et leur plongea dans le ventre leurs propres glaives, et les noya dans leur propre sang ! Et il continua à les mettre en pièces, tellement que les autres, pris d’épouvante, s’enfuirent et ne s’arrêtèrent, avec leur émir en tête, que devant le roi, tandis que Tonnerre venait reprendre sur la chaise sa pose nonchalante.

Lorsque le roi eut appris de l’émir Othman ce qui venait de se passer, il fut à la limite de la fureur, et dit : « Que cent guerriers aillent contre cet eunuque ! » Et les cent guerriers, arrivés devant la porte du palais, furent reçus par l’eunuque à coups de masse d’arme, et étrillés et mis en fuite en un clin d’œil. Et ils revinrent dire au roi : « Nous avons été dispersés et terrifiés par lui ! » Et le roi dit : « Que deux cents descendent contre lui ! » Et les deux cents descendirent et furent taillés en pièces par l’eunuque. Alors le roi cria à son grand-vizir : « Tu vas maintenant toi-même descendre contre lui avec cinq cents guerriers et le traîner devant moi à l’instant ! Et tu m’amèneras également son maître Jouder avec ses deux frères ! » Mais le grand-vizir répondit : « Ô roi du temps, je préfère ne prendre avec moi aucun guerrier, et aller plutôt tout seul le trouver, sans armes ! » Le roi dit : « Va ! et fais ce qui te semblera le plus convenable ! »

Alors le grand-vizir jeta ses armes loin de lui et se vêtit d’une longue robe blanche ; puis il prit à la main un grand chapelet et se dirigea lentement vers la porte du palais de Jouder en égrenant le chapelet. Et il vit l’eunuque en question assis sur la chaise, et il s’approcha de lui en souriant, s’assit par terre en face de lui, avec beaucoup de politesse, et lui dit : « Le salam sur vous ! » Il répondit : « Et sur toi le salam, ô être humain ! Que désires-tu ? » Lorsque le grand-vizir eut entendu ce mot « être humain », il comprit que l’eunuque était un d’entre les genn, et il trembla d’épouvante. Puis il demanda humblement : « Ton maître, le seigneur Jouder, serait-il ici ? » Il répondit : « Oui, il est dans le palais ! » Il reprit : « Ya sidi, je te prie d’aller le trouver et de lui dire : « Ya sidi, le roi Schams Al-Daoula t’invite à te rendre auprès de lui, car il donne un festin en ton honneur. Et c’est lui-même qui te transmet le salam et te prie d’honorer sa demeure en acceptant son hospitalité ! » Tonnerre répondit : « Attends-moi ici que j’aille lui demander son bon plaisir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGT-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … Attends-moi ici que j’aille lui demander son bon plaisir ! » Et le grand-vizir attendit, dans une attitude très polie, tandis que le mared allait trouver Jouder auquel il dit : « Sache, ya sidi, que le roi t’avait d’abord envoyé un émir bien fort que j’ai battu ; et il avait avec lui cinquante guerriers que j’ai défaits ! Puis il a envoyé contre moi cent guerriers que j’ai battus, puis deux cents que j’ai défaits et mis en fuite. Alors il a envoyé son grand-vizir, sans armes et vêtu de blanc, pour t’inviter à manger des mets de son hospitalité ! Qu’en dis-tu ? » Il répondit : « Va et m’amène ici le grand-vizir ! » Et Tonnerre descendit lui dire : « Ô vizir, viens parler à mon maître ! » Il répondit : « Sur la tête ! » Et il monta au palais, et entra dans la salle de réception où il vit Jouder, plus imposant que les rois, assis sur un trône dont nul sultan ne pouvait posséder l’égal, avec, étendu à ses pieds, un tapis splendide tout à fait. Et il fut stupéfait et resta ahuri et ébahi et ébloui de la beauté du palais, de ses ornementations, de sa décoration, de ses sculptures et de ses meubles ; et il se vit, par comparaison, moindre qu’un mendiant à côté de si belles choses et en face du maître du lieu. Aussi il s’inclina et embrassa la terre entre ses mains et fit des vœux pour sa prospérité. Et Jouder lui demanda : « Quelle demande veux-tu me faire, ô vizir ? » Il répondit : « Ô mon seigneur, ton ami le roi Schams Al-Daoula te transmet le salam ! Il désire ardemment se réjouir les yeux de ton visage ; et, dans ce but, il donne un festin en ton honneur ! Voudrais-tu donc accepter pour lui faire plaisir ? » Jouder répondit : « Du moment qu’il est mon ami, va lui transmettre mon salam et dis-lui qu’il vienne plutôt lui-même chez moi ! » Le vizir dit : « Sur la tête ! » Alors Jouder frotta le chaton du sceau ; et, Tonnerre ayant paru devant lui, il lui dit : « Apporte-moi une robe tout ce qu’il y a de plus beau ! » Et, Tonnerre ayant apporté la robe, Jouder dit au vizir : « C’est pour toi, à vizir ! Revêts-la ! » Et, le vizir ayant revêtu la robe, Jouder lui dit : « Va dire au roi ce que tu as entendu et vu ! » Et le vizir descendit, revêtu de cette robe dont nul au monde n’avait revêtu la pareille, et alla trouver le roi, le mit au courant de la situation de Jouder, lui fit une louangeuse description du palais et de son contenu, et lui dit : « Jouder t’invite ! » Le roi dit : « Allons, ô soldats ! » Et tous se levèrent sur leurs pieds ; et il leur dit : « Montez sur vos chevaux ! Et qu’on m’amène mon coursier de bataille pour que j’aille voir Jouder ! » Puis il monta à cheval et, suivi de tous ses gardes et soldats, il se dirigea vers le palais de Jouder.

Lorsque Jouder vit de loin arriver le roi avec sa suite, il dit à l’éfrit du sceau : « Je désire que tu m’amènes de tes compagnons les éfrits afin que, sous l’aspect d’êtres humains, ils fassent la haie dans la grande cour du palais sur le passage du roi. Et le roi, qui verra leur nombre et leur qualité, en sera terrifié et épouvanté, et son cœur en frémira. Et alors il saura que ma puissance dépasse la sienne ; et il en fera son profit ! » Et, à l’instant, l’éfrit Tonnerre convoqua et fit paraître deux cents éfrits sous l’aspect de gardes armés et revêtus de riches armures, et bien terribles et de taille énorme. Et le roi entra dans la cour et passa entre les deux rangs de soldats ; et en voyant leur aspect terrible, il sentit frémir son cœur. Puis il monta au palais et entra dans la salle où se trouvait Jouder ; et il le trouva assis avec une allure et un air que vraiment n’avaient jamais eus ni roi ni sultan ! Et il lui jeta le salam et s’inclina entre ses mains et formula ses souhaits, sans que Jouder se levât en son honneur ou lui montrât des égards ou l’invitât à s’asseoir, au contraire ! Il le laissa debout, pour ainsi se faire valoir, si bien que le roi perdit toute contenance et ne sut plus s’il devait rester là ou s’en aller. Et Jouder, au bout d’un certain temps, lui dit enfin : « En vérité, est-ce là une façon de se conduire que d’opprimer, comme tu l’as fait, les gens sans défense et que de les dépouiller de leurs biens ? » Il répondit : « Ô mon seigneur, daigne m’excuser ! C’est par la convoitise et l’ambition que j’ai été poussé à agir de la sorte, et aussi parce que c’était ma destinée ! Et d’ailleurs sans la faute il n’y aurait point de pardon ! » Et il continua à s’excuser de tout ce qu’il avait pu commettre par le passé, et à le supplier pour l’indulgence et le pardon ; et même, entre autres excuses, il lui récita ces vers :

« Ô toi, caractère généreux, enfant issu d’illustres ancêtres et d’une noble race, ne me reproche pas ce que j’ai pu commettre à ton égard dans le passé !

« De même que nous serions prêt à te pardonner si tu étais coupable de quelque méfait, de même, si nous sommes coupables, pardonne-nous. »

Et il ne cessa de s’humilier de la sorte entre les mains de Jouder, jusqu’à ce que Jouder lui eût dit : « Qu’Allah te pardonne ! » et lui eût permis de s’asseoir ; et il s’assit. Alors Jouder l’investit de la robe de la sauvegarde, et donna l’ordre à ses frères de tendre la nappe et de servir des mets extraordinaires et nombreux. Et, après le repas, il donna de beaux vêtements à tous les gens de la suite du roi, et les traita avec égards et générosité. Alors seulement le roi prit congé de Jouder et sortit du palais ; mais ce fut pour y retourner tous les jours passer tout son temps avec Jouder ; et même ce fut chez lui qu’il assemblait son Diwân et présidait aux affaires du royaume. Et l’amitié et la camaraderie entre eux deux ne fit que s’accroître et se consolider. Et ils vécurent de la sorte un certain temps.

Mais un jour le roi, se trouvant seul avec son grand-vizir, lui dit : « Ô vizir, moi j’ai bien peur que Jouder ne me tue et ne me dépouille de mon trône…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ô vizir, moi j’ai bien peur que Jouder ne me tue et ne me dépouille de mon trône ! » Le vizir répondit : « Ô roi du temps, pour ce qui est de ton trône, ne crains point que Jouder t’en dépouille ! Car la puissance et l’opulence de Jouder sont de beaucoup plus considérables que celles du roi ! Que veux-tu donc qu’il fasse de ton trône ? D’ailleurs ton trône ne serait pour lui qu’un signe de déchéance, dans l’état où il se trouve ! Mais pour ce qui est de te tuer, si vraiment tu redoutes la chose, tu as une fille ! Tu n’aurais donc qu’à la lui donner en mariage, et tu partagerais de la sorte avec lui la puissance suprême ; et vous seriez tous deux dans les mêmes conditions ! » Il répondit : « Ô vizir, toi, sois l’intermédiaire entre moi et lui ! » Il dit : « Pour cela tu n’as qu’à l’inviter chez toi ; et nous passerons la soirée dans la grande salle du palais. Alors tu ordonneras à ta fille de s’orner de ses plus beaux ornements et de passer comme un éclair devant la porte de la salle. Et Jouder l’apercevra ; et comme sa curiosité en sera très excitée et que son esprit travaillera au sujet de la princesse entrevue, il en deviendra éperdument amoureux ; et il me demandera qui elle est. Alors moi je me pencherai mystérieusement vers lui et je lui dirai : « C’est la fille du roi ! » Et je me mettrai à converser avec lui à ce sujet et à prendre et à laisser des paroles et à entrer et sortir dans les paroles avec lui, sans qu’il sache que tu es au courant, jusqu’à ce que je l’aie décidé à venir te la demander en mariage ! Et lorsque tu l’auras ainsi marié avec la jeune fille, votre accord à tous deux désormais sera chose certaine ; et à sa mort tu hériteras de la majeure partie de ce qu’il possède ! » Et le roi répondit : « Tu dis vrai, ô vizir ! » Et il donna le festin et invita Jouder qui se rendit au palais, et s’assit dans la grande salle, au milieu de la gaieté et de la bonne chère, jusqu’à la fin de la journée.

Or, le roi avait envoyé dire à son épouse de parer la jeune fille de ses plus belles parures et de l’orner de ses plus beaux ornements, et de la faire passer rapidement devant la porte de la salle du festin. Et la mère de la jeune fille fit ce qu’il lui avait été ordonné de faire. Aussi lorsque la jeune fille eut passé comme un éclair devant la salle du festin, belle et parée et brillante et merveilleuse, Jouder l’aperçut et poussa un cri d’admiration et un profond soupir, et fit : « Ah ! » Et ses membres se relâchèrent, et il devint jaune de teint ! Et l’amour et la passion et le désir et l’ardeur entrèrent en lui et le dominèrent. Alors le vizir lui dit : « Loin de toi toute peine et tout mal, mon seigneur ! Pourquoi te vois-je subitement changé et souffrant et endolori ? » Il répondit : « Ô vizir, cette jeune fille ! De qui est-elle la fille ? Elle m’a asservi et m’a ravi la raison ! » Il répondit : « Elle est la fille de ton ami le roi ! Si vraiment elle te plaît, moi je parlerai au roi pour qu’il te la donne en mariage ! » Il dit : « Ô vizir, parle-lui ! Et moi, par ma vie, je te donnerai tout ce que tu me demanderas ! Et je donnerai au roi tout ce qu’il me réclamera comme dot de sa fille ! Et nous serons des amis et des parents par alliance ! » Le vizir répondit : « Je vais employer toute mon influence pour t’obtenir ce que tu souhaites ! » Et il parla au roi en secret et lui dit : « Ô roi Schams Al-Daoula, voici que ton ami Jouder désire se rapprocher de toi par l’alliance ! Et il s’est recommandé à moi pour que je te parle afin que tu lui accordes en mariage ta fille El-Sett Asia ! Ne me repousse donc point et accepte mon intercession ! Et tout ce que tu demanderas comme dot pour ta fille, Jouder te le paiera ! » Le roi répondit : « La dot est déjà toute payée et reçue ! Et la fille est une esclave à son service ! Je la lui donne comme épouse ; et en l’acceptant de moi il me fait le plus grand honneur ! » Et ils passèrent cette nuit-là sans rien préciser davantage.

Mais le lendemain matin, le roi réunit son Diwân, et y convoqua les grands et les petits, les maîtres et les serviteurs ; et il fit venir le cheikh al-Islam, pour la circonstance. Et Jouder posa sa demande de mariage et le roi l’accepta et dit : « Quant à la dot, je l’ai reçue ! » Et on écrivit le contrat.

Alors Jouder fit apporter le sac des joyaux et des pierreries, et en fit présent au roi comme dot de sa fille. Et aussitôt résonnèrent les timbales et les tambours, et jouèrent les flûtes et les clarinettes, et la fête et la noce furent en leur plein, cependant que Jouder pénétrait dans la chambre nuptiale et possédait la jeune fille.

Et Jouder et le roi vécurent ensemble étroitement unis, durant des jours nombreux. Après quoi, le roi mourut.

Alors les troupes se mirent à demander Jouder pour le sultanat, et, comme il se refusait, ils continuèrent à l’importuner jusqu’à ce qu’il eût accepté. Et ils le nommèrent sultan.

Or, le premier acte de Jouder, comme sultan, fut d’ériger une mosquée sur la tombe du roi Schams Al-Daoula ; et il y attacha de riches donations ; et il choisit, comme emplacement de cette mosquée, le quartier des Boundoukaniya, alors que son palais à lui s’élevait dans le quartier des Yamaniya. Et depuis lors le quartier de la mosquée et la mosquée elle-même prirent le nom de Jouderiya.

Le sultan Jouder s’empressa ensuite de nommer vizirs ses deux frères, Salem comme vizir de Sa Droite, et Salim comme vizir de Sa Gauche. Et ils vécurent de la sorte, en paix, une seule année, pas davantage.

Au bout de ce temps, Salem dit à Salim : « Ô mon frère, jusques à quand…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Au bout de ce temps, Salem dit à Salim : « Ô mon frère, jusques à quand allons-nous rester en cet état ? Passerons-nous toute notre vie comme serviteurs de Jouder, sans à notre tour jouir de l’autorité et de la félicité tant que Jouder est vivant ? » Salim répondit : « Comment pourrions-nous faire pour le tuer et lui enlever le sceau et le sac ? Toi seul pourrais combiner quelque stratagème pour arriver à le tuer, car tu es plus expérimenté et plus intelligent que moi ! » Salem dit : « Si je combinais le stratagème de sa mort, toi, accepterais-tu que je devinsse sultan, avec toi comme vizir de Ma Droite ? Et moi j’aurais ainsi le sceau et toi le sac ! » Il dit : « J’accepte ! » Et ils furent d’accord sur l’assassinat de Jouder, pour arriver au souverain pouvoir et jouir en rois des biens de ce monde.

Lorsqu’ils eurent combiné le stratagème, ils allèrent trouver Jouder et lui dirent : « Ô notre frère, nous voudrions bien que tu acceptasses de venir ce soir nous faire le plaisir de goûter à notre nappe, depuis le temps que nous ne t’avons plus vu franchir le seuil de notre hospitalité ! » Il dit : « Ne vous tourmentez plus ! Chez lequel de vous deux dois-je me rendre pour l’invitation ? » Salem répondit : « Chez moi d’abord ! Et lorsque tu auras goûté aux mets de mon hospitalité, tu te rendras à l’invitation de mon frère ! » Il répondit : « Il n’y a point d’inconvénient. » Et il se rendit avec Salem dans l’aile du palais qu’il habitait.

Or, il ne savait pas ce qui l’attendait ! car à peine avait-il pris la première bouchée du festin, qu’il tomba tout entier en petites miettes, les chairs d’un côté et les os de l’autre ! Le poison avait produit son effet.

Alors Salem se leva et voulut lui arracher le sceau du doigt ; mais comme le sceau ne voulait point sortir, il coupa le doigt avec un couteau. Il prit alors le sceau et en frotta le chaton. Aussitôt apparut l’éfrit Tonnerre-Tonitruant, le serviteur du sceau, qui dit : « Me voici ! Demande et tu obtiendras ! » Salem lui dit : « Je t’ordonne de te saisir de mon frère Salim et de le tuer. Puis tu l’enlèveras et tu enlèveras Jouder, qui est là sans vie, et tu iras jeter les deux corps, celui de l’empoisonné et celui de l’assassiné, devant les chefs principaux des troupes ! » Et aussitôt l’éfrit Tonnerre, qui obéissait à tous ordres donnés par n’importe quel possesseur du sceau, alla prendre Salim et le tua ; puis il enleva les deux corps sans vie et alla les jeter devant les chefs des troupes, qui précisément étaient réunis pour le repas, dans la salle des repas !

Lorsque les chefs des troupes virent les corps sans vie de Jouder et de Salim, ils cessèrent de manger et levèrent leurs bras en l’air, épouvantés et tremblants, et demandèrent au mared : « Qui a commis cela sur la personne du roi et du vizir ? » Il répondit : « Leur frère Salem ! » Et, au même moment, Salem fit son entrée et leur dit : « Ô chefs de mes troupes, et vous tous, mes soldats, mangez et soyez contents ! Je suis devenu le maître de ce sceau que j’ai enlevé à mon frère Jouder. Et ce mared-ci, qui est devant vous, est le mared Tonnerre-Tonitruant, serviteur du sceau. Et c’est moi qui lui ai ordonné de mettre à mort mon frère Salim, pour n’avoir point de compétiteur au trône ! D’ailleurs c’était un traître, et j’avais à craindre qu’il ne me trahît ! De plus, comme Jouder est mort, je reste le seul sultan ! Voulez-vous donc m’accepter pour roi, ou bien voulez-vous que je frotte le sceau et que je vous fasse tuer par l’éfrit, les grands et les petits, tous jusqu’au dernier ? »

À ces paroles, les chefs des troupes, saisis d’une grande crainte, n’osèrent protester et répondirent : « Nous t’acceptons pour roi et sultan ! »

Alors Salem ordonna que l’on fît les funérailles de ses frères. Puis il convoqua le Diwân, et lorsque tout le monde fut de retour des funérailles, il s’assit sur le trône ; et il reçut en roi les hommages de tous ses sujets. Après quoi il dit : « Maintenant je veux écrire mon contrat sur l’épouse de mon frère ! » On lui répondit : « Il n’y a pas d’inconvénient. Mais il faut attendre que les quatre mois et dix jours du veuvage soient écoulés ! » Il répondit : « Moi je ne connais pas ces formalités-là, ni autres choses semblables ! Par la vie de ma tête ! il me faut entrer cette nuit même sur l’épouse de mon frère ! » On fut alors obligé d’écrire le contrat du mariage, et l’on alla prévenir de la chose l’épouse de Jouder, El-Sett Asia, qui répondit : « Qu’il vienne…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… et l’on alla prévenir de la chose l’épouse de Jouder, El-Sett Asia qui répondit : « Qu’il vienne ! » Et Salem, à la tombée de la nuit, pénétra chez l’épouse de Jouder, qui le reçut avec les démonstrations de la joie la plus vive et avec les souhaits de bienvenue. Et elle lui offrit, comme rafraîchissement, une coupe de sorbet qu’il but, mais pour aussitôt tomber en miettes, corps sans âme. Et telle fut sa mort.

Alors El-Sett Asia prit le sceau magique et le cassa en morceaux, pour que personne désormais n’en fît un coupable usage, et coupa en deux le sac enchanté, rompant ainsi le charme qu’il possédait.

Après quoi elle envoya prévenir le cheikh al-Islam de tout ce qui s’était passé, et aviser les principaux du royaume d’avoir à élire un nouveau roi, en leur disant : « Choisissez, pour vous gouverner, un nouveau sultan ! »

— Et voilà, continua Schahrazade, tout ce que je sais de l’histoire de Jouder, de ses frères, et du sac et du sceau enchantés ! Mais je sais également, ô Roi fortuné, une histoire étonnante qui s’appelle…